Le Belge, mal en point

Paradoxe : les Belges consomment trop d’antidouleurs mais ont… de plus en plus mal

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Cyril Elophe. CC BY-NC-ND.

Branle-bas de combat dans les coulisses de la santé en Belgique. Notre pays est dans le top 5 de la consommation d’opioïdes. Un remake des USA ? Du calme… De l’avis des experts et acteurs de première ligne, notre cadre législatif éviterait les dérives connues aux USA. La Belgique n’affronte pas (encore) une épidémie. Mais une consommation, très, trop élevée…

Le Belge consomme de plus en plus de médicaments opioïdes (Si vous en êtes, répondez à notre enquête !). Ce n’est pas forcément un mal pour un mal. Pour les personnes cancéreuses, ces anti-douleurs sont tout à fait recommandables. Ils sont également efficaces pour des douleurs aiguës comme ceci :

Si vous vous coupez la main et même si vous avez beau être matinal, les récepteurs sont irrités. Ils envoient au cerveau des influx signalant que, bon, ça commence à bien faire. Et le cerveau dit « Aïe ». Là, pour les douleurs aigües, les anti-douleurs fonctionnent.
Mais pour les douleurs chroniques, celles qui s’installent dans le temps, les opioïdes ne peuvent pas faire grand chose. Ou alors avec un suivi minutieux de la part de votre médecin.

Une douleur devient chronique après trois mois. « C’est la durée charnière. Si quelque chose arrive à votre corps, vous avez 10 % de chance de développer une douleur chronique, ce qui est énorme !, explique Guy Hans, responsable de la clinique de la douleur à l’hôpital universitaire d’Anvers. Dans le premier mois, 80 % des patients vont guérir spontanément. Si la douleur se maintient trois mois, vos chances de guérir spontanément deviennent rares, quasi nulles. »

La source d’une douleur chronique peut être une opération par exemple. « Une intervention chirurgicale, c’est un acte d’agression du corps, rappelle le docteur Karler, anesthésiste depuis vingt ans à Bruxelles. On coupe dans des fibres, des nerfs, des os, on coagule des vaisseaux, ces actes dégagent une cascade inflammatoire, elle active le système d’informations douloureuses au niveau du cerveau. C’est normal. Mais si c’est mal contrôlé, le patient développe un mécanisme de sensibilisation à la douleur qui peut se transformer en une douleur chronique. »

C’est par exemple le coup classique de la pose d’une prothèse. Les chirurgiens promettent d’expédier patient et prothèse de hanche/genou en OneDay. Mais quand à 4h du matin, l’infiltration ne fait plus effet, il n’y a plus personne pour aider le martyr. Qui s’auto-soigne comme il peut. Et risque d’être mal conseillé. « Si la prise en charge est mauvaise, le chirurgien va chercher un problème anatomique autour de sa prothèse, va proposer de la kiné, alors qu’en fait, la douleur initiale a été mal contrôlée. »

A partir de là, la douleur chronique devient une maladie en soi. « Les changements adaptatifs du corps sont restés et cela n’a plus rien avoir avec la source, poursuit Guy Hans. Le système nerveux est souple et réactif. Il répond rapidement aux signaux et dans beaucoup de cas, il surréagit, même si il n’y a plus de cause. »

La créature se détache de son créateur. L’origine du mal est éteinte, mais le signal de la douleur est maintenu.

S’installe donc cette douleur chronique, tranquille, dans son fauteuil : à savoir vous.

Et à ce stade-ci de l’explication, il est temps de croiser deux données.

  1. les Belges prennent de plus en plus d’anti-douleurs. Pour la totalité de la Belgique, ils étaient 1 079 849 (940 070+72 820+66 959) à avoir pris du Tramadol, du Fentanyl ou de l’Oxycontin. Trois ans plus tard, ils sont 1 169 643 (1 018 243.+ 70 995 +80 405). Soit une hausse de 90 000 personnes en trois ans. Cette augmentation peut s’expliquer par le vieillissement de la population, une meilleure prise en charge de la douleur aiguë, mais aussi une mauvaise prise en charge de la douleur chronique. De leur côté, les Mutualités chrétiennes constatent que le nombre d’utilisateurs d’opioïdes a augmenté de 32 % en 7 ans.
  2. Et c’est là qu’arrive la deuxième donnée :
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"L’enquête de Santé des Belges 2018" par l’institut Sciensano, sorti en juillet 2019.

En gros, les Belges ne se sont jamais autant plaints de douleurs chroniques. Mais… les Belges n’ont jamais pris autant d’anti-douleurs. Sur d’aussi longues périodes. Selon les Mutualités Chrétiennes, « plus d’un patient non cancéreux sur sept utilise ces médicaments (NDLR : les anti-douleurs opioïdes) durant une période prolongée ».

Il y a un stûûût : si le Belge prend plus d’anti-douleurs, ne devrait-il pas ressentir moins de douleurs ? Et bien pas du tout. Et ce pour deux bonnes raisons :

  1. Les opioïdes peuvent provoquer de la tolérance et de l’hyperalgésie (une amplification de la douleur e.a. suite… aux prises d’opioïdes). La tolérance fait que sur une longue période, une dose plus forte est nécessaire pour obtenir un même effet. L’hyperalgésie est un changement anatomique progressif dans le corps. Les récepteurs d’opioïdes disparaissent et la douleur augmente avec la prise d’anti-douleurs. Si ces deux phénomènes sont mal identifiés, le docteur pense que le patient reçoit trop peu d’anti-douleurs et augmente la dose, alors que c’est exactement l’inverse qu’il faut faire…
  2. Donner un médicament reste « facile ». Mais ne résout rien. L’approche pour soigner la douleur chronique est multimodale. Elle passe par une prise en charge des différents paramètres de nos vies (professionnelle, sociale, privée, sportive…). Celui qui espère la solution miracle (le médoc) en sera pour ses frais. C’est une des conclusions du rapport de la réunion de consensus INAMI (Institut national d’assurance maladie-invalidité) 2018.

Il y a plein de trucs intéressants dans ce rapport. On vous le joint ici -> L’usage rationnel des opioïdes en cas de douleur chronique.

Entre autres, on y lit que les opioïdes ne sont pas franchement recommandés pour tout une série de douleurs. On peut lire : « Dans le cas de la fibromyalgie et des céphalées, l’efficacité est controversée. » Ils sont à prendre en 2e, 3e, 4e intention (après avoir testé un autre médicament), à faible dose et sur la période la plus courte possible. Et enfin, sur le long terme, on ne sait rien de leur efficacité : « À l’heure actuelle, les preuves scientifiques concernant leur valeur ajoutée en cas de traitement longue durée (plus de 3 mois) manquent. »

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Extrait du rapport de l’INAMI (décembre 2018), « L’usage rationnel des opioïdes en cas de douleur chronique ».
None. CC BY-NC-ND

Bref, il faut les éviter. Dans nos prochaines enquêtes, Médor vous montrera d’ailleurs que ce n’est pas tout à fait ce que conseillaient les entreprises pharmaceutiques en Europe et en Belgique dans les années 2000…

Problème, si les médicaments ne marchent pas ou peu pour soigner les douleurs chroniques, l’approche multimodale demande du temps. Ceux qui sont les mieux équipés, ce sont les centres de la douleur en Belgique. En place depuis juillet 2013, ces 35 structures rassemblent plusieurs compétences (kiné, psy, assistant social,…) pour une prise en charge globale du patient. Selon l’INAMI, ce sont des acteurs importants dans le contrôle de la consommation des opioïdes et la prise en charge de la douleur : « Le jury recommande aux autorités compétentes d’améliorer l’accessibilité des centres contre la douleur, à la fois en les implantant à une distance raisonnable pour tous les patients et en augmentant la capacité d’accueil, afin que chaque patient puisse obtenir un rendez-vous rapidement. »

Des centres qui ne décrochent plus

Ca, c’est pas gagné… Guy Hans annonce une attente de plusieurs mois à Anvers. Pour en avoir le cœur net, Médor a contacté 13 centres de la douleur de Bruxelles et Wallonie pour obtenir un premier rendez-vous auprès d’un médecin du centre pour une prise en charge multidisciplinaire avec ce discours :


« J’ai des douleurs de dos chroniques. Cela fait un an que ça dure. Mon médecin m’a conseillé d’aller dans un centre de la douleur. Je peux avoir un RDV ? »

Et c’est là que l’expression « prendre son mal en patience » prend tout son sens…

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None. CC BY-NC-ND

Selon les centres, ce rendez-vous se fixera entre 21 jours à 5 mois ou… jamais. Bravo à l’Espérance à Montegnée et au centre de Mouscron qui proposent une consultation à moins d’un mois (21 jours d’attente). Cinq centres renvoient à un rendez en 2020 (soit plus de trois mois). Si le CHU de Liège a la palme avec un RDV le 3 mars (5 mois et 10 jours d’attente), le centre de Mont Godinne fait encore plus fort : « Désolé monsieur, chez nous on ne prend plus de nouveaux patients. On est débordés. » Et Saint-Luc ne décroche même plus… « Les prises en charge sont beaucoup trop longues, confirme le docteur anesthésiste Karler. Soit on multiplie les centres, soit on fait des plus petits centres moins puissants et on sensibilise la première ligne, les médecins prescripteurs. Il manque une structure intermédiaires entre le médecin qui n’a pas forcément le temps, et le centre de la douleur qui a beaucoup d’intervenants, beaucoup de relais de prise en charge, mais peu de temps. »

Trop de prescriptions

Pour le patient, attendre cinq mois sera un calvaire. Le risque serait qu’il se retourne vers… les opioïdes. En juillet 2018, l’INAMI le signale : « nous sommes régulièrement alertés, entre autres par l’Ordre des médecins et par l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé (AFMPS), au sujet de dispensateurs de soins qui prescrivent beaucoup d’opioïdes et de patients qui en consomment des doses élevées. »

Trois mois plus tard, les Mutualités Chrétiennes (MC) s’inquiètaient « de l’utilisation prolongée de puissants analgésiques ». Dit autrement, le patient belge ingurgite de plus en plus de dérivés de la morphine comme des bonbons Haribo. Facteur aggravant : 92 % des patients les consomment pour traiter des douleurs d’origine non cancéreuse. Les Mutualités Chrétiennes tirent la sonnette d’alarme : ces médicaments peuvent générer une dépendance à terme mortelle.

Le risque de dépendance augmente si les conditions socio-économiques sont défavorables. On le voit sur la carto de la douleur  : la surconsommation d’opioïdes et le taux de chômage « collent », sauf à Bruxelles (pourquoi ? Si quelqu’un a un début d’explication, je suis preneur). Aux USA, les sociétés pharmaceutiques avaient ciblé les zones économiques défavorisées. Médor a sondé de nombreuses structures de prise en charge, des experts. Ils sont unanimes : une crise sanitaire similaire aux USA est peu probable. Mais nous pourrions être dans « l’angle mort ». Il y aurait un laps de temps avant que les personnes dépendantes ne se reconnaissent comme telles, et ne se manifestent aux structures de première ligne.

Sur le terrain, dans une région économiquement défavorisée (Charleroi), l’association Diapason/Transition travaille sur les dépendances de publics précaires. Dans son rapport d’activités en 2017, elle constate une nouvelle problématique de santé publique : la surconsommation de médications sur ordonnance.

Selon le docteur Ivan Godefroid, psychiatre à l’asbl Diapason/Transition (et psychiatre au centre hospitalier universitaire de Charleroi), « le sujet devient d’actualité. On voit des gens qui abusent des anti-douleurs, on commence à voir le même problème qu’aux USA et on se prépare dans les différentes institutions en se disant que, tôt ou tard, nous connaîtrons un phénomène similaire ». Sur des forums francophones, des messages datant de 2008 évoquent des prescriptions pour combattre des douleurs liées à une sciatique.

Pour le docteur Godefroid, l’augmentation de consommation annonce un nouveau profil de consommateurs : « des gens qui ont été opérés, ne connaissaient pas ce genre de molécules, l’ont goûtée incidemment et ont une certaine "facilité" à devenir accro ». Et dans ces cas, ce qui est soigné, comme nous l’expliquer la professeure Faymonville (directrice du Centre de la douleur du CHU de Liège) dans le prochain épisode de notre série, ce n’est pas la douleur. C’est la souffrance…

Prochain article de la série : “On confond douleur physique et souffrance morale”, interview de Marie-Élisabeth Faymonville, spécialiste en anesthésie-réanimation. Depuis 2004, elle dirige le Centre de la douleur du CHU de Liège.

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Article réalisé avec le soutien du Fonds pour le journalisme
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