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Ô Limbourg, Ô ma patrie

(Tous ensemble !)

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Procession catholique de Saint-Evermarus à Rutten, près de Tongres.

Nick Hannes. Tous droits réservés.

Le Limbourg a connu deux miracles. L’exploitation du charbon combinée à la production massive de Ford, à Genk. Puis l’étonnante résilience collective quand tout a fermé. Aujourd’hui, il faudrait un troisième miracle : un ralentissement de la montée de l’extrême droite.

Une plaque de rue et, derrière, sous un ciel dégagé comme la plaine qui s’ouvre à l’horizon, des éoliennes et des pylônes électriques. C’est la « Mondeolaan », l’avenue Mondeo, du nom d’un modèle de voiture qui n’est plus construit ici depuis bientôt dix ans. Ce type de plaque est la seule trace visible de l’omniprésence d’un constructeur américain – Ford – qui a emballé le Limbourg pendant un demi-siècle. Puis, d’un coup, Valence a battu Genk dans la course à la compétitivité. Près de 6 000 emplois, en comptant les jobs dérivés, sont partis à la trappe.

« Mon père a travaillé huit ans dans les mines et il a fini sa carrière chez Ford Genk, raconte Liliana Casagrande, journaliste au Belang van Limburg, présent à chaque conseil communal dans toute la province. Quand les usines ont fermé définitivement, le 18 décembre 2014, il y avait dans cette plaine une atmosphère de déprime et d’angoisse. »

Les Limbourgeois et les Limbourgeoises parlent lentement, leur phrasé chantonne et on s’en moque souvent à Anvers. Mais ils sont courageux. « Non, en Flandre occidentale, ils sont courageux, corrige Liliana Casagrande. Nous, nous sommes “veerkrachtig”, résilients. » Comme pour les charbonnages, les stigmates du passé automobile ont assez vite été retirés du paysage. Aujourd’hui, à l’entrée du site colonisé par Ford, ils ont déposé une carte de visite de dix mètres sur cinq : « Logistics Valley Flanders ».

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Le moulin à vent « Sevens » à Kaulille, Limbourg.
Nick Hannes. Tous droits réservés

Après Ford, les pouvoirs publics ont voulu éviter de tout miser sur un sauveur unique. Dans cette « vallée de la logistique », à côté de quelques gros acteurs économiques comme Port of Limburg ou les transports Essers, une bande de petites entreprises compensent tout doux la purge d’emplois. Plus de 1 000 jobs y sont nés en un peu moins de dix ans. En tournant la tête dans tous les sens, on voit des routes, du chemin de fer, une grande écluse et le canal Albert, près duquel est prévue une plateforme multimodale juste en face d’Arcelor Mittal. Quand elle sera construite et que les transports par la route, le rail et l’eau se combineront, le Limbourg pourra exploiter au mieux son atout principal : une excellente situation géographique.

En 2016, la région de Charleroi a vécu le même désastre social que Genk quand le géant américain de la machine à usage industriel, Caterpillar, a déserté un site comparable de 100 hectares. Seulement maintenant, une esquisse de plan de reconversion s’y dessine. Le PS dominant et le syndicat FGTB ont cru, eux, en un repreneur qui recréerait à lui seul les emplois disparus. Mais il n’y a pas eu de miracle à Gosselies. Ni de parc d’attractions Legoland ni de sauveur providentiel, tel le constructeur de voitures électriques chinoises ThunderPower. Les deux ont fait croire qu’ils relanceraient le site.

Ici, il faut une voiture

Genk n’était rien avant les phases à chaud du charbon et de la bagnole, qui ont culminé ensemble au milieu des années 1960. De 3 000 habitants, la ville est montée à plus de 60 000. « Ce qui s’est passé après la fin des charbonnages, suivie d’assez près par la double fermeture de Ford Genk et de Philips Hasselt, démontre ce qu’est le Limbourg », estime le député-bourgmestre de Leopoldsburg Wouter Beke, ancien ministre et président du CD&V, le parti démocrate-chrétien qui a dominé la vie politique de l’après-guerre à la grande défaite électorale de 1999. « Notre province, dit-il, est la seule à avoir créé une société de reconversion. Celle-ci a rapidement investi une partie de l’argent reçu de l’État fédéral dans de nouvelles activités, confiées à des PME. Il n’y a jamais eu de concurrence malsaine entre Hasselt ou Genk. Les partis politiques ont compris qu’il valait mieux rester unis pour obtenir des subsides. En Limbourg, on ne parle pas de “concurrent” ou de “collega” (collègue), mais de “conculega”. » La province a même son hymne, gentillet et bucolique, chanté lors des fêtes locales ou à la fin des congrès de partis. « Le Limbourg, ma patrie. Où dans la forêt de chênes verts bronze chante le rossignol. »

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Parking de supermarché à proximité de Be-MINE, ancien site minier de Beringen reconverti en lieu récréatif. 
Nick Hannes. Tous droits réservés

Les résultats économiques sont là. Dans une récente étude de la Banque nationale de Belgique, où le Hainaut et Liège restent à la traîne, le Limbourg figure en pole position des régions d’Europe dites « en transition ». En Wallonie, seul le Brabant wallon affiche un taux de croissance moyen plus élevé sur la période 1999-2019. Et les progrès récents seraient meilleurs encore. Chez Pom Limburg, la société de développement provinciale, installée dans un campus tout neuf à Hasselt, on annonce, chiffres à l’appui, que le retard concédé par rapport aux locomotives de l’Union européenne que sont les autres provinces flamandes se réduit d’année en année. Pom Limburg a confié sa direction à Noël Slangen, l’ancien conseiller stratégique des Premiers ministres Jean-Luc Dehaene et Guy Verhofstadt. Le premier « spindoctor » de Belgique. Un stratège. Un rusé.

« Oui, c’est correct de dire que le redressement est spectaculaire, commente la journaliste Liliana Casagrande. Cela dit, moi, à mes neveux, je conseille quand même d’aller étudier et travailler ailleurs. Les salaires sont plus élevés et il y a davantage d’emplois à haute valeur ajoutée. Nous, nous n’avons pas d’université complète. Les trains vers Bruxelles, il n’y en a que deux par heure au maximum. Du nord de la province, par exemple, il est quasi impossible de se déplacer par le rail. En Limbourg, il faut une voiture. »

Eh bien, prenons-la. Direction Maasmechelen. De Hasselt à Genk, on ne voit que des « baanwinkels » le long de l’axe principal. Des « boîtes à chaussures », comme disent les spécialistes du commerce. Les grandes marques de vêtements, de bricolage, d’électroménager ont conquis l’espace. Même chose plus loin, en direction des Pays-Bas et de l’Allemagne, où se trouve Maasmechelen Village.

La mode est notre nature

Un lundi de Pâques dans ce temple du commerce. Sur le parking de 1 600 places, bien rempli pour un jour férié, une voiture sur quatre est néerlandaise ou allemande. Aux abords de l’outlet village, ouvert en 2001 par un spécialiste américain de l’immobilier commercial, tout a été pensé pour fluidifier l’accès vers la centaine de boutiques qui bordent la principale artère en forme de L et ses extensions. On dirait Disneyland mais sans les attractions. Aux carrefours, on ne rencontre pas Mickey ou Donald, mais de petites vitrines de teasing cherchant à faire d’une montre ou d’une paire de baskets une œuvre d’art. Près de l’entrée principale (ou de la sortie, pour ceux qui auraient envie de filer asap), l’artiste Jean-Louis Muller a habillé de bois un Manneken Pis géant. « Fashion is our nature » (la mode, c’est notre nature), paraît-il.

Un peu plus loin, deux mannequins photographiés sur une porte annoncent l’arrivée prochaine d’une « Exciting New Brand » (une nouvelle enseigne excitante). Faut croire que ça marche… Tout excité sans doute par des étiquettes si douces pour la saison, chaque groupe de clients croisés ce jour-là avait en main un ou plusieurs sacs de fringues ou d’objets bradés pour Pâques et qu’ils auraient payé le double un an plus tôt. Le commerce est le secteur qui contribue le plus à la création de richesse en Limbourg. Il représente 34,6 % du chiffre d’affaires annuel de la province.

À Maasmechelen Village, dont une partie de la presse flamande a annoncé la faillite il y a cinq ans, c’est aux portes de sortie (on y est) que naît la curiosité. Il suffit de marcher deux minutes pour découvrir dans l’esprit américain un « Visitor Centre » qui marque l’entrée dans un vrai parc national, composé d’un grand lac, d’une plage et de sentiers de randonnée à pied ou à vélo. Le commerce et le loisir. Les deux ont été pensés ensemble. Là, ce sont deux anciens puits de charbonnage, élancés et bien entretenus, qui servent de produits d’appel. Dans toute la province, on ne peut qu’être séduit par cette mise en valeur du patrimoine industriel. Plusieurs sites d’ancienne extraction minière, comme celui de Winterslag ou de Beringen, font cohabiter des installations à visiter, des lieux culturels et des espaces de détente.

Le Limbourg combine un sens aigu du pragmatisme et de la radicalité. Comme si son territoire était découpé en zones délimitées. Ici, des kilomètres de forêts ou de terres d’élevage. Là-bas, des étendues d’arbres fruitiers, vers Saint-Trond, par exemple. Au milieu, les anciens sites miniers. Mais partout ces alignements de nouvelles quatre-façades pas forcément luxueuses, qui matérialisent l’augmentation du niveau de vie. Pour Liliana Casagrande, les gens du sud, jadis plus riches, « sont plus bruyants, plus sûrs d’eux ».

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Le domaine récréatif de Kinrooi, situé le long des lacs de la Meuse, à la frontière hollandaise.
Nick Hannes. Tous droits réservés

Le consultant Noël Slangen, lui, revenu dans cette province où il dit avoir connu l’extrême pauvreté durant son enfance, insiste aujourd’hui sur la menace de précarité qui subsiste en Limbourg. Selon les derniers chiffres de Statbel, l’Office fédéral de statistique, 11,4 % des Limbourgeois sont exposés au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale – pour 10,6 % en Flandre occidentale, 10,8 % en Brabant flamand, 28 % en Hainaut et 37,6 % à Bruxelles. Un chiffre en hausse dans les communes minières. « Les boîtes à tartines vides, ce n’est pas le pire, a-t-il déclaré dans une interview publiée par le Belang van Limburg, en octobre 2023. C’est le regard que l’on porte sur vous. Comme si vous étiez moins bien ou si vous pouviez faire moins. »

Vlaams Belang, 20 %

Le quartier Lindeman, à Heusden-Zolder. C’est un de ces lieux de vie où le confort ne saute pas aux yeux. Chaque personne rencontrée dit avoir un lien viscéral, familial avec le charbon. Au pied d’un terril, 200 à 300 voitures viennent de repartir de la mosquée Selimiye devant laquelle flottent des drapeaux belge, turc et européen. C’est l’une des quatre mosquées de cette petite ville où a été fermée la dernière des sept mines limbourgeoises, en 1992. Les conducteurs se sont rangés aux abords des terrains de foot du KFC Anadol, à ce moment-là cinquième en Provinciale 2B. Tout cela s’est fait en douceur. Mais le dimanche 24 mars, ça a chauffé dans les parages. Un convoi de bagnoles a débarqué ici en klaxonnant et en brandissant des drapeaux du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, qui milite en faveur d’un État kurde indépendant sur le sol turc. Ils ont brandi des portraits de leur leader Abdullah Öcalan, détenu en Turquie depuis 25 ans. Cette descente inédite a été perçue comme une provocation par la communauté turque, très concentrée autour des terrils limbourgeois. Il y a eu des affrontements. Pas de blessés graves. À Genk, Houthalen et Heusden-Zolder, la tension est restée palpable durant quelques jours.

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Parc touristique « Terhills » à Maasmechelen, situé sur l’ancien site minier d’Eisden.
Nick Hannes. Tous droits réservés

Un soir de drache printanière, à la maison de quartier La Baracca, les habitants insistent malgré tout sur la bonne entente qui règne à Lindeman. Il y a un Ajax Amsterdam-PSV Eindhoven de football féminin à l’écran. Rossi et ses amis italo-belges venus taper la carte comme tous les mardis tendent un pouce vers une tablée de mecs qui causent en turc. Le mot « multiculturel » est sur toutes leurs lèvres. Une « Wereldfeest » se prépare comme chaque année. Une fête bon enfant pour les gamins de toutes origines. Mais le député flamand Chris Janssens a évidemment repris « les émeutes » de mars de volée. Du croustillant à usage médiatique en pleine campagne électorale. Le 26 mars, sur le réseau social X, la tête de liste du Vlaams Belang s’est filmée devant l’ancienne mine de Heusden-Zolder, il a pris son accent limbourgeois le plus proche de la rue et il a résumé en une minute comment les bagarres entre fans d’Öcalan et d’Erdogan (observez le sens de la nuance) résultaient d’une importation de conflits – « comme avec les Tchétchènes, les Afghans et les Palestiniens » – acceptée par les partis du gouvernement.

Chris Janssens a des allures de Monsieur Tout-le-monde. Vice-président discret du VB, il a enfoncé le clou lors d’un meeting provincial de lancement de campagne, le 14 avril, à l’abbaye de Herkenrode (Hasselt) où il a rappelé l’élément central de son programme : stop à l’immigration. Aux régionales de 2019, le Vlaams Belang était le premier parti dans 4 cantons limbourgeois sur 15. Il avait atteint, voire largement dépassé la barre des 20 % dans la plupart des cantons où la mine reste un élément de fierté. Les succès de la transition économique, le front uni des partis démocratiques n’ont pas suffi à endiguer la vague. 2024 pourrait être une nouvelle année noire dans la région. Coup de projecteur sur les anti-système en juin, consolidation aux communales d’octobre.

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