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Armes wallonnes : l’étrange revirement de la Commission d’avis

Episode 2/2

En 2019, la Commission d’avis wallonne sur les armes était opposée à toute exportation vers l’Arabie Saoudite. Un an plus tard, après avoir subi un remaniement, la même Commission s’est montrée beaucoup plus conciliante.

Le 17 décembre 2019, Elio Di Rupo donne son aval à l’exportation d’une cargaison d’armes, produites par la FN Herstal, vers la garde nationale d’Arabie Saoudite. On y trouve, en vrac : 16 500 armes à destination de l’Arabie Saoudite, fusils d’assaut SCAR et mitrailleuses polyvalentes MAG. Des baïonnettes. 960 lance-grenades et 550 220 cartouches. Un bel arsenal, réputé pour sa qualité et sa précision, dont le prix s’élève à 53 millions d’euros.

« Il n’existe pas de risque manifeste que le destinataire utilise le matériel (…) de manière agressive contre un autre pays », écrivait avec aplomb le ministre-président Elio Di Rupo dans sa décision, confidentielle, d’octroyer la licence d’exportation.

Selon le leader wallon, la Garde nationale saoudienne, placée sous le contrôle direct du prince héritier Mohamed ben Salmane (MBS), ne risque pas de s’aventurer hors de ses frontières ni de s’impliquer dans le conflit au Yémen.

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Lucie Germanangue. CC BY-NC-ND

Allié et pays stable

Ce jour-là, Elio Di Rupo ignore royalement l’avis contraire de six experts wallons, dont cinq sont issus de l’administration et chargés de le conseiller sur chaque licence d’exportation vers des pays sensibles. Le 25 septembre, ces experts, réunis au sein de la très discrète Commission d’avis sur les licences d’exportation d’armes avaient alerté le ministre-président des risques « trop grands » que ces fournitures « soient utilisées à des fins non-désirées dans le cadre de la guerre au Yémen ». Ces « fins non-désirées » n’ont rien d’anodin : on parle de possibles victimes civiles dans un conflit caractérisé par des multiples crimes de guerre. L’avis de la Commission est clair et net : défavorable.

À la fin de l’année 2019, les divergences de vue entre Elio Di Rupo et la Commission sont abyssales. Elio Di Rupo se fait le défenseur zélé des exportations vers l’Arabie Saoudite, cet « allié », ce pays « stable » dans une région troublée. En face, les experts wallons parlent d’abus des droits humains, de crimes de guerre et de déstabilisation régionale.

Si Elio Di Rupo décide d’outrepasser les avis négatifs des experts et d’octroyer coûte que coûte les licences, c’est qu’il peut le faire. L’exportation d’armes est son domaine réservé. Le ministre-président wallon décide seul, sans contre-pouvoir. Les décisions d’octroi de licences ne sont pas publiées, ni discutées, au nom du secret des affaires. « C’est le fait du prince », observe un ancien membre de la Commission d’avis.

Les avis de la Commission ne sont pas inutiles pour autant, loin de là. Ils sont en effet transmis au Conseil d’État, à qui revient la mission délicate d’arbitrer sur la légalité des licences d’exportations. Saisi par des ONG, il a suspendu des licences à plusieurs reprises ces dernières années, en estimant que les motivations du ministre-président n’étaient pas très solides. Les avis des experts ont constitué la clé de voûte de ses décisions.

La Commission d’avis est donc un caillou dans la chaussure du ministre-président. On sent poindre l’agacement d’Elio Di Rupo lorsqu’il cite directement, le 17 décembre 2019, dans la motivation accompagnant l’octroi de différentes licences, le travail des experts : « Il convient également de prendre en considération les éléments économiques (…), ce que n’a pas fait la Commission d’avis. »

La Commission d’avis devient gênante. Toutes les licences d’exportation vers l’Arabie Saoudite, qu’elles soient demandées par la FN Herstal, John Cockerill, Mecar, reçoivent des avis défavorable à partir du 14 mai 2019, jusqu’au mois de novembre 2019. La commission devient un obstacle aux exportations.

Quand la Commission d’avis change d’avis

Le revirement qui intervient, à partir de 2020, est radical. La Commission donne soudainement son aval aux exportations vers la garde nationale et la garde royale saoudienne, reniant ses positions préalables.

Pourtant, l’Arabie Saoudite ne connaît pas de changement majeur dans sa vie politique interne et la guerre au Yémen se poursuit. Pourquoi une telle volte-face des conseillers wallons ? « Le ministre-président a peut-être bien changé la Commission pour qu’elle soit plus docile », avance un de ses anciens membres.

La Commission d’avis a en effet été remaniée dans le sillage des élections régionales de 2019, qui ont vu se constituer une nouvelle majorité PS-MR-Ecolo. Plutôt que d’en désigner les membres par décret afin de garantir un débat démocratique et un vote au parlement, comme cela avait été proposé par Ecolo en 2019, les nouveaux partenaires de majorité ont choisi la voie d’un arrêté laissant au gouvernement les mains libres.

Questionné par les députés sur ce choix, début 2020, Elio Di Rupo restait mystérieux : « Toutes les discussions que j’ai pu avoir au préalable ont nourri cette décision, mais si j’évoquais avec qui et comment j’y suis arrivé, je dévoilerais le secret qui est celui de la décision du Gouvernement. » Au premier regard, la Commission nouvelle formule s’ouvre à des avis plus divergents, elle qui n’était composée auparavant que de six fonctionnaires wallons.

La nouvelle mouture compte deux personnalités extérieures aux cénacles des services publics wallons : d’abord Christophe Wasinski, professeur en relations internationales à l’ULB et Yves Haesendonck, ancien directeur général adjoint au SPF Affaires étrangères.

Ces nouveaux équilibres sont négociés entre partenaires de la nouvelle majorité, dont Ecolo, qui entend décrocher des concessions pour une Commission moins centrée sur les intérêts commerciaux. Mais dans les faits, la dynamique interne du groupe d’experts est bouleversée d’une façon inattendue et laisse entrevoir la possibilité de fonctionnaires recadrés, mis aux ordres. « Tous veulent que ça se vende », nous-a-t-il été dit.

Un recadrage incarné par la présence de Jean Marsia, un ancien colonel de l’armée belge propulsé au sein de la nouvelle Commission. Proche du PS, il fut membre du cabinet d’André Flahaut à la Défense, puis conseiller défense d’Elio Di Rupo, alors premier ministre. L’homme est vu par certains comme la main droite du ministre-président. Une main droite placée là pour discipliner la Commission ?

Interrogé par Médor, le militaire s’est contenté d’un laconique : « Je réponds seulement aux questions du ministre-président. »

Un autre changement majeur concerne l’affaiblissement de Wallonie-Bruxelles international (WBI), l’agence en charge de faire “rayonner” à l’étranger l’entité francophone de Belgique. Un affaiblissement incarné par deux mesures.

La première concerne l’homme de l’administration, celui qui maîtrise tous les dossiers de fond en comble et les petits secrets du commerce des armes en Wallonie : Olivier Gillet, de Wallonie-Bruxelles International. C’est lui qui prépare méticuleusement les réunions de la Commission d’avis et rédige des fiches détaillées pour chaque pays, son travail est considéré comme sérieux.

En 2019 il se prononce pour la suspension des licences, à l’instar des cinq autres membres de la Commission. Jusqu’à la fin de l’année 2019, il possède une voix délibérative. En 2020, il est rétrogradé… sa voix n’est plus que consultative. L’administration doit rentrer dans le rang.

La seconde concerne WBI en elle-même, qui perd en influence. Le détail des nominations révèle des modifications discrètes d’équilibres et de rapports de force. Wallonie-Bruxelles International ne compte plus que deux représentants avec voix délibérative au lieu de quatre -, au profit de l’Awex (Agence wallonne à l’Exportation et aux Investissements étrangers), qui s’installe dans la Commission, avec un siège, reflétant une plus grande prise en compte des intérêts économiques.

C’est en substance ce qu’expliquait Elio Di Rupo, le 17 février 2020, devant les députés wallons, pour justifier ce remaniement : le nouvel arrêté « permettra que dorénavant, outre l’analyse des critères, une triple analyse géostratégique, éthique et économique de chaque dossier soit effectuée ».

Intérêts bien compris

Les intérêts économiques, en toute logique, sont omniprésents dans ce dossier. Les contrats se chiffrent par milliards, les entreprises wallonnes sont reconnues à l’étranger et les syndicats s’invitent dans l’arène politique.

Le 3 septembre 2019, les partis politiques qui négocient les détails de leur participation au gouvernement voient défiler des manifestants des usines d’armes wallonnes qui veulent peser sur la déclaration de politique régionale et défendre leur gagne-pain. Un message visiblement reçu cinq sur cinq, puisque le 14 septembre 2020, au Parlement wallon, Elio Di Rupo enfonce encore un peu plus le clou : « Ce qui m’est parfois difficile à comprendre, c’est que certains feignent d’oublier le drame social en Wallonie, singulièrement dans le bassin liégeois, que représente la suspension, voire l’annulation de certaines licences d’exportation », martèle-t-il.

Pour un ancien membre de la Commission d’avis, qui regrette ce « chantage à l’emploi », il faut toujours garder en tête « le poids des entreprises et en particulier de la FN. Ils ont de bons relais. Les entreprises prennent directement contact avec l’administration. Je sais que Gillet était harcelé par des dirigeants d’entreprises qui l’appelaient sans cesse ».

Du côté de la Commission d’avis remaniée, cet intérêt économique semble parfaitement et soudainement compris quand, au printemps 2020, elle se penche sur des licences d’exportation à destination de l’Arabie Saoudite - en distanciel, covid oblige.

En dépit de l’opinion minoritaire de l’un des experts, elle donne cette fois-ci son feu vert aux exportations vers l’Arabie Saoudite, tant vers la garde royale que vers la garde nationale. Questionnée sur ce revirement de la Commission d’avis, la députée Ecolo Hélène Ryckmans, membre de la sous-commission de contrôle des licences d’armes du parlement wallon se montre étonnée.

Pas au point toutefois d’y voir un sujet majeur de discorde au sein de la majorité wallonne. « Il y a déjà suffisamment de casus belli à l’intérieur du gouvernement » dit-elle. « On aimerait que les armes ne soient plus octroyées du tout à l’Arabie Saoudite. Mais si vous me demandez si c’est scellé dans un accord qui ferait qu’on quitte le gouvernement si ce n’est pas le cas, je ne le pense pas. »

L’Égypte, la prochaine Arabie Saoudite ?

En dépit du revirement de la Commission d’avis, le Conseil d’État suspend, en mars 2021, une dernière série d’exportations à destination de la garde nationale d’Arabie Saoudite. Depuis lors, le commerce d’armes direct entre la région Wallonne et l’Arabie Saoudite s’est considérablement tari.

Dans les données de la banque nationale de Belgique, on trouve un petit 689 000 euros d’exportation d’armes vers Ryad pour l’année 2021, probablement du matériel de réparation d’équipements militaires. Du côté de la FN, Julien Compère, le patron du groupe, déclarait au journal « Le Soir », le 20 juin 2022, que son entreprise visait une moindre dépendance au marché saoudien.

« C’est bien simple, en 2021, on n’est pas allés en Arabie Saoudite. » Mais le marché des armes est en quête perpétuelle de débouchés. D’autres pays « sensibles » sont dans le viseur. L’Égypte, par exemple, est l’objet depuis 2013 d’un embargo européen – partiel - des exportations d’équipements qui pourraient être utilisés à des fins de répression interne.

En 2020, la Région Wallonne a accordé deux licences à destination de l’Égypte, à hauteur de 14 millions d’euros. Un ‘petit’ marché appelé à se développer. Suite à la visite du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi en Belgique en février dernier, au cours de laquelle le dirigeant égyptien a rencontré le patron de John Cockerill, l’entreprise connue pour ses tourelles de chars, c’est au tour des trois régions de Belgique d’entreprendre une mission économique en Egypte, qui aura lieu du 16 au 21 octobre 2022.

L’Awex portera les couleurs wallonnes. Les passes d’armes sur les exportations sensibles pourraient reprendre de plus belle. Qu’en dira la Commission d’avis ?

Enquête réalisée avec l’aide du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

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  1. Médor a contacté Elio Di Rupo via son porte-parole. Ce dernier a déclaré que le ministre-président ne souhaite pas « faire de commentaires sur le sujet. Il est en effet de tradition qu’il ne commente en aucun cas les décisions relatives aux licences d’exportation d’armes ».

  2. Rendus le 9 mars et le 7 août 2020, puis le 8 mars 2021

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