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Marc Dujardin : comme un « chat à neuf vies »

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Famille Dujardin.

Médor documente la vie et le travail des soignants belges. Chaque semaine, durant l’été, nous publierons de nouveaux portraits de ceux d’entre eux qui ont succombé au Covid-19. Aujourd’hui, Marc Dujardin, pionnier de la médecine au forfait et spécialiste des douleurs liées au travail.

Métier : médecin (pas si pensionné que cela)

Passion : la musique, le potager collectif, la plongée et bien d’autres

Âge : 68 ans

Date de décès : 12 avril 2020

Lorsque leur papa est décédé, Chloé Dujardin et ses deux sœurs ont reçu une lettre manuscrite des soins intensifs de la Citadelle à Liège. Un membre du service les invitait à prendre contact personnellement avec la médecin anesthésiste qui avait suivi de près son hospitalisation. « Lors de la rencontre, elle nous a expliqué tout le parcours médical de papa à la Citadelle. Nous avons pu répondre à nos questionnements et diminuer un peu notre culpabilité. La rencontre a été très humaine. »

Marc Dujardin a vécu dans plusieurs mondes, où, à chaque fois, la santé était au centre du jeu. Né dans une famille bruxelloise dont les enfants deviendront soit médecin, soit orthodontiste, soit infirmière, passé par le Collège Sait-Michel, devenu « trotskyste, ou quelque comme cela (j’ai peur de me tromper, dit Chloé) » vers ses 17-18 ans, il a étudié la médecine et la santé publique à l’Université libre de Bruxelles.

Après ses études, il écrit pour le magazine Pour, les idées bien ancrées à gauche. Avec son épouse, infirmière, il déménage à Seraing au milieu des années septante. C’est là-bas que se développe une des premières maisons médicales du pays, appelée Bautista van Schauwen du nom d’un médecin et révolutionnaire chilien qui lutta contre Pinochet.

Marc Dujardin (alias Marco) sera une des chevilles ouvrières de ce laboratoire d’une nouvelle approche des soins de santé. Là-bas, on ne se contente pas de soigner. On expérimente la médecine au forfait, afin de rendre le coût des soins plus égalitaire, dans une cité ouvrière où l’on sacrifie souvent les frais de médecin pour équilibrer le budget familial. Le modèle serésien, première structure à passer au forfait en Belgique, inspirera quantité d’autres maisons médicales à naître.

« Pour pouvoir faire reconnaître la médecine au forfait, il a milité au sein du Parti socialiste. Mais la carte de parti, ce n’était qu’un moyen pour faire aboutir son combat, explique Chloé Dujardin. Une fois qu’il a réussi, il a quitté le PS. »

Tour à tour, ou en même temps, Marc Dujardin a appris la plongé sous-marine, fait du saut en parachute, milité pour l’indépendance de l’Érythrée (avant d’être dégoûté de voir la dictature qu’elle est devenue), joué de la musique de façon intensive, au point de commander un taragot, obscur instrument à vent hongrois pour jouer un morceau spécial au mariage de sa fille Chloé.

Peu après son décès, un collègue de la maison médicale de Saint-Léonard, se souviendra, sur le web, comment Marc Dujardin pouvait clôturer une réunion d’équipe en saisissant une guitare au mythique bar liégeois Les Olivettes et interpréter une chanson anarchiste italienne.

Défendre les travailleurs malades

Côté professionnel, il part au Maroc, dans les années 80-90, pour diriger la société Allicom, qui s’occupe de transfert de technologie médicale, notamment dans le domaine des perfusions et de l’hémodialyse (une méthode d’épuration du sang). En 2001, à son retour, il se lance dans la médecine du travail, dans une asbl liégeoise. Dans son viseur, la manutention chez TNT, qui plombe les lombaires des travailleurs. Il y installera une équipe de moniteurs en manutention.

En parallèle, et jusqu’à sa retraite, il contribuera à l’ouverture et aux soins quotidiens d’autres maisons médicales, dont, très récemment, celle de Trooz, petite ville fourrée le long de la Vesdre.

Pensionné depuis trois ans, Marc Dujardin n’avait jamais réellement raccroché. Avec un autre médecin, il officie comme expert médical, pour ausculter et aider des personnes victimes d’accidents du travail lourds dont l’invalidité peine à être reconnue par les entreprises. Est-ce en consultation auprès de ces travailleurs qu’il a contracté le Covid, à la charnière, fin février, début mars ? Ou bien lors d’un concert de jazz ? Chloé ne le sait pas, même si son collègue médecin du travail a eu aussi le Covid.

C’est aussi pour cela qu’elle a préféré attendre un peu avant de raconter le Covid de son papa. « Il n’était pas en première ligne comme les infirmières en maisons de repos ou les soignantes aux soins intensifs. Mais comme médecin, la maladie l’inquiétait depuis février, et il disait depuis longtemps que l’on connaîtrait de futures épidémies plus graves que celles d’avant. »

À la mi-mars, Marc attrape de la fièvre. Un mois plus tôt, il avait acheté quelques boîtes de chloroquine (« on ne perd rien à essayer, pour voir si ça marche », disait-il à l’époque). Il en prend. La fièvre redescend. Mais pas grâce à la chloroquine : quelques jours après, il rechute. La même séquence que chez beaucoup de malades, explique sa fille.

« La fièvre était beaucoup plus forte. Il disait que tout irait bien, mais se sentant épuisé, il a quand même finalement rappelé son médecin à la maison médicale. ‘On va quand même t’envoyer aux urgences’ a-t-elle dit, même s’il parlait tout à fait normalement son souffle était déjà un peu plus court. Une heure après, il ne savait plus respirer, et on l’intubait. » Marc Dujardin avait une capacité pulmonaire au-delà de six litres, mais un traitement qu’il prenait pour une maladie auto-immune lui avait donné un peu de diabète. Il savait qu’il cochait là une des cases qui plait au virus.

Aux soins intensifs, il n’est pas parmi ceux qui sont dans le plus mauvais état. Il dormira sur le dos jusqu’à la fin. Les informations, comme pour tous les cas de Covid, arrivent au compte-gouttes, par SMS, auprès de sa compagne. Au bout de quatorze jours, il y a eu une première complication grave et puis une deuxième. « Son corps était simplement épuisé », dit Chloé.

Respirer le même air que lui

Trois jours plus tard, à 5h50 du matin, la famille arrive auprès de Marco. « L’équipe des soins intensifs avait tout fait pour que l’on arrive pour les derniers moments, c’était touchant, mais il était trop tard. » Marco n’était plus relié à ses machines. « Il n’avait pas perdu de poids. J’ai vu qu’il n’avait pas souffert. Il avait gardé son beau visage. » Chloé se souvient d’un personnel soignant sur les rotules. Un médecin était assis, courbé, regardant dans le vide. Il ne travaillait pas aux soins intensifs d’habitude, mais était venu prêter renfort pour les équipes de nuit. « C’était dur pour lui d’être confronté à ce nombres de patients qui meurent, là, d’un coup. »

Lorsqu’elles annoncent le décès de leurs papa sur Facebook, Chloé, Delphine et Jasmina reçoivent de nombreux commentaires et une avalanche de souvenirs. Elles ouvrent une boîte mail pour recueillir des témoignages. Un des amis de leur père le compare à un « chat à neuf vies ». L’image lui va bien. Sur le site de la maison médicale de Saint-Léonard (Liège), un collègue écrit que Marc lui avait dit « que sa plus grande satisfaction professionnelle avait été les compliments d’un vieux patient italien sur la qualité de la pose du carrelage qu’il venait d’effectuer dans sa première maison médicale à Seraing. »

La semaine dernière, quand elles ont commencé à vider l’appartement de leur père, Delphine, Jasmina et Chloé ont constaté la taille de la bibliothèque, naviguant de la littérature anarchiste aux traités de statistiques. Les sœurs se sont partagées la culture du papa. Et elles ont été respirer le même air que lui, dans le potager collectif des Tawes, sur les hauteurs du quartier Saint-Léonard, où il faisait pousser des légumes. Une bonne manière d’affronter la mort.

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