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15 000 travailleurs illégaux « made in » Brésil

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Léo Gillet. CC BY-NC-ND.

Le Portugal a averti la Belgique, il y a plus d’un an : il est débordé par une nouvelle filière de travail à prix bradés venant du Brésil, transitant par des sociétés portugaises, destinée notamment au marché belge. Via cette filière, 15 000 Brésiliens travaillent aujourd’hui en Belgique, illégalement, parfois dans des conditions infernales. Mais les autorités belges ne bougent pas. Un silence complice ? La peur de titiller d’intouchables géants du bâtiment ?

Pour trouver du boulot vite et pas cher, à Bruxelles-Midi, il suffit de s’écarter un peu de la gare, d’éviter les bureaux de l’ONSS (l’organisme fédéral qui est censé contrôler le paiement des cotisations sociales) et de se pointer devant le café « Era Nova ». Une petite affiche en format A4 y est signée Helder Pinto, manager d’une mystérieuse société, le correspondant qualifié d’un géant brésilien de la construction tel qu’il se présente lui-même. « Du Thomas & Piron à la sauce brazil, rigole un inspecteur social, plutôt dépité. On le tient à l’œil, cet entremetteur. Enfin, c’est plutôt lui qui joue avec nos pieds, à vrai dire… » Sur le papier coloré, il y a ceci en résumé, rédigé en portugais : «  Recherche contre-maîtres et chefs d’équipe spécialisés dans le béton armé. Mobilisables de suite sur tout le territoire belge. »

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Au café Era Nova : "Recherche contre-maîtres et chefs d’équipe spécialisés dans le béton armé. Mobilisables de suite sur tout le territoire belge."

D’autres intermédiaires s’affichent sur des groupes fermés qui réunissent jusqu’à 28 000 personnes sur Facebook en ciblant les Brésiliens de Charleroi, de Bruxelles ou de Belgique. Comme ci-dessous, ils vous livrent un paquet complet à 480 euros comprenant des papiers en ordre, l’autorisation présumée de pouvoir bosser sur le sol belge et même un « certificat de moralité » tout propre au cas où vous auriez été pincé/e dans une embrouille.

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Pour 480 euros, "on" peut avoir des papiers en ordre, l’autorisation présumée de pouvoir bosser sur le sol belge et même un « certificat de moralité »

Est-ce moral, tout ça ? La police… portugaise s’est forgée un avis très clair sur la question. Elle a repéré « un flux anormal » de travailleurs illégaux en provenance du Brésil, passant ou non par la case portugaise, et destinés aux autres marchés de l’emploi de l’Union européenne. A Lisbonne, les services nationaux de douane et d’immigration (le SEF) ont estimé à 40 000 le nombre de Brésiliens ayant récemment réussi à se doter du statut de résident portugais, ou en passe d’y arriver. Dans la construction ou l’aide ménagère, surtout, ils ou elles prétendent travailler pour le compte de firmes ayant une base réelle au Portugal. Ne paient pas de cotisations sociales en France, aux Pays-Bas ou en Belgique. Ne sont pas protégés en cas d’accident. N’ont jamais vraiment d’emplois fixes.

Mais après six ans, ces faux Portugais deviennent de vrais Européens. Mobilisables où on les prie de s’installer et à des prix qui défient toute concurrence (8 euros de l’heure). Un policier portugais parle d’une véritable « industrie de l’immigration », cassant la sécurité sociale des pays de destination.

Chez nous, un dirigeant haut placé de la firme leader de marché CFE/Ackermans & van Haaren, ayant tissé sa toile du gros œuvre à la vente d’appartements chics, a confié ceci à un enquêteur suspectant son implication dans une vaste fraude organisée : «  Vous voulez toucher à ça  ? Très bien… Vous savez que vous fermez dans l’instant les plus gros chantiers de Belgique ?  » L’agent de l’Etat l’a pris pour de la forfanterie. Ses supérieurs hiérarchiques semblent, eux, inhibés par l’enjeu. Même le Portugal tire la sonnette d’alarme face aux dérives du dumping social ; la Belgique, elle, pique du nez dans le sable.

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Extrait d’un PowerPoint envoyé par le Serviço de Estrangeiros e Fronteiras (Service des étrangers et frontières) aux autorités belges

Dès 2017, la douane portugaise a alerté l’officier de liaison belge censé faciliter le flux d’informations entre Lisbonne et Bruxelles. Nada. Rien. Aucune réaction ni de sa part, ni du gouvernement belge à l’époque dirigé par Charles Michel. Courant 2018, les Portugais ont insisté, réexpliqué, sollicité une stratégie concertée. Un document de 13 pages et un listing de quelque 300 sociétés-écrans suspectes, établis par le « Serviço de Estrangeiros e Fronteiras » (SEF), se trouve depuis plus d’un an sur la table de la direction de l’ONSS belge et de plusieurs auditeurs du travail au nord, au centre et au sud du pays (ils ont le même pouvoir que des juges d’instruction). Mais des sources convergentes résument l’accueil « politique » réservé à cette alerte venue d’un pays partenaire au sein de l’Union européenne : l’indifférence.

30 fois le parc Maximilien

Pourtant, les mécanismes sont clairement exposés et l’ampleur du phénomène est mesurée. Environ 15 000 travailleurs brésiliens illégaux sont recensés par le SEF sur le sol belge. Plus de 30 fois le quota de migrants africains rejetés dans le Parc Maximilien, aux portes de la gare du Nord.

De policiers à policiers, le courant est bien passé. Là, ça bosse. Les correspondants belges du SEF ont analysé un échantillon d’entreprises portugaises soupçonnées de fournir à des clients belges de la main d’œuvre brésilienne illégale à très bas coûts. Au Portugal, les travailleurs de l’ombre déclarent en général le minimex légal de 580 euros mensuels. En Belgique, les banques de données des policiers ont matché : la plupart des sociétés-relais constituées chez nous, ou leurs gestionnaires, ont déjà fait l’objet de signalements policiers et judiciaires.

Les réseaux sociaux abondent de plaintes de Brésiliens s’estimant exploités. Toujours en portugais, parfois sans pseudonyme. Quelques exemples :

  • « Faites gaffe, ces caluteiros (rapaces) promettent du travail à tout le monde et à la fin, ils ne paient personne. »
  • « Ni assurance ni sécurité sociale, attention ! »
  • « Ce type n’a payé que 600 euros et là, il a disparu (…) Il a joué avec la sueur d’une personne qui se lève tous les jours à 5 heures du matin pour aller au turbin pendant que lui, il mange des crevettes ou du caviar. »
  • « Vous me dites d’aller porter plainte ? Mais le problème, c’est que mon partenaire est un illégal… »

Le train des sous-traitants

On est loin du carnaval de Rio, de la samba et même de la ferveur de ces communautés religieuses locales où le recrutement s’effectuerait là aussi. Ces témoignages renvoient à l’univers des négriers de la construction et d’une mafia de l’ombre. Il ne s’agit pas d’une « simple » mise à disposition de travailleurs détachés comme l’Union européenne l’autorise – avec son cadre théorique, ses procédures respectées (ou non) et ses documents spécifiques – via la controversée directive Bolkestein du 12 décembre 2006.

L’une des principales filières brésiliennes semble commandée au départ d’un espace virtuel de coworking dans le nord du Portugal. Pour saisir ce qui s’y trame, il faut se replonger dans la crise bancaire de 2007. A l’époque, l’économie portugaise s’effondre, le chômage frappe rudement le secteur de la construction et le gouvernement du socialiste José Socrates encourage l’exil fiscal de ses travailleurs nationaux pour s’éviter une banqueroute financière. Un filon se dessine en Belgique où la recherche du coût le plus bas devient la doctrine dominante.

D’un coup, au départ de cet espace de coworking repéré par la police, des plafonneurs portugais se muent en comptables, des carrossiers brésiliens montent dans le carrousel et, ensemble, ils usent et abusent d’une loi portugaise du 4 juillet 2007 (dite « loi des étrangers ») en créant des dizaines de micro-sociétés. Autant d’artifices, de wagons pour déplacer de la force de travail, tout en régularisant des migrants économiques.

Pour 100 euros, si nécessaire avec l’aide d’un avocat, il est possible de fonder vite fait une entreprise au Portugal, de rabattre de la main-d’œuvre malléable issue de l’ancienne colonie et d’embarquer ce petit monde dans d’autres sociétés amies en Belgique, adoubées par des notaires bruxellois si pressés de toucher un cacheton (lire l’épisode 3, à paraître la semaine prochaine). Un sous-traitant impose le suivant à casser encore ses prix, à travailler en soirée ou le week-end. La nébuleuse se protège face au fisc ou à l’inspection sociale. Et en puisant là où le boulot est le plus léger, des ténors belges de la construction peuvent ainsi injecter une part de travail « low cost », à consonance exotique, dans leurs devis. Avec du sang lusitanien ou carioca dans les veines, ces intouchables monopolisent les plus beaux contrats. Ils s’imposent par la seule variable du prix. Erigeant nos hôpitaux, nos gares, nos centres commerciaux. Et quand une grue écrase une bottine sans Sécu, il y a comme un petit diable qui passe. Puis succèdent d’autres adultes consentants.



Prochain épisode : des figurines Panini à la prison, la vie cachée des Brésiliens de Belgique

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