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Ecoutez la complainte du villageois

Une vie chacun dans sa bulle, en Brabant wallon

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Le Royal Waterloo Golf Club, établi à Lasne. L’équivalent du Zoute. De superbes paysages, à apprécier dès qu’on peut acquitter les droits d’entrée.

Colin Delfosse. CC BY-NC-ND.

Qui prend l’initiative en matière de loisirs, à Lasne ? Des particuliers, des privés, rarement la commune. Le fossé se creuse ainsi entre les villageois et les nouveaux riches. Carnets d’immersion.

« Il manque 50 euros »

L’été indien au Royal Waterloo Golf Club de… Lasne, ce mercredi 23 octobre. Il fait beau, il fait chaud, l’accueil est sobre mais souriant et, à la terrasse, l’eau pétillante est bradée à 2 euros 50. Il n’y a pas de meilleur endroit pour apprécier la beauté de la campagne lasnoise. Du club-house, la vue est majestueuse.

A la table du fond, une brochette de Wallons Connus devisent autour du plus Bruxellois d’entre eux, Philippe Collin, l’ancien bras droit de la famille Vanden Stock, qui a revendu le Sporting d’Anderlecht à Marc Coucke, en vitesse, fin décembre 2017. La conversation tourne autour d’un cinglant cinq à zéro encaissé, la veille, par les rivaux historiques du Club de Bruges, anéantis par le Paris-Saint-Germain. Ça ricane, ça commande une autre tournée, ça cherche à éviter les dettes : « Dites, il manque 50 euros pour payer les premières tournées », lance à la cantonade un golfeur plus qu’endurci. Un peu mesquin, tout de même, non ?

Après une paire d’heures, le business reprend ses droits quand Philippe Collin s’en va. Un capitaine d’entreprise évoque un projet à plusieurs millions d’euros dans la construction « où il faut avoir les reins solides ». Il est question d’autoroutes en Espagne et au Portugal, de Congolais indiquant qu’« il n’y a pas encore de décision au niveau de la haute direction », mais aussi de nichons, de Ray-Ban en écailles de tortue (« elles te vont bien, dis  »), de bouteilles de champagne pour le nouvel an et de trivialité en vase clos. « Je suis contre les Noires », lâche un finaud, citant Guitry. « Tout contre ».

Puis, les tables unisexes se vident. Il est 16 heures. « A mercredi ! », se disent les rois de la petite balle. La plupart habitent à moins de 500 mètres : les propriétés adjacentes au parcours de golf d’Ohain sont parmi les plus chics du pays. Le marché immobilier est magnifique pour le moment, dit la presse spécialisée. Les prix vont grimper encore. Il faut compter un minimum de 900 000 à 1 million d’euros, en moyenne, par demeure.

J’en profite pour lever le camp, moi aussi. J’ai plus de 40 ans. Pour mon droit d’entrée à 8 000 euros (une claque, tout de même), précédant une cotisation annuelle de 2 232 euros, je repasserai si le soleil résiste à l’automne. Après quelques heures dans ces hauts lieux, on a une sérieuse envie de rejoindre le vrai monde. Pour être adoubé au Royal Club, il faut deux parrains et une cooptation du conseil d’administration. Le dress code imposé m’obligerait à passer au magasin…

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Le club le plus select de Wallonie.
Colin Delfosse. CC BY-NC-ND
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Ces terrains, près du golf, ont été repris par un club privé.
Colin Delfosse. CC BY-NC-ND

Parcours d’intégration

Sur le Vieux Chemin de Wavre qui ramène vers un peu de mixité sociale, je songe à l’ordre établi, je pense au Voltaire qu’on enseigne dans nos écoles (« Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu ») et je croise des jardiniers endimanchés qui taillent des haies de cinq mètres à l’aide d’équipements fabriqués sur-mesure.

Pourquoi nos « égaux » éprouvent-ils un tel besoin de s’isoler derrière de si hauts murs ? Je parcours une nouvelle de l’écrivain Vincent Engel, qui a grandi à Lasne, où ses parents aisés avaient une petite maison : « A l’époque, se rendre à Ohain était une expédition, une plongée dans des terres sauvages emplies de terribles fermiers qui s’exprimaient dans une langue presque incompréhensible. » (Retour à Montechiarro, 2004).

Aujourd’hui, Lasne, ton vivre ensemble, il a foutu le camp. Et les villageois qui tiennent à toi, eh bien, ils ont peur d’avoir perdu la bataille ! Comme les Français à Waterloo. Ejectés par plus puissants. « J’aime raconter cette histoire vraie, rigole Marc Mambour, l’un des derniers résistants. Un nouvel arrivant, qui a réussi dans les affaires et qui a aménagé ici une ferme en carré à 6 millions d’euros, est allé trouver un vendeur de tondeuses à gazon, ou quelque chose comme ça. Il lui a demandé : « Comment dois-je faire pour m’intégrer ? » Le vendeur lui a répondu : « Allez à l’église. Ou alors chez les majorets de Maransart. » Il est venu chez nous, les majorets. Mais je dois bien reconnaître que ce type génial est un peu l’exception qui confirme la règle. »

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Mariage en blanc. Forcément.
None. CC BY-NC-ND

Rire à la kermesse

Maransart, sa kermesse annuelle ramassée sur trois jours, à partir du vendredi 11 septembre dernier. Un truc comme ça, à plus de 5 000 chopes éclusées et 1 300 portions de frites englouties, ça vous fait vibrer un village entier – l’entité fusionnée de Lasne en compte cinq (Lasne forcément, Ohain, Couture-Saint-Germain, Plancenoit et Maransart, autant de communes à la sociologie assez différente).

Des brocanteurs viennent - aussi - de Bruxelles, Charleroi ou Liège pour occuper l’un des 450 emplacements dégagés pour eux, à l’occasion de l’événement de l’année. Des joueurs de couyon s’affrontent comme au temps où un socialiste et un social-chrétien pouvaient encore battre un libéral. Surtout, le village réussit à rassembler médecins, avocats ou nouveaux proprios d’un côté, agriculteurs, ouvriers et enfants d’autochtones, de l’autre.

Le vendredi soir, fait rare, on fait la file devant un commerce du centre de Lasne : une friterie ambulante. «  Les autorités communales n’aiment pas trop ça. J’essaie depuis longtemps d’obtenir leur soutien. Alors, en attendant, j’entreprends et j’installe ma baraque à frites là où je peux. En l’occurrence, sur un bout de terrain privé  », rit (jaune) Philippe le téméraire, vivant depuis des lunes à Lasne. Ou plutôt « à Plancenoit ». Les Plancenotî n’aiment pas se dire Lasnois ; leurs voisins de Maransart non plus.

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Thomas Dekaise, Marc Mambour et Joël Hautfenne : le noyau dur des organisateurs de kermesse. La relève est prête, cela dit. Ils (et elles, plus discrètes) passent des semaines entières à préparer l’événement populaire de l’année.
Colin Delfosse. CC BY-NC-ND

Le samedi, la kermesse se déploie autour de l’ancien centre sportif de Maransart, où les bourgeois des avenues calmes ont éjecté le club de foot. Trop populaire, trop bruyant à leurs yeux. Il y a dix ans, c’est ici que tout a commencé. « Je rêvais d’organiser une belle course de vélos. Aujourd’hui, on peut se permettre d’inviter Sttellla et de lancer de nouvelles activités, tel un grand tournoi de poker », sourit fièrement Marc Mambour, fonctionnaire à l’ONSS. Il est entouré d’un comité d’organisation où les moins de trente ans, femmes ou hommes, toutes et tous attachés à l’esprit de village, remplacent petit à petit les premiers Mohicans.

Le dimanche, c’est la brocante à petits prix et l’heure des « majorets », qui sont à Maransart ce que sont les Gilles à Binche ou les majorettes à la Picardie. Chaque année, une bonne dizaine de vrais cinglés défilent en rue, rigolent, lèvent la jambe en réveillant la bonhomie des anciens colombophiles. « Pourquoi je fais ça ?, s’interroge l’un d’eux. Pour être avec mes potes. Parce qu’ici, cela reste notre terre de Gaulois et que nous perpétuerons cet esprit, comme vous l’avez écrit, il y a une semaine, sur le site de Médor. »

Le majoret et les « m’as-tu vu »

Depuis deux mois, je me demandais pourquoi ces fêtes de Maransart étaient à ce point importantes pour les habitants de ces campagnes. Je pense avoir trouvé : il y a quelque chose de tribal, d’existentiel dans la démarche. Comme une peur d’être chassé de chez soi ou même de disparaître. Ainsi, le majoret serait-il l’exact opposé du « m’as-tu vu » qui fait crisser ses pneus au rond-point du Messager, situé entre le golf et les terrains de football rénovés de la RULO (Royale Union Lasne Ohain).

Au début, il y a trente ans, l’immixtion lente de ces conquérants multicylindrés n’avait pas alerté les ruraux de Maransart, Plancenoit, Lasne, etc. L’humoriste Richard Ruben a été le premier à croquer ces Gonzague du BéWé, moqués aussi à Waterloo ou La Hulpe. « Mais aujourd’hui, ça ne nous fait plus rire. Au moindre souci dans le couple ou au boulot, il devient impossible de loger dans la commune, où la spéculation a fait flamber l’immobilier. Même chose pour nos enfants, commente cette mère de famille qui a décidé d’émigrer en Hainaut. Ils doivent aller habiter ailleurs. »

Une ancienne institutrice se souvient : « A la petite école de Maransart, les belles voitures décapotables, tout le luxe affiché par les riches entrants avaient obligé la direction à se préoccuper d’un clivage de plus en plus prononcé. Les enfants d’ici se taisaient en classe. »

Beaucoup reprochent aux dirigeants communaux de nier cette difficulté. Ce n’est pas neuf :

  • Il n’y a pas de centre culturel à Lasne — « promis juré, c’est pour cette législature », déclare l’échevine de la Culture Julie Peeters-Cardon.
  • Il n’y a pas de maison de jeunes — « un peu normal, vu que Lasne ne compte pas d’école secondaire », dit-elle.
  • Il n’y a pas d’initiatives publiques visant à augmenter la mixité sociale au travers d’événements gratuits — « c’est un problème de communication, on fait beaucoup de choses, embraie l’échevine des Sports et de l’Egalité des chances Virginie Poncelet. Nous envisageons de rendre gratuit l’accès aux salles de sports pour tous les groupements présents à Lasne ».

Un vrai beau centre culturel, du sport pour tous, à zéro euro, et de la culture sans élitisme ? On jugera en 2024.

La commune privatisée

D’ici là, le MR garde les pleins pouvoirs à Lasne. Depuis la disparition du PS et du cdH (privé du vote des agriculteurs par les échevins libéraux Pierre Mévisse et Cédric Gillis, ayant leurs racines dans de grandes fermes), la seule opposition est incarnée par Ecolo, plutôt faiblard jusqu’ici. Or, le temps joue en faveur des libéraux. D’ici au prochain scrutin communal, l’embourgeoisement de l’électorat paraît inéluctable étant donné le remplacement d’une partie de la classe moyenne par les nouveaux propriétaires de grosses villas.

« Avant les communales d’octobre 2018, témoigne Stéphane Vanden Eede, j’ai coordonné l’opération Enragez-vous/Engagez-vous avec vingt associations du secteur de l’éducation permanente. Nous avons sondé les priorités des habitants de tout le Brabant wallon. A Lasne, nous avons été très, très bien accueillis par la majorité MR. Avec le recul, je trouve ça un peu suspect… Il ne se passe jamais rien dans cette commune. Les riches habitants aspirent à ce calme, et le pouvoir libéral leur offre ça.  »

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Sur ce troisième point, le pouvoir politique aurait-il pris la demande au pied de la lettre ? En régnant sur une sorte de désert social et culturel ? « Qu’on l’aime ou pas, la demande de tranquillité émanant des habitants est bien réelle, commente Max Zimmerman, le directeur de la télévision locale TV Com, qui habite sur les hauteurs de Chapelle-Saint-Lambert. Pour le reste, votre jugement me semble un peu sévère. Il y a un très bon club de foot qui forme des jeunes, des activités sportives ou culturelles qui se développent. Cela bouge un peu, tout de même ! »

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A la plage de Renipont, relookée par des investisseurs privés.
Colin Delfosse

Allez danse, danse, le soleil brille

Outre le parcours d’artistes qui vient d’être relancé, fin octobre, les mêmes exemples de réussites reviennent inlassablement dans les conversations : la plage de Renipont où l’on peut se baigner dans un étang purifié, le rayonnement du café-restaurant La Tartine, qui a ranimé un bowling à l’ancienne et loue des salles de spectacle, la fête des fleurs et du jardin à l’abbaye cistercienne d’Aywiers. Mais à chaque fois, il s’agit d’initiatives privées payantes. Tout se paie à Lasne. Même la carte de ces magnifiques sentiers défendus bec et ongles par l’asbl Lasne Nature, qui milite un peu seule face aux golfeurs, aux lotisseurs et aux chasseurs.

De la culture grand public ? « Moi, j’ai une idée, souffle Elena Leibbrand. Je cherche le soutien de la commune pour réhabiliter les bals populaires. On pourrait en organiser dans la magnifique salle du rez-de-chaussée de La Tartine, ou même faire vivre le kiosque de la place communale, à Ohain, qui reste désespérément vide en toute saison. J’ai essayé de contacter les autorités communales, à mon arrivée à Lasne, il y a trois ans. Pour le moment, ça n’a pas matché entre nous…  »

Cette quadra a changé de vie. Elle a quitté son poste de fonctionnaire à la Commission européenne, et s’est jetée à corps et fonds perdus dans la danse. Elle a lancé l’asbl EléDanse qui hésite à se fixer à Rixensart ou à Lasne. « A Rixensart, on sent une vraie envie de faire vivre les arts de la rue, commente son partenaire-comptable Jérôme Bollue, qui se dit séduit par la démarche depuis qu’il a dansé cinq heures d’affilée à La Tartine (décidément), à l’occasion d’un bal populaire financé en solo par Elena. A Lasne, je me demande si le mot populaire n’est pas un contre-argument.  »

Elena Leibbrand ? « Jamais entendu prononcer ce nom. Nous ne connaissons pas son dossier. A-t-elle entré une demande de subsides ? », m’ont répondu en chœur les échevines Julie Peeters et Virginie Poncelet, le lundi 21 octobre, quand je suis allé leur demander pourquoi l’idée de ces bals populaires n’avait pas reçu le soutien de la commune. Entretemps, un rendez-vous est fixé après le congé de Toussaint. « Je croise les doigts, dit la professeure de danseuse. Jusqu’à présent, même une mention dans l’annuaire des activités organisées à Lasne, c’était de trop. »

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Chez EléDanse, mardi 23 octobre.
Colin Delfosse. CC BY-NC-SA

Le rideau trop rouge

Chaque année, les organisateurs des fêtes de Maransart perçoivent, eux, 300 euros de la commune en guise de soutien financier. Des cacahuètes, à comparer aux 6 000 euros nécessaires pour faire venir le chanteur Jean-Luc Fonck et Sttellla, le 12 septembre dernier. « Mais, c’est déjà ça, sourient-ils. La commune installe aussi les chapiteaux et livre gratuitement les racks de chaises (coût, sinon : 37 euros l’unité). On est contents avec ce type d’aide. Cela dit, si Lasne tombe entre les mains d’un.e bourgmestre rallié.e à la cause des habitants fortunés venus d’ailleurs, nos fêtes de Gaulois seront-elles encore acceptées ? »

Pour les gestionnaires du Rideau Rouge, un petit geste serait également le bienvenu. Mais rien. Nada. En septembre dernier, cette salle de concerts et de spectacles a fêté ses quinze ans d’existence et… d’instinct de survie. A l’affiche, Juicy ou Sonnfjord, qui s’est remémoré son tout premier concert, intimiste, à Lasne. « Merci à Nico ! (Nicolas Fissette, le fondateur et l’âme du Rideau Rouge) Il est courageux. C’est grâce à lui que ce lieu rassembleur continue à vivre », s’est emballée sur scène Maria-Laetitia Mattern, la chanteuse de Sonnfjord. C’était il y a un bon mois. Il n’y avait aucun échevin dans la salle pour l’applaudir.

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