La politique elle a changé
Au MR, le buzz à tout prix
C’était inattendu : le 9 juin dernier, le libéral Pierre-Yves Jeholet explose les scores aux élections fédérales comme il matraque les réseaux sociaux. Une vague bleue à laquelle ne serait pas complètement étrangère Produweb, une agence de com dirigée par la famille Petta.
Un mot, un geste, et les réseaux feront le reste. Voilà la devise qui aurait pu accompagner le « buzz » du 2 juin 2024. À l’aube des élections législatives et à l’heure de tailler la bavette, l’émission dominicale de RTL-TVI Rendez-Vous promet de décortiquer les « grands enjeux » grâce à l’intervention de témoins privilégiés. Ce dimanche-là, le plateau de Christophe Deborsu est plutôt transformé en arène politique : Nabil Boukili, député fédéral sortant et tête de liste du PTB bruxellois à la Chambre, fait face au MR Pierre-Yves Jeholet, ministre-président de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Les débats s’avèrent relativement calmes, jusqu’au thème du port du voile dans l’administration : à Jeholet, qui défend la neutralité de l’État, Boukili avance qu’à l’embauche, « le voile ne doit pas être un motif de discrimination ». « Ça, ce sont d’autres pays comme l’Iran qui le font », dit-il. La comparaison suffit alors à faire dégoupiller l’adversaire : « M. Boukili, vous n’allez pas venir nous donner des leçons ici, en Belgique, réplique Jeholet, index droit vers le ciel, tel un instituteur prêt à manier la baguette. Il y a des règles, on les respecte. Si ça ne vous plaît pas, vous n’êtes pas obligé de rester en Belgique ! »
D’abord ponctués d’un « ouh la ! » instinctif, puis d’une relance timide de Christophe Deborsu – « Ça ne vous ressemble pas » –, les propos suscitent logiquement la confusion. « Vous voulez que je revienne où, M. Jeholet ? », tente à son tour Nabil Boukili. La vérité, c’est que Pierre-Yves Jeholet vient surtout de renvoyer l’élu PTB à ses origines marocaines. Et que les services com de tous bords, censés alimenter les canaux de leur parti, vont pouvoir se régaler. Le buzz est bien trop glissant pour ne pas surfer dessus. « On vit en Belgique, on choisit de respecter les règles ou alors, on va ailleurs », lâchait déjà le libéral, une vingtaine de minutes plus tôt. Si cette sortie n’était peut-être pas téléguidée, le discours, lui, figurait au moins à l’agenda. À une semaine du scrutin, il semble même avoir constitué un tournant dans la victoire finale du MR.
Le récit officiel
Pour Guillaume Petta, cela ne fait pas l’ombre d’un doute : la parole libérée de Pierre-Yves Jeholet, ce fameux dimanche 2 juin, n’était rien d’autre qu’un « excellent coup de com ». « La première réaction de l’équipe du MR qui s’est occupée de gérer ça a été la suivante : “Ouh la la, tous les médias en parlent !”, rembobine Petta. Nous, ce qu’on a observé, c’est que l’engagement sur les vidéos qui parlaient de politique migratoire était excellent. C’est-à-dire qu’au lieu d’avoir des commentaires qui disaient : “Vous êtes raciste ! C’est scandaleux !” ; les gens se sont plutôt dit : “Ah, enfin quelqu’un qui dit ce que tout le monde pense.” Il y avait neuf excellentes réactions pour une mauvaise. C’est ce que moi, j’appelle un vrai buzz. »
« Moi », « nous », ce sont donc Guillaume Petta et son agence Produweb. Joint entre deux brainstormings, l’homme, pas encore trentenaire, s’exprime comme l’acteur principal d’une success-story inspirante : selon le récit officiel, il quitte ses études de droit pour devenir CEO à 19 printemps, fondant ainsi Localisy en 2015. Outre l’enchaînement d’anglicismes, la start-up recense alors les commerces locaux en région liégeoise et propose aux clients un moteur de recherche afin de mieux baliser le shopping. Le développement numérique de la stratégie marketing des PME suit rapidement.
Six ans plus tard, Localisy rachète son concurrent, Produweb, pour mieux se spécialiser dans le « web interactive full services ». Traduction : elle chaperonne des entreprises telles qu’Intermarché en matière de marketing numérique, de création de sites et autres contenus vidéo. Aujourd’hui, une cinquantaine de personnes travaillent pour le jeune Guillaume et ses six millions de chiffre d’affaires. Sur la route du succès, Pauline, la sœur aînée, ne se trouve jamais loin. Celle qui dirige le Domaine des Hautes Fagnes, un complexe hôtelier étoilé dans lequel elle aurait démarré à la plonge – et où la famille a surtout investi plusieurs millions –, accompagne chacun des pas du frangin. Il faut dire que le clan Petta est du genre soudé. À Herve, dans sa province liégeoise d’origine, il est même plutôt bien installé. Descendant d’agriculteurs italiens ayant quitté la région du Molise, l’informel « Groupe P » a ensuite produit une dynastie d’entrepreneurs, à commencer par le père, Silvio, patron d’un cabinet comptable. Alors forcément, dans une ville gouvernée cinq ans durant par Pierre-Yves Jeholet, de 2012 à 2017, et restée bleue depuis, des liens se sont tissés. « Il y a quelques années, j’avais eu une discussion avec Pierre-Yves lors d’un event networking. On avait évoqué des stratégies de posts sur les réseaux sociaux, mais ça n’avait abouti à rien, rejoue Guillaume Petta. Puis, j’ai reçu un mail de sa collaboratrice trois ou quatre mois avant les élections… »
30 secondes pour convaincre
Voilà pour le récit officiel. Pour le reste, le fils Petta n’en est pas non plus à sa première poignée de main avec le MR : son agence avait déjà retapé le site web de Diana Nikolic, l’une des figures des libéraux en Cité ardente, et distillé au passage « quelques conseils marketing ». Une fois Produweb engagé au printemps dernier, en l’échange de « quelques milliers d’euros » selon L’Écho, Guillaume Petta et une équipe composée de sept personnes disposent de toute latitude pour booster la campagne numérique de la Fédération liégeoise du MR, présidée par Pierre-Yves Jeholet.
Après un audit des réseaux de la section provinciale, mais aussi de ses concurrents, Produweb établit le plan d’attaque des 30 candidats liégeois aux élections fédérales, régionales et européennes. L’agence souligne les points importants de leur programme, puis détermine 150 « groupes cibles » à atteindre, en fonction notamment de ce que Meta (Facebook, Instagram) permet : le groupe de Mark Zuckerberg limitant le ciblage des données personnelles pour les contenus publicitaires, il s’agit alors de viser la zone géographique relative à l’arrondissement des candidats, et plus particulièrement les « centres d’intérêt », afin de faire déferler la vague bleue.
Dans le jargon, on appelle cela du microciblage : des posts sponsorisés, c’est-à-dire payants, sont publiés selon des mots clés qui permettent de constituer une « communauté ». « Nous avons ciblé nos audiences sur leurs intérêts et non sur le fait qu’elles soient de droite ou de gauche. Notre président, Georges-Louis Bouchez, a réalisé 70 % du boulot en clarifiant notre position, par exemple sur le nucléaire, et nous avons effectué les 30 % restants en allant chercher les gens sur ces différentes thématiques », récite Onur Sar, le Head of Digital Marketing du MR à l’échelle nationale. Le spécialiste en « paid media » a par ailleurs à cœur de rappeler que seulement 2 500 euros, soit 1 % des 250 000 mis sur la table par son parti pour pousser des contenus, ont été dépensés en sponsoring par Produweb et la version liégeoise des libéraux.
Un « fond de racisme »
C’est que le partenariat a fait l’objet de crispations, et ce, même en interne : au-delà de la publicité dont a joui Guillaume Petta dans la presse francophone, au lendemain de résultats aussi surprenants que victorieux pour la bande à GLB, les vidéos produites par l’agence détonnent. Sur la cinquantaine de clips réalisés, tous d’une durée variant de 30 secondes à une grosse minute, onze mettent en scène le seul Pierre-Yves Jeholet face caméra. Entre autres positionné dans un format « réaction », affublé d’un polo ou d’une chemise, assis sur un fauteuil et téléphone en main, il réagit à des vidéos incrustées sur un coin de l’écran, images de banques de données à l’appui. Il mitraille alors autant ses marottes qu’il multiplie les clichés : les « inactifs », les assistés – comprendre les chômeurs – ou les socialistes qui stigmatisent les indépendants, les écolos et leurs « fake news », en prennent pour leur grade. Détail croustillant : le mode opératoire est inspiré d’un influenceur américain commentant la malbouffe des internautes.
Le 2 juin 2024, il y a donc à boire et à manger. Pierre-Yves Jeholet suggère à Nabil Boukili de quitter le pays, mais parvient à retourner la polémique en faveur de son clan, bien aidé par l’omniprésence de son chef, Georges-Louis Bouchez. Balayant les demandes d’excuses, qui percolent jusque dans le camp des futurs alliés des Engagés, le MR maintient que le propos ne contenait aucune attaque personnelle et enregistre déjà de nouveaux adhérents. Si Unia n’y décèle rien qui soit « contraire à la loi », l’institution publique de lutte contre la discrimination évoque pourtant un « fond de racisme ».
Ce qui n’empêche pas Produweb de juger l’occasion trop belle : la veille du débat, l’agence avait posté une vidéo sur les comptes de Pierre-Yves Jeholet. Le Hervien s’agaçait de la proposition du socialiste bruxellois Hasan Koyuncu de passer le permis dans une autre langue que les officielles. « La gauche préfère opter pour le repli sur soi, le communautarisme », élaguait Jeholet en quelques secondes. Le jour J, c’est l’un de ses contenus qui chauffe le plus.
Guillaume Petta et son équipe reprennent alors l’opération microciblage pour intensifier le phénomène. « Sur les réseaux sociaux, quand les gens vous défendent, ils deviennent vos ambassadeurs. Et plus il y a d’interactions, plus la visibilité de la vidéo est amplifiée, reprend Petta. Nous avons alors la possibilité d’investir le budget sur les vidéos qui marchent le mieux et donc d’adapter les audiences pour qu’elles touchent le plus de personnes intéressées possible. »
Le principal intéressé, lui, préfère mettre le GSM en sourdine : « Pierre-Yves Jeholet ne fera pas de commentaires par rapport à sa campagne numérique. Cela relève de la stratégie et nous souhaitons la garder pour nous », écrit son porte-parole, Nicolas Reynders, le fils de l’ancien ministre et commissaire européen. À la lecture des éléments, la mystérieuse stratégie s’avère heureusement assez lisible : plutôt que le fond, et rien que le fond, il s’agissait en particulier de taper sur la concurrence et d’investir par la même occasion des terrains laissés en friche par une extrême droite francophone peu organisée. Dans le sprint final, la gestion de la saillie télévisée de Jeholet semble ainsi avoir participé à convaincre des indécis de voter MR et, en ce qui le concerne, à réaliser un score historique (64 306 voix de préférence).
Aujourd’hui, cet « excellent coup de com » d’une droite enfin « assumée » – d’après une formule de Georges-Louis Bouchez – serait même jalousé dans les rangs des socialistes liégeois. Les écologistes, qui concèdent avoir manqué le virage des réseaux sociaux, ont pour leur part commandé une étude afin d’améliorer leur présence sur la Toile. Largement exploité par le Vlaams Belang au nord du pays, l’exercice restait jusque-là l’apanage du PTB côté francophone. D’après un rapport du collectif AdLens, les seuls Engagés, PS et MR ont atteint le million d’euros en dépenses électorales sur Meta, dans les quatre mois précédant le 9 juin. Depuis, les partenariats avec des agences de communication digitale ont fleuri. Alors finalement, une seule question demeure : que restera-t-il de différent entre leurs programmes et les catalogues d’Intermarché ?
Mise à jour : cet article a été corrigé le 28 décembre 2024 à 16h48 pour indiquer la bonne fonction de Nabil Boukili, député fédéral et non européen
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