Enfermés dans l’usine désaffectée de la Région wallonne

Germinal à Virginal

Virginal
Thomas Haulotte. CC BY-NC-ND.

Sept jours sur sept, colloqués sur un chancre industriel, des travailleurs de l’Est font le sale boulot. Pour le compte de la Sogepa, bras financier du gouvernement Di Rupo. Malgré de lourds soupçons d’amiante.

Le 19 novembre, un incident a tendu l’ambiance de travail sur le site industriel en reconversion des papèteries de Virginal, à Ittre. Ce n’était pas le premier. L’usine brabançonne avait fermé définitivement ses portes en 2019. Elle occupait encore à l’époque une septantaine de personnes. Depuis plus de deux ans, le gouvernement wallon du socialiste Elio Di Rupo cherche un repreneur actif dans un autre secteur d’activités. Terminé, le papier. C’est une société à capitaux publics, la Sogepa, très politisée, qui est à la manœuvre et gère les lieux.
Plusieurs témoins expliquent que dans un hangar où des ouvriers démontaient une machine destinée à la revente auprès d’une société ukrainienne, des calorifuges contenant de l’amiante se seraient brisés sur le sol. Au moment de leur double faillite, Virginal Paper et juste avant ça Idem Papers disposaient d’actifs à haute valeur financière : deux énormes machines de plusieurs dizaines de mètres, qui datent de cinquante ans, capables de transformer du bois en pâte à papier. Comme souvent sur de vieux équipements comme ceux-là, de l’amiante isolait ou protégeait du feu. Quand de l’amiante se retrouve à l’état de fibres, c’est bien entendu très dangereux pour les poumons.

« Ce n’est pas notre problème »


Que font aujourd’hui les gestionnaires politiques des lieux pour répondre à ce type de souci, à fort impact en termes de sécurité-santé ? Rien. «  Ce n’est pas notre problème  », aurait répété à plusieurs reprises un représentant des autorités wallonnes. Ces cinq dernières années, la Sogepa indique avoir dépensé 2,5 millions d’euros pour la relance du site. Le ministre wallon de l’Économie, Willy Borsus (MR), espérait communiquer à la presse le nom d’un repreneur tenu secret, ce 15 décembre. Il s’agit de la sprl Godart, établie à quelques centaines de mètres. Une petite entreprise familiale spécialisée dans le curage et l’inspection de conduites d’égouts.
Pas de chance pour le ministre Borsus : l’une des machines, destinée quant à elle à un papetier turc, se trouve encore au milieu du jeu de quilles. La com réjouissante a été reportée en janvier.

Pas de liberté de mouvement

En attendant, les ouvriers qui vivent et travaillent 7 jours sur 7 dans l’usine désaffectée de Virginal font au plus vite. Ils sont équipés d’une chasuble jaune, de gants de travail classiques et de simples bottines renforcées, comme s’ils bossaient sur un site banal. Le samedi et le dimanche, un agent de sécurité d’une firme belge spécialisée ferme les portes de l’extérieur quand il a fini sa tournée. Les ouvriers vivant à l’intérieur se retrouvent ainsi bouclés à double tour, ce qui peut paraître dangereux en cas d’accident au cours des travaux. Il s’agirait exclusivement de travailleurs de l’Est qui, pour toute détente, pêchent la carpe dans le canal tout proche de Bruxelles-Charleroi, à en croire des riverains. Au plus fort de la vague, ils auraient cohabité à 30 ou 50. Des forçats du papier périmé… et de l’amiante, dont les images ci-dessous montrent les rituels de petits déjeuners, les vivres apportées sur le chancre et le matériel pour passer la nuit. Au boulot jusque 19 heures pour dégager ces satanées machines, puis reprise à 7 heures tapantes et ainsi de suite.

Est-ce normal, ces bosseurs infatigables qui logent sur un chancre ?

Interrogée par Médor, voici ce que répond la direction de la Sogepa :

«  Certains techniciens restent sur place pour assurer l’encadrement du démontage des machines revendues. Il est trop compliqué pour eux de retourner chaque jour en Pologne, d’où la mise à disposition de locaux, à la demande de l’acheteur et moyennant paiement d’un loyer. C’est également une façon de sécuriser le site contre les vols de câbles et d’acier qui sont légion sur les sites en reconversion.  »

On sécurise très fort les lieux. Alors qu’il n’y a pas encore de convention de reprise en bonne et due forme, le futur repreneur Serge Godart a déjà installé ses machines et travaille sur le site.

«  Euh… c’est vrai que, euh… politiquement, c’est un peu sensible, dit-il. Disons que nous aidons la Sogepa. Nous sommes ses yeux sur place. »

Ah bon ? À quel titre ?

Des dizaines de caméras ont été installées par la sprl Godart.

Quels secrets y a-t-il à protéger sur un pareil site industriel où le petit matériel a déjà été revendu au plus offrant, il y a deux ans, et où les vitres brisées prennent le vent d’Est en pleine figure ?

On en revient au danger d’amiante.

«  Pour visiter les hangars, vous devez voir avec Mister Vincent, disent en résumé les deux boss de l’entreprise polonaise de démolition TNT, établie près de Gdansk. Mister Vincent Vandrepol. C’est lui qui peut donner l’autorisation. Il vient une fois par semaine.  »

Le burin et le marteau

« Mister Vincent », c’est le conseiller de la Sogepa qui détiendrait l’autorité sur le site. La société wallonne, injectant de l’argent public, joue la montre. Elle refuse à Médor de visiter les hangars. Ce sera possible « autour de la fin janvier ». Quand il n’y aura plus rien à constater…

La Sogepa reconnaît entre les lignes qu’il y a bien de l’amiante. Sans y voir de souci. «  Les rapports d’amiante datent effectivement d’avant la faillite de 2019, mais depuis il n’y a plus eu ni d’activité sur le site ni aucune transformation. Ceci ne pose donc pas de problème.  »

Or, pour démonter, il faut casser, écarter les couches de protection, manier le marteau et le burin. La preuve, le mardi 7 décembre, par exemple :

Ce type de travail risque de répandre dans l’atmosphère des poussières d’amiante, non ?

Réponse de la Sogepa :

«  Les équipes techniques dépêchées par l’acheteur pour assurer le démontage et l’acheminement des machines vers leur lieu de destination sont des équipes professionnelles et expérimentées dans le démontage et le remontage des machines à papier. C’est d’ailleurs leur spécificité. Elles ne travaillent pas au marteau et au burin (…) Elles se conforment aux règlements et codes en vigueur sur chantier en Belgique et doivent les respecter. La sécurité sur chantier est une priorité. »

À ce stade, nos questions plus précises sur les mesures concrètes de sécurité-santé et l’existence d’un « inventaire amiante destructif », tel que recommandé par le Code fédéral de bien-être au travail, restent sans réponse.

Lors de l’incident du 19 novembre, une source interne indique qu’un cadre de la SPAQUE aurait été présent dans le hangar à amiante. Médor a interrogé la direction de cette société publique spécialisée dans l’assainissement des friches industrielles. Voici ce qu’elle nous signale :

«  La SPAQUE est actuellement liée par un contrat de service pour ce site. Elle en assure la gestion patrimoniale et la surveillance (en matière d’intrusion) pour le compte de la Sogepa. Elle a aussi pris en charge la gestion des déchets issus de l’ancienne activité industrielle et laissés en dépôts dans l’usine. La SPAQUE n’est pas impliquée de quelque manière que ce soit dans les opérations de démontage des machines qui sont revendues par la société de leasing.  »

Comme la Sogepa, la SPAQUE contrôle tout. Sauf les deux grandes machines à amiante… ?

Economies, circulez !

La prise de conscience quant aux dangers de l’amiante remonte à une bonne dizaine d’années. En Belgique ou en France, plusieurs papèteries y ont été confrontées. Chez nous, la procédure à suivre dépend des Régions et du type de chantier. Mais il y a une constante dans les opérations de démontage ou de démolition : disposer d’une vision claire des risques, s’appuyer sur une stratégie, agir par anticipation.

Chaque jour qui passe, des camions immatriculés en Ukraine et en Turquie patientent à l’extérieur des anciennes papèteries, s’engouffrent au signal des sous-traitants polonais et embarquent les morceaux top secret des machines à papier.

À la Sogepa, on entretient le mystère sur le grand projet d’ « économie circulaire » qui devrait voir le jour sur la dizaine d’hectares du site de Virginal. Pour l’instant, c’est plutôt « Circulez, y a rien à voir ».

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  1. Établie à Liège, dirigée par des gestionnaires issus de cabinets ministériels, la Sogepa (Société wallonne de gestion et de participations) est considérée comme l’un des bras financiers de la Région wallonne. Il s’agit d’ « un fonds d’investissement qui intervient financièrement et accompagne les initiatives de redéploiement d’entreprises portées par un projet économique et industriel crédible et durable », indique la société, fondée en 1984, sur son site. La fermeture de la phase à chaud de la sidérurgie wallonne, par exemple, ou le plan décennal d’investissement sur le circuit automobile de Spa-Francorchamps, pour citer deux dossiers épineux, ont été assumés par la Sogepa.

  2. Dans une récente affaire de travail au noir, le Tribunal correctionnel de Bruxelles, en date du 5 octobre dernier, a sanctionné de prison ferme un prévenu qui exigeait auprès de son personnel de travailler 24h sur 24, sans horaire de travail et en dormant sur place. « Cette disponibilité complète (…) crée une forme d’esclavage du travailleur, qui ne dispose plus d’aucune liberté de mener une vie personnelle », note le jugement.

  3. Durée 1 an. À établir avant les travaux, en cas de démantèlement d’installations et de machines contenant de l’amiante.

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