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Statut d’artiste, le mythe (1/2)

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Noémie Béchu. CC BY-NC-ND.

Sans confinement, votre oncle Roger aurait sûrement amené le sujet des « artistes profiteurs » sur la table de Noël. Profiteur ? Médor vous sert les plats et explique le « statut d’artiste », un mois avant le début d’un grand raout interministériel destiné à le transformer.

En zak : une petite clarification

- (Nicolas) Le problème c’est que les gens pensent qu’avoir le statut d’artiste, c’est toucher tranquillement 1400€ par mois de chômage jusqu’à la fin de ta vie, même si tu ne travailles pas. Y a beaucoup à déconstruire dans cet imaginaire là. Et l’empilement de législations successives depuis quarante ans n’aide pas à y voir clair.

- (Médor) En janvier, une conférence interministérielle doit démarrer pour le réformer.

- (Nicolas) Eh bien, il va falloir évaporer quelques mythes tenaces au sujet du statut avant cela.


Nicolas, 33 ans, est chef-monteur de fiction et de documentaires. Il a son statut d’artiste car les astres se sont bien alignés pour lui, au début de sa carrière, et il a obtenu rapidement du travail sur plusieurs films.

Petit à petit, Nicolas a commencé, au contact notamment du travail de l’Atelier des droits sociaux (qui conseille et forme les citoyens au sujet de leurs droits), à se pencher sur cet épineux dossier. Et à comprendre une chose : en fait, le statut d’artiste, ça n’existe pas !

En apéro, la théorie : l’artiste, ce chômeur

Pour comprendre ce qu’on appelle, abusivement, statut d’artiste, il faut passer par la case juridique.
En Belgique, que l’on soit artiste, maçon, infirmier, journaliste ou de n’importe quelle profession, vous ne pouvez qu’être dans deux positions : soit sans emploi, soit occupé par votre activité. Si vous êtes en activité, vous tomberez automatiquement sous l’un des trois statuts prévus par la loi belge : salarié, indépendant ou fonctionnaire.

Aux yeux de la loi, signale une brochure de l’Atelier des droits sociaux, l’artiste ou le technicien du spectacle (cf. encadré) est par défaut considéré comme un salarié sauf s’il « décide d’opter lui-même pour le statut de l’indépendant » (ce qui est rare) ou bien s’il est nommé fonctionnaire (ce qui est beaucoup plus rare). Donc, dans l’immense majorité des cas, un artiste sera employé en tant que salarié.

Mais être artiste n’est pas un métier comme les autres. Certains auront l’occasion d’être embauchés sous contrats de travail fixe, notamment dans des institutions comme la Monnaie ou l’Opéra de Liège qui ont besoin d’artistes ou techniciens du secteur artistique en permanence. Mais quid des autres ? Car dans les faits, un sculpteur n’est jamais employé à temps plein par un musée. Et un musicien ne preste jamais à 4/5ème pour un festival.

Cette intermittence permanente entre phase de travail payée pour une mission définie et création en dehors de tout contrat concerne des milliers d’artistes en Belgique.

Depuis fin 2002, le législateur a pensé à cette intermittence et mis en place un dispositif légal en insérant l’article 1 bis à la loi de 1969 relative à la sécurité sociale des travailleurs salariés. Cet article permet d’assimiler aux salariés les travailleurs qui ne peuvent pas être liés à leur employeur par un contrat de travail, parce qu’il manque une condition essentielle à l’établissement de ce type de contrat. Par exemple : un artiste plasticien n’a pas de lien de subordination avec la personne qui lui commande une œuvre. Mais l’article 1bis lui permet cependant d’être assujetti à la sécurité sociale des salariés, et d’éviter de devenir indépendant.

Quand ils ne travaillent pas, les artistes, ont, comme tous les autres travailleurs, droit à l’assurance chômage.

Conscients d’un a priori qui pèse sur les artistes bénéficiant du chômage (des gens qui seraient payés à ne rien faire pour créer à leur guise de temps en temps), l’Atelier des droits sociaux rappelle que le chômage des techniciens du spectacle ou des artistes est soumis, comme ailleurs, à des conditions et vise à compenser la « perte ou l’absence d’emploi » : « Il ne s’agit pas d’une aide sociale (comme l’aide octroyée sous conditions par les CPAS), [ni] d’une sorte d’aide à la création comme le croient certains et certaines, encore moins d’une reconnaissance sociale des compétences professionnelles. »

Pour l’Office national de l’emploi, un artiste au chômage est un demandeur d’emploi.

Pour avoir droit à l’assurance-chômage, comme tout le monde, l’artiste doit travailler un certain nombre de jours sur une période déterminée (on appelle cela le stage).

S’il a moins de 36 ans, par exemple, il devra avoir fait 312 jours dans les 21 mois avant la demande d’allocations. S’il est plus âgé, cela se calcule sur un nombre de jours et de mois plus élevés (468 jours dans les 33 mois de 36 à 49 ans, par exemple). Un jour de travail n’est validé que si la rémunération est suffisante (aux yeux du salaire mensuel de référence de 1625,72€ brut (62,53€/jour) ou d’une réglementation ou convention collective) et que s’il est effectué dans une institution, profession ou entreprise assujettie à la sécurité sociale.

Si l’artiste ou le technicien est sous contrat classique, le calcul des jours sera simple pour lui et se fera sur base des heures ou jours prestés. S’il est payé à la tâche (cachet), le lien entre salaire et nombre d’heures s’efface. Mais pas l’obligation de demander un salaire de référence correct (1625,72€ brut/mois) ni de cotiser à la sécurité sociale. Comment compter ses jours validés pour avoir droit au chômage ? En divisant la rémunération brute du cachet par le salaire de référence par jour (62,53€).

Si un musicien a fait 8 concerts sur le mois de décembre 2019 (2020, n’en parlons pas…) avec un cachet de 150€, cela lui a rapporté 1200€ de cachets à diviser par 62,53€ : 19 jours de travail. L’artiste ne peut pas avoir plus de 156 jours de travail par trimestre civil via cette règle de calcul (miracle de la vie d’artiste en FWB : cela n’arrive quasiment jamais, sauf pour les plus bankables).

En deuxième apéro, encore la théorie : un chômage qui ne décroit pas dans le temps

Une fois que les jours cumulés arrivent à 312 jours, l’artiste peut donc demander, comme tout travailleur, ses allocations de chômage.

Une fois admis au chômage, l’Onem déterminera quel est le salaire à prendre en compte pour le calcul de l’allocation. Comme tous les autres travailleurs salariés, l’artiste recevra 65 % de ce dernier salaire de référence plafonné. En fin de première année de chômage, il en touchera 60 %.

Alors, finalement, qu’est-ce que ça change d’être artiste pour le calcul du chômage ? Et c’est là qu’intervient le fameusement mal-nommé « statut d’artiste ».

Au bout de la première année de chômage, l’artiste et le technicien du secteur artistique peuvent « neutraliser » la dégressivité de leur chômage et conserver, durant douze mois, 60 % du salaire qui a été pris en compte pour calculer le montant de leur allocation de chômage. Ce salaire est plafonné à 2347€ brut pour un isolé et 2399€ brut pour un cohabitant ou chef de ménage.

Mais ce n’est pas si simple, donc, d’avoir droit à la non-dégressivité. 156 jours de travail sur les 18 mois précédant la fin de cette première année de chômage doivent être prouvés. 104 d’entre eux devront être artistiques ou techniques, selon le métier.

Pour pouvoir renouveler cet avantage chaque année, l’artiste doit prouver trois prestations artistiques qui correspondent à au moins 3 jours de travail sur l’année qui vient de s’écouler. Le technicien doit lui apporter la preuve de trois contrats de travail de très courtes durée qui correspondent à au moins 3 jours minimum sur la même période. L’artiste et le technicien bénéficient donc d’un chômage qui ne décroit plus dans le temps.

Bienvenue à la fin de ce long tunnel théorique. Si vous digérez bien, passez désormais au « nœud du problème ».

Le nœud du problème : un avantage hors d’atteinte (le trou normand, avec les premiers relents de fromage et l’odeur de bûche qui arrive)

Durant notre enquête sur la situation des musiciens en Belgique francophone, ce constat est revenu de façon lancinante : plus qu’un Graal, obtenir le statut d’artiste ressemble plutôt au supplice de Tantale pour l’artiste. Quatre critiques principales sont ressorties des dizaines d’interviews réalisées, et ont été confirmées par des membres d’autres secteurs, comme l’audiovisuel et l’édition.

  1. Des montants au sommet
    Si vous n’avez pas balancé votre calculette lors du plat de résistance, emparez-vous en. Pour avoir droit au chômage l’artiste ou le technicien doit prester 312 jours sur les 21 mois précédents sa demande ou (uniquement pour les artistes), avoir reçu des rémunérations brutes pour 19509,36€ au cours de la même période (312 x un équivalent de 62,53€ bruts par jours).
    Pour Fabian Hidalgo, de Facir (la Fédération des auteurs, compositeurs et interprètes réunis) « le palier du nombre de jours prestés ou son équivalent en montant brut à atteindre pour ouvrir ses droits au chômage (et, donc par la suite au « statut d’artiste », ndlr) est très haut et très difficile à atteindre même pour des artistes qui tournent beaucoup. Je connais énormément d’artistes qui ont dû accepter tous les plans qui leur passaient sous la main (concerts, mais aussi animation en entreprise, mariages, etc) pour cumuler le nombre de prestations nécessaires. Cela ne laisse aucune place à un processus créatif, il faut faire du chiffre. Au risque d’être dégoûté de l’instrument une fois son "statut" obtenu. J’ai en tête l’exemple d’une musicienne qui n’a plus joué pendant 3 mois, complètement lessivée de son marathon des mois précédents. »
    Imaginez : les contrats consultés dans notre enquête font état de cachets entre 550 et 1200€ pour un concert pour 8 personnes (les musiciens et les techniciens). Si on coupe cette poire en huit donc, on obtient des cachets entre 70 et 150€ par personne dans une des grandes salles de la FWB. Côté jazz, on oscillerait entre 50 et 150, disait un témoin. Si on prend la tranche haute, et qu’on dit (ce qui fera pouffer de rire de nombreux musiciens encore plus mal payés) qu’un concert c’est 150€, cela veut dire qu’il faut faire 130 concerts sur 21 mois pour ouvrir ses droits. Soit trois concerts tous les 15 jours. Pendant presque deux ans.
    Cyril Elophe, illustrateur et membre de la fédération ABDIL (Auteur.trice.s de la Bande dessinée et de l’Illustration réuni.e.s) rappelle par ailleurs que le montant de 19560€ de cachet est du salaire brut et qu’il ne prend pas en compte les cotisations patronales. Donc en réalité, l’artiste doit pouvoir facturer en plus environ 30 % de cotisations patronales. L’addition du brut et de ces cotisations représente le montant réel que l’artiste au cachet doit obtenir pour ouvrir ses droits au chômage.
  2. Des secteurs inégaux
    Si le secteur musical ou l’audiovisuel font état d’une précarité importante des artistes, un secteur comme celui de l’édition pose encore plus de bâtons dans les roues à ses chevilles ouvrières que sont les auteurs et illustrateurs.
    Le dessinateur Cyrille Elophe, qui milite activement pour une refonte du statut, témoigne : « En bande dessinée et en illustration on est souvent payé par des avances sur droit d’auteur. Donc tu reçois une enveloppe avant d’écrire ou dessiner ton œuvre et après, lorsqu’elle se vend – si elle se vend – tu touches des droits d’auteurs. Or, le droit d’auteur est assimilé à du revenu du capital (mobilier, ndlr). Avec ces droits d’auteur, on ne cotise pas du tout pour les droits sociaux. De plus, ces montants ne sont pas pris en compte pour atteindre les 19500€ qui ouvrent le droit au chômage, et c’est tout à fait normal. Ce système est à l’avantage des éditeurs, qui n’ont pas de cotisations patronales à payer sur ces droits ».
    Ainsi, un éditeur pourra se contenter (même si rien ne l’y oblige en fait) de verser une avance sur droits de quelques milliers d’euros à un auteur pour un travail qui prendra des mois.
  3. Le statut sans paix
    Avoir le statut ne veut pas dire ne pas être « activable » sur le marché de l’emploi, tous horizons confondus. « Le statut n’étant pas un statut en tant que tel, il s’accompagne d’une série de mesures de l’Onem, Actiris ou le Forem pour ‘inciter’ les artistes à trouver un emploi convenable, déclare Fabien Hidalgo. Si l’artiste ne peut prouver ses 156 jours de travail dans sa branche dans les 18 mois précédents un contrôle, il peut se voir obligé de démarrer une formation ou un travail hors de son secteur. Bien sûr, les pratiques varient d’un bureau de contrôle à l’autre, mais si l’Onem veut appliquer une interprétation littérale de la réglementation, ils peuvent le faire. »
  4. La création oubliée
    Hors-la-loi, l’artiste l’est en fait quasiment tout le temps : comme les autres travailleurs au chômage, il ne peut pas travailler sur une journée ou une semaine où il touche du chômage. Pourtant, il passe son temps à effectuer un travail qui n’est pas couvert par un contrat ou un cachet : tourner un clip, faire un showcase gratuit pour tester des nouvelles créations auprès d’un public. Sans cela, impossible de progresser dans sa carrière artistique et pourtant, il n’est pas censé le faire. C’est le serpent qui se mord la queue. Anne-Catherine Lacroix, juriste à l’Atelier des droits sociaux précise : « Il y a quand même des choses qu’un artiste peut faire en cumulant le chômage : répétitions qui ne donnent pas lieu à un contrat de travail, écrire, composer, s’entraîner pour un artiste de cirque. La réglementation le prévoit mais sous un texte peu clair et incomplet donc soumis à interprétation. Le problème c’est que si Actiris ou le Forem convoque l’artiste pour lui proposer une formation, il ne peut pas dire : « Impossible, je suis en train d’écrire… »

Se pose alors un enjeu qui échappe à la réalité des cachets et des jours de travail : qu’en est-il des phases de création ? Comment notre société veut-elle concevoir le sort des artistes qui, par leur recherche de sens et de formes permanentes, la nourrissent sans cesse et permettent, par leurs créations, de générer des emplois tout au long d’une chaîne de production artistique ?


Dès mercredi, lisez la suite de cet article pour vous projeter dans ce que pourra être l’avenir du statut avec le digestif final de ce festin artistico-juridico-politique :

L’avenir ? Prendre en compte la création, pas juste la prestation.

Cet article complète (avec notre article sur les RPI), "l’oreille cassée", l’enquête sur le monde de la musique publiée dans le Médor 21 (hiver 2020)

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