Sortir des hôpitaux. Et après ?
Santé mentale : une réforme dans l’impasse
La réforme dite « 107 » en soins de santé veut sortir les malades mentaux des hôpitaux. Finies les hospitalisations interminables, le patient sera soigné dans son environnement direct. Pour y parvenir, des unités volantes de soins sont mises sur pied. Pour les financer, des lits sont fermés dans les unités psychiatriques. Et à Bruxelles, le tout est un échec.
Les lumières sont éteintes au onzième étage de l’hôpital Saint-Pierre, à Bruxelles. Plus de secrétariat, plus de voix dans le couloir, plus de clés d’enfermement pour les malades en isolation. Pourtant, le docteur Charles-Antoine Sibille n’arrête pas de travailler. Il fait des allers-retours avec les urgences lorsqu’un cas psychiatrique grave se présente, assure la liaison avec la nouvelle équipe mobile, prépare l’action sur le terrain à déclencher le plus rapidement possible. Le 1er octobre 2023, les trente lits de l’unité psychiatrique ont été « gelés », selon la réforme 107, dont l’objectif est de sortir les malades mentaux des hôpitaux et de les soigner dans leur communauté.
À Saint-Pierre, pour remplacer l’unité, une équipe mobile de 11 personnes vient d’être créée : psychologues, criminologues, médiateur culturel, éducateurs, assistants sociaux, anthropologues et sociologues, aides-soignants, psychiatres. Tous unis dans un travail d’équipe pour démêler les multiples problèmes des patients. « Quand les urgences nous appellent, c’est qu’il y a une crise. Nous rencontrons la personne dans les 24 heures, nous essayons d’éviter l’hospitalisation. Souvent la cause d’un problème psychologique est à retrouver dans sa situation sociale et, à Bruxelles, la précarité, la pauvreté contribuent aux traumatismes psychiatriques. Nous essayons de tout gérer », poursuit Charles-Antoine Sibille.
La fin « d’une expérience violente » ?
Il y a quelques mois, Charles-Antoine Sibille a lancé à tous les internes de l’hôpital un appel à candidatures pour travailler dans cette nouvelle équipe « à domicile ». Entre les psychiatres sceptiques ou proches de la retraite, les médecins ou aides-soignants habitués à la routine de l’hôpital, personne n’a répondu positivement. Ils se voyaient mal suivre un patient hors de son lit. Le docteur Sibille est donc allé chercher des professionnels à l’extérieur, qui comme lui, estimaient nécessaire de tourner la page d’une certaine idée de l’hôpital psychiatrique.
« Les lits d’hospitalisation étaient beaucoup utilisés pour mettre des gens à l’abri, mais sans qu’il y ait vraiment de projet thérapeutique », nous raconte Michelle Dusart, directrice médicale générale à Saint-Pierre, qui a défendu bec et ongles cette réforme face aux attaques de collègues sceptiques qui voyaient la fin de la vocation sociale de l’hôpital public. « Les patients arrivaient accompagnés par la police ou suite à une décision d’un psychiatre, ils étaient “mis en observation” à l’hôpital, ils restaient 10 jours en isolement, puis encore 30 jours à l’hôpital, ou plus. Ils voyaient un psychiatre une fois par semaine. Ils avaient peur, ils vivaient une expérience extrêmement violente qui peut rompre leur relation aux soins. Puis ils sortaient de l’hôpital et rien n’avait changé. Quelques mois plus tard, ils retournaient à l’hôpital. Nous voulions changer cet état de fait », continue Michelle Dusart.
Désormais, le onzième étage de Saint-Pierre sert à faire l’inventaire des cas avant que l’équipe constituée par Charles-Antoine Sibille parte au domicile des patients. Avec ses collègues, il tente aussi de résoudre les problèmes bureaucratiques liés aux documents d’un patient, à ses relations de voisinage et au dialogue avec les autorités judiciaires. « Notre outil principal, c’est le temps qu’on va passer avec les gens et le lien de confiance qu’on va réussir à développer. Avoir du temps, c’est un énorme luxe dans notre profession. En plus, nous n’avons pas d’hôtellerie, pas de lits à faire et pour l’instant peu d’administratif. » Mais ce psychiatre reconnaît aussi que sa mission est dure. « Nous sommes confrontés à une très grande impuissance dans beaucoup de situations, et, la plus grosse impuissance, c’est le manque d’alternatives à l’hôpital, l’absence de résidences de crise à Bruxelles. »
L’unité mobile de Saint-Pierre couvre tout l’ouest de la ville, avec Tandem Plus, créé auparavant par l’association L’Équipe. Deux gouttes d’eau dans un océan de besoins et une capitale européenne où 30 % de la population vit sous le seuil de pauvreté.
Thérapie impossible
Le Centre de guidance, situé juste en face de l’entrée de l’urgence de Saint-Pierre dans la rue Haute, en sait quelque chose. Il loge dans le quartier des Marolles, en plein centre de Bruxelles.
Fréquenté le week-end par des touristes en quête de brocantes, ce quartier connaît un fort taux de précarité, d’étrangers demandeurs d’asile, de toxicomanes et une grande pauvreté. Un terrain où les maladies psychiatriques peuvent s’installer. « Nous sommes littéralement noyés par les demandes. Nous donnons donc la priorité aux personnes en situation de précarité économique ou sociale, isolées, ou qui ont besoin d’une prise en charge pluridisciplinaire, nous raconte Catherine Diricq, la responsable de l’équipe en charge des adultes. Mais trouver une place en thérapie devient quasiment impossible. » Derrière l’accueil, qui filtre les patients au rez-de-chaussée, un petit escalier mène aux bureaux des thérapeutes. « Avant, ce bureau était à moi, explique Catherine Diricq. Maintenant je dois le partager à tour de rôle avec d’autres collègues. » Le Centre de guidance peut accompagner tout type de maladies mentales, mais certains patients nécessitent une mise à l’abri, un séjour dans un lieu plus contenant, une hospitalisation. Hélas, le système hospitalier est aussi saturé et il est devenu presque impossible d’hospitaliser un patient sur une base volontaire en urgence. « Avoir fermé des lits d’hospitalisation psychiatrique alors que nous en manquions déjà à Bruxelles est problématique », nous dit la directrice du Centre, Nelle Lamberts. À Bruxelles, elle n’est pas la seule à penser que transformer les unités « fixes » en unités mobiles ne suffira pas à régler la crise psychiatrique.
En Belgique, un patient avec des problèmes psychiatriques graves, sortant d’une hospitalisation, attend en moyenne sept semaines avant d’être suivi en ambulatoire, contre trois semaines en Allemagne et quatre en Italie.
À Molenbeek, le centre « d’Ici et d’Ailleurs » incarne ce constat au quotidien. Depuis un an, aucun psychiatre n’est venu remplacer celui qui est parti à la retraite. Les psychologues et assistants sociaux couvrent les besoins de personnes gravement malades, assurant un suivi aussi pour les communes de Laeken, Berchem-Sainte-Agathe, Koekelberg, où aucun service en santé mentale n’existe. Yahyâ Hachem Samii, directeur de la Ligue bruxelloise de la santé mentale, un réseau de 23 services en santé mentale, nous a accompagnés et argumente sa critique de la réforme 107. « Vous voyez, les dames à l’entrée passent leur temps à refuser des demandes, la situation est dramatique, nous arrivons à donner une réponse seulement à 25 % de demandes. Geler des lits d’hôpital sans développer en même temps les autres services ambulatoires est une réponse sans lendemain. »
Pourtant les ambitions étaient grandes quand la réforme 107 a été lancée en 2010 : « Nous voulions que les patients en santé mentale restent le moins possible à l’hôpital et soient soignés dans leur communauté », explique Bernard Jacob, coordinateur fédéral des réformes des soins en santé mentale et auteur de celle-ci. Face à l’échec des hospitalisations (lire l’encadré), il admet que ses priorités seraient différentes aujourd’hui. Bernard Jacob ne penserait plus à geler des lits d’hôpitaux pour créer des équipes mobiles, mais il pousserait les hôpitaux à créer plus d’hébergements sociaux pour les personnes souffrant de problèmes mentaux : « L’accès au logement, et à des maisons protégées, serait ma priorité numéro un à Bruxelles. » Selon lui, ce qui manquerait aujourd’hui entre la rigidité du monde hospitalier et le suivi des équipes mobiles, c’est une zone tampon où se reconstruire hors de l’emprise des médicaments. Ces sas entre deux mondes existent.
Tenter un nouveau modèle
Margaux (nom d’emprunt) a souffert énormément à cause des hôpitaux. 32 ans, des études de consultante en environnement réussie au milieu des crises, elle a passé les 12 dernières années à entrer et à sortir des hôpitaux, avec à chaque fois un diagnostic différent : dépression, troubles bipolaires, trouble de la personnalité borderline. Même deux tentatives de suicide, dont elle parle avec embarras. À cette époque, Margaux se gavait de médicaments : antidépresseurs, anxiolytiques, neuroleptiques, sédatifs.
« À l’hôpital, j’étais seule, je voyais très peu le psychiatre, je me sentais comme un enfant et le diagnostic ressemblait chaque fois plus à une condamnation à mort qu’à une porte de sortie au problème. On me disait : “Vous êtes bipolaire, il faut apprendre à vivre avec cette maladie.” » Une rencontre avec une psychologue et un psychiatre amenant une vision différente et plus raisonnée de l’usage des médicaments l’a aidée à commencer un « réel » travail sur elle-même. Jusqu’à ce que Margaux arrive au CRIT, le Centre de réadaptation psychosociale et d’intégration au travail de l’asbl L’Équipe, à Anderlecht.
La première chose que l’on rencontre en arrivant dans la cour de L’Équipe, à Anderlecht, c’est un grand cheval bleu comme celui de 4 mètres de haut construit dans les années 1970 à Trieste par les patients de l’hôpital psychiatrique dirigé par Franco Basaglia. Symbole de la liberté, le cheval bleu d’Anderlecht a été réalisé l’année dernière par des patients pour célébrer les 60 ans de l’association. Ce jardin donne accès aux différents ateliers : sculpture, menuiserie, photographie, galerie d’art. Margaux y a trouvé un espace de salut.
« Ici on pense différemment, par l’émancipation du patient, je suis des ateliers, j’ai pu réactiver mes compétences dans un climat bienveillant au sein des ateliers comme la galerie d’art. » C’est ici qu’elle a repris confiance en elle, avant de reprendre son chemin.
« Le fil rouge du lieu, c’est que tout est réel, les produits en bois créés par les patients ont été achetés par des clients extérieurs, la galerie d’art pourrait ouvrir au public demain, nous explique Giovanna Iannuzzi, médecin psychiatre directrice à L’Équipe. Nous passons des journées entières avec les patients, nous essayons de comprendre ce qui se cache derrière un symptôme. Les diagnostics, la stigmatisation des maladies sont inutiles, nous pratiquons une psychiatrie de communauté. »
Permettre aux patients de se soigner dans une communauté : l’idée revient à la fois dans la bouche du personnel de L’Équipe et dans celle des équipes mobiles que nous avons rencontrées. Tout le monde, politiques y compris, semble d’accord sur le besoin d’une alternative à l’hôpital. Mais l’argent manque. Le fédéral dit que la responsabilité d’investir revient à la Région, laquelle renvoie au fédéral. Ainsi, pour Alain Maron, ministre bruxellois de la Santé, « l’offre extrahospitalière devrait aussi être financée avec les budgets de la réforme 107. Nous demandons à entamer des discussions avec le fédéral pour une répartition plus équitable des coûts entre les Régions ». Le ministre s’engage à prendre sa part de responsabilités et engager davantage de psychiatres et à mieux les rémunérer. Le secteur, lui, est déçu d’une promesse qu’il estime non remplie. « Il y a un an, son cabinet nous avait promis un budget précis pour mieux payer les psychiatres, explique Yahyâ Samii, de la Ligue bruxelloise de la santé mentale. Nous avons découvert que nous ne recevrions même pas la moitié de ce budget. » Les services de santé mentale menacent de faire grève. Pourquoi cette coupe subite de 56 % – selon un courrier de la Ligue de la santé mentale – d’un budget annoncé au secteur ?
Une erreur d’interprétation de barème, selon le cabinet du ministre. La promesse de revalorisation serait tenue dans le cadre de la réforme du décret ambulatoire : les honoraires de psychiatres de services de santé mentale seront légèrement augmentés et deux nouveaux services de santé mentale verront bientôt le jour. Yahyâ Samii, de la Ligue, s’en félicite, mais rappelle que « tant que les salaires des psychiatres en hôpital seront beaucoup plus élevés que ceux des psychiatres de terrain, la situation à Bruxelles ne pourra pas s’améliorer ».
Cette enquête a été réalisée avec le soutien du Journalism Fund.
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« Healthcare system performance in continuity of care for patients with severe mental illness : A comparison of five European countries », Pablo Nicaise&more, Health Policy, nov. 2019.
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