Les GSM, nos journaux intimes dans le salon

L’analyse sociologique de notre questionnaire

Laura Merla est sociologue spécialiste de la famille à l’UCLouvain. Médor lui a envoyé les résultats du questionnaire sur l’usage du GSM entre parents et ados. Elle l’a lu. Puis on a discuté.

1 104 répondants, c’est « un joli nombre de répondants » avance Laura Merla. Puisque les réponses proviennent d’« un groupe assez homogène, cela solidifie l’analyse des données pour ce groupe précis ». En gros : on peut tirer des conclusions plutôt solides, mais uniquement à propos d’une partie de la population, à savoir la classe moyenne supérieure.

Ceci étant dit, voici les 10 points qui nous ont sauté aux yeux.

1- Le GSM, c’est un journal intime

Laura Merla : « Les ados vous qui disent qu’ils ne veulent pas qu’on vienne voir dans leur téléphone (77 % d’entre eux) : cela montre bien que le GSM n’est pas juste un moyen de communication. Le smartphone c’est un petit journal intime. Les psychologues appellent ça un objet transitionnel : un objet qu’on a toujours besoin d’avoir avec soi, qui rassure par sa présence. C’est un mini univers personnel qui contient des choses que l’enfant considère comme faisant partie de lui, relèvent de la sphère privée. Même s’il poste des choses sur des réseaux publics, il va considérer que cela fait partie de son univers personnel. C’est un endroit où il se confie, teste des limites, se renseigne sur des sujets intimes. »

2- On a posé nos vies privées sur la table du salon

LM : « Le téléphone c’est une fenêtre sur nos vies privées, mais qui est aussi dans l’espace public. À la maison, on ne garde pas son téléphone dans sa poche. On le pose sur une table, et si une notification s’affiche, celui qui passe jette un œil sur l’écran et peut la voir (plus d’un ado sur deux a déjà appris des choses sur ses parents "sans le faire exprès", via ces notifs par exemple, NDLR). Cela nous amène à renégocier les frontières de l’intime et de la vie privée. On sait qu’on expose avec cet objet une partie de notre vie privée. Donc oui, la technologie nous prive d’une vie privée dans l’espace familial car beaucoup de choses peuvent être vues, mais dans le même temps les technologies proposent des solutions pour éviter les fuites. Il existe beaucoup de possibilités, comme la simple désactivation des notifications quand l’écran est verrouillé. »

3- Les parents contrôlent, puis lâchent la bride

LM : « Il ressort clairement que les parents sont plus attentifs avec les plus jeunes qu’avec les plus âgés. Il y a l’idée d’une mise à l’étrier. Chez les plus jeunes, on contrôle, on interdit davantage, puis vers 14-15 ans, la pression se relâche quand on estime qu’ils ont compris les règles de fonctionnement. Et même dans le cas des parents qui donnent le premier GSM plus tard que les autres, à 14 ans par exemple, on constate la même chose. Ils mettent moins de règles. »


4- Les ados mentent (et c’est normal)

LM : « C’est important que vous disiez aux parents, pour qu’ils se rendent comptent, que les enfants ont des tactiques d’évasion. Qu’ils sont quand même 32 % à avoir plusieurs profils, 20 % à avoir un autre téléphone caché des parents. Ils ont été vachement honnêtes là pour le coup (rires). Les ados se construisent en se détachant progressivement des parents. Cela se fait aussi en rejetant les parents vers l’extérieur. C’est leur façon de cultiver leur propre sphère privée pour pouvoir se construire en tant qu’individu autonome. »

5- L’ado partage son GSM avec ses potes (et c’est normal aussi)

LM : « À l’adolescence, on met ses parents à distance, mais on se rapproche du groupe de pairs (58 % des ados donnent accès à leur GSM à au moins un ou une amie, NDLR). C’est une période où les amitiés peuvent être très fusionnelles, peut-être un peu plus du côté des filles d’ailleurs. On est les meilleurs amis du monde et donc on partage tout. Y compris le code du smartphone. Il peut aussi y avoir une pression de groupe. Si tu ne veux pas me donner ton code, tu n’es pas vraiment ma copine. C’est un âge compliqué, car c’est aussi l’âge des clans, des rivalités, des allégeances, des conflits de loyauté entre amis. Mais que se passe-t-il quand l’amitié s’achève et que l’autre a les codes pour partager et publier ? Le retour d’élastique peut être cinglant. »

6- Les filles sont plus exposées…

LM : « Dans votre questionnaire, les filles publient plus de vidéos d’elles que les garçons. C’est lié à la manière dont elles utilisent les réseaux sociaux et la façon dont les réseaux sociaux sont construits de façon genrée. Des études confirment que de manière générale, les filles investissent davantage leur représentation que les garçons. Elles utilisent davantage les app’avec mises en scène du corps comme Snap ou TikTok. Les garçons eux sont davantage sur Twitch ou Discord. Ils jouent à des jeux en ligne avec des avatars. Ils ne s’exposent pas. Les filles sont très vite jugées. Ça peut être violent. Elle doivent être constamment dans le rapport de validation/invalidation de leur physique. Alors que les garçons s’y exposent moins. »

7-… et les parents sont plus flippés pour elles ?

LM : « Vous observez que les parents disent ne pas faire de différence entre garçons et filles, alors qu’on voit des différence de contrôle (plus de contrôle pour les filles, comme la géolocalisation, NDLR). Il faut être prudent dans l’interprétation de vos données concernant le genre. On a ici une photo, mais on ne peut pas imputer avec certitude au genre la raison des différences observées. Cependant, on peut par exemple faire le parallèle avec une enquête que nous avions menée, et qui montrait que ce que les parents interdisaient le plus aux filles c’était d’aller sur les plateformes de jeux multijoueurs en ligne. Cela renvoie à cette crainte, ancrée dans le patriarcat, de la place des femmes dans l’espace public. On voit l’espace public comme un danger pour les enfants, et avant tout pour les filles. On a tous en tête ces images de jeunes filles nues sur photo, ces pratiques de revenge porn, cela participe de la même logique : la peur que les filles s’exposent de façon inappropriée ou s’exposent à une violence dirigée contre elles. Cela renvoie aussi à la crainte du prédateur qui se cache derrière les réseaux sociaux. Peut-être qu’en partageant son agenda, en demandant un partage de localisation, en allant voir sur snapchat ce qu’elle fait, c’est une manière indirecte pour le parent de pouvoir contrôler son enfant pour répondre à cette crainte. »

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Sarah Fabre. CC BY-NC-ND

8- Vite posté, vite oublié

« L’adolescence est une période de mise en scène de soi. On se construit, on se cherche un style, une personnalité, qui doit être originale mais acceptée par les pairs. Les outils numériques ne révolutionnent pas la construction de l’ado, ils lui offrent une nouvelle scène. Les jeunes postent énormément de choses, mais ne sont peut-être pas aussi attachés que nous à chaque chose qu’ils postent. On vient de générations où l’on se faisait des albums photos à la fin des vacances. Eux sont moins dans l’idée de conserver. Poster, cela devient une pratique banale et pas nécessairement réfléchie dans la durée. On partage des instantanés de soi. Plutôt que d’écrire, on le met en photo. »

9- Les ados gèrent

LM : « On est avec une génération qui a toujours connu le GSM, qui l’a en main dès 11, 12 ou 13 ans, qui est capable de faire des choses que nous ne maîtrisons pas forcément. Les ados sont socialisés très tôt aux codes liés à ces outils. Et les filles sont particulièrement prudentes sur les réseaux. Elles ont intégré que la sphère publique est potentiellement dangereuse. Elles sont inondées de signaux sur l’harcèlement en ligne, le revenge porn. Les ados sont bombardés de messages, et sont donc relativement bien équipés. À certains égards ils sont plus sensibilisés que nous, y compris via l’école, même s’il y a toujours des dérapages, si le harcèlement en ligne existe. »


10- « Pas touche à mon GSM ? » : Les parents sont coincés

LM : « Plus l’enfant grandit, moins son parent a accès à son téléphone, mais dans le même temps, l’enfant garde toujours un plus grand accès au téléphone de son parent. C’est peut-être le témoignage du phénomène suivant : le parent doit reconnaître une vie privée à son enfant, l’éduquer et lui permettre de se construire une autonomie, mais dans un contexte où les enfants considèrent parfois avoir le droit de se mêler de la vie privée de leurs parents. Votre échantillon appartient à cette catégorie sociale de parents qui poursuit un idéal égalitaire, avec une vision très horizontale des rapports familiaux. On a un modèle normatif de la famille ancrée sur le dialogue, le partage. Cela devient mal venu de s’accrocher à sa vie privée ou de faire de son téléphone un objet tabou qui ne peut être approché par le reste de la famille. Le fait pour un adulte d’envoyer le signal du téléphone comme élément privé, cela peut avoir un parfum sulfureux, ça donne l’idée que la personne a quelque chose à cacher, alors que ce public prône le dialogue et la transparence. »

Retrouvez notre mini-série sur la famille Rienacacher, une fiction basée sur les résultats de notre questionnaire, des entretiens menés avec des parents, des ados et des experts (dont celui de Laura Merla) et nos travaux de recherche.

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