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Moi, Saïd, 48 ans, marchand de sommeil

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Cedric Elmerich. Tous droits réservés.

Des armes à feu, un gros marteau, des hommes de main : tous les moyens semblent permis à ce propriétaire bruxellois pour expulser les locataires dont il ne veut plus et qu’il a exploités pendant des années. L’homme est inculpé pour une affaire de stupéfiants dans un autre arrondissement judiciaire. Malgré des méthodes violentes, ses affaires continuent de tourner.

Lundi 2 mai 2022, 3 h 30 du matin. Nuit de fracas au 199-201 de la rue des Coteaux, à Schaerbeek. Cet ancien hôtel de style néoclassique, érigé il y a bientôt 150 ans, bouillonne depuis plusieurs mois. Dans l’immeuble, il y a une trentaine de chambres. La moitié est d’origine et l’autre, à l’arrière, faite de murs en carton. « J’étais dans ma chambre tout en haut, raconte Fred, un des trente locataires. J’ai entendu un boum et des gens crier. J’étais effrayé ; donc j’ai tout de suite appelé la police, qui est arrivée rapidement et qui a maîtrisé Saïd. » « Moi j’habite en bas. Je l’ai vu rentrer avec une masse, monter et taper la porte d’Ahmed. Puis celle d’un autre Marocain », explique Sylla, né en Afrique de l’Ouest. Ahmed criait aux autres : « Appelez la police ! Appelez la police ! Saïd a dit que si on ne partait pas, il allait nous tuer. » Il l’aurait répété plusieurs fois.

Les mois précédents, Saïd B, 48 ans, né à Ain Taoujdate (nord du Maroc), avait fait monter la pression. Pas celle des radiateurs, qui ont froid depuis des lustres dans ce bâtiment envahi par les rats. Non, il avait clairement fait comprendre qu’il voulait expulser les locataires de son immeuble. Au moment où il a débarqué avec sa masse, début mai, ceux-ci y vivaient sans chauffage suffisant ni garantie d’avoir de l’électricité depuis un, deux, voire trois ans. Et chaque mois, ils payaient pour ça entre 300 et 400 euros en cash (ce qu’ils ne peuvent hélas prouver) ou par virement. Uniquement des hommes, avec ou sans papiers, incapables de trouver mieux pour ce prix, assurent-ils.

Avant de surgir en pleine nuit, le maître des lieux avait tenté la ruse. Il avait poussé les locataires à décamper en annonçant un traitement toxique contre les cafards et les rongeurs, attirés par l’eau sale des quatre douches communes et l’odeur des poubelles entassées au rez. Saïd s’était déjà arrangé pour fracasser des chambres, mettre des gens à la rue et faire condamner l’arrière du bâtiment par quelques-uns de ses hommes, échappant au regard des services antifraude. Il était à la fois traqué par l’inspection sociale et les services de lutte contre l’insalubrité.

Selon Khalid, « Saïd & Co ont des chantiers partout et ils paient leur main-d’œuvre quand ils en ont envie ». Le propriétaire de l’immeuble a repris à des Polonais, en 2021, une société active dans le secteur du bâtiment (Modi Construct), qui annonçait des effectifs rikiki. Une personne de sa famille exploite un autre filon, celui du nettoyage, via la société Go-Services. Pas de vrai siège social et huit équivalents temps pleins, déclarés dans les derniers comptes annuels. « Nous connaissons des gens qui ont déjà travaillé à Charleroi et à Mons avec eux, témoigne un locataire. Pour du grand nettoyage, ils demandaient 25 euros de l’heure à leurs clients et ils en laissaient sept pour les travailleurs non déclarés. » Fred affirme que des personnes d’Europe de l’Est et du Brésil étaient logées dans le même immeuble que lui. Chaque matin, elles partaient travailler très tôt. Une camionnette passait les prendre et les redéposait. « Tout au début, complète Sylla, il y avait aussi deux jeunes Brésiliennes qui nettoyaient. »

De Schaerbeek à Dubaï

Tout au début, c’était quand ? Pendant vingt ans, l’hôtel, aujourd’hui délabré, a appartenu à un policier. Dépassé par la charge, celui-ci l’a cédé en septembre 2018 à une agence immobilière détenue par un ancien homme politique. Ce bâtiment d’une valeur de 1 350 000 euros, l’agence chic l’a conservé sept mois à peine. Depuis avril 2019, Saïd a repris le trousseau de clés. Enfin, lui et sa famille. Officiellement, le 199-201 de la rue des Coteaux appartient à la société Vicco Services avec laquelle l’homme à la masse joue comme un vrai roublard. Un jour, c’est lui le gérant ; le lendemain, c’est son ex ou sa fille Sarah. Selon diverses versions, il aimerait aujourd’hui revendre l’immeuble.

Avant Vicco Services, le bâtiment était entretenu et nettoyé deux fois par semaine. Les locataires disposaient d’un bail écrit et il leur était demandé de virer une somme mensuelle sur un compte en banque. Depuis, le laisser-aller est documenté par plusieurs P-V de police. L’argent est échangé de la main à la main. Surtout, les derniers entrants ne reçoivent même pas de bail signé. La fille du boss, propriétaire officielle de l’immeuble, est pratiquement injoignable. Plus souvent à Dubaï ou New York qu’à Schaerbeek, elle laisse le concierge Mohsine faire le travail. « Pour moi, il est inutile de jouer avec les mots, estime l’avocate Selma Benkhelifa. Qu’il agisse seul ou en bande, c’est un marchand de sommeil. Point. La façon dont il exploite ces gens pauvres est ignoble. »

Un « marchand de sommeil » est un(e) propriétaire qui exploite la détresse de publics fragilisés, comme des personnes ayant très peu de revenus ou en séjour illégal, en leur louant des habitations incompatibles avec la dignité humaine et en réalisant un profit anormal dessus. Le phénomène grandit dans les grandes villes belges et spécialement à Bruxelles où les loyers explosent. Selon le Plan global de sécurité et de prévention 2021-2024 de la Région bruxelloise, 38 marchands de sommeil ont été identifiés en 2019. C’est le chiffre connu le plus récent et il sous-estime largement la réalité : les personnes fragilisées, souvent, ne dénoncent pas les abus de leur propriétaire par peur de se retrouver à la rue.

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Justice impuissante

Un an après le dépôt de plainte au pénal relatif à la rue des Coteaux, la procureure en charge du dossier n’a pas encore demandé la désignation d’un juge d’instruction. Pourquoi ? Le parquet de Bruxelles confirme juste qu’une enquête est en cours, sans autre commentaire. L’avocate Selma Benkhelifa craint le non-lieu. « Ces abus sur les locataires les plus précaires ne sont quasiment jamais jugés. On se heurte à une indifférence du système judiciaire. L’absence de sanctions à l’égard des marchands de sommeil et autres propriétaires qui abusent de la vulnérabilité de leurs locataires (par des expulsions sauvages notamment) leur donne un sentiment d’impunité », explique-t-elle. « Nous ne pouvons pas reloger ces gens », a déclaré quant à elle la bourgmestre de Schaerbeek Cécile Jodogne (DéFI) au moment où l’affaire a été brièvement évoquée dans la presse quotidienne.

Le 1er juin 2022, Fred a obtenu le nombre de signatures requises pour interpeller le collège communal, mais la demande a été jugée irrecevable. Ce type de dossier nécessiterait le huis clos. Les locataires ont donc été renvoyés à leurs taudis. Pas le choix : un toit reste un toit, même s’il est partagé avec les rats. Sans ça, c’est la rue.

Expulsions en douce

Le 13 juillet 2022, Saïd et Vicco Services cherchent alors à obtenir par le droit ce qu’ils n’ont pu obtenir en cassant des portes d’appartement. Ils font appel à un avocat, Vincent Defraiteur, qui demande l’expulsion « dans les huit jours » des locataires domiciliés. « Ma cliente (la société Vicco Services, NDLR) n’a pas accès à son bien et, à sa connaissance, aucun locataire n’occupe ce bien ni ne paie de loyer, écrit l’avocat bruxellois. Or, il apparaît au registre national que vous êtes tous domiciliés dans cet immeuble. Dès lors, ma cliente m’a chargé d’obtenir votre expulsion en justice. Je vous demande de libérer les lieux. » C’est gonflé et… partiellement correct : les quelques locataires qui campent sur leurs droits ont refusé de payer leurs loyers depuis que la porte de leur chambre a été défoncée à la masse. Déjà soumise à la justice pénale, l’affaire des Coteaux connaît désormais son volet civil. Qui a raison, qui a tort ? C’est un juge de paix qui est censé trancher. Vite ? Oh, non.

« Sans plus attendre, je suis parti, raconte Fred. À cause du manque d’entretien, le bâtiment est devenu petit à petit insalubre. Des punaises de lit sont apparues dans plusieurs chambres. Il y avait des dizaines de rats dans la cour. Quand la violence s’est ajoutée, j’ai eu peur et j’ai quitté. Je me suis retrouvé à la rue. Aujourd’hui, j’ai trouvé un logement à un prix comparable (370 euros) près de la rue d’Aerschot. » « Moi, j’ai dû rester, soupire Sylla au moment où nous l’avons rencontré. J’ai 64 ans. J’ai subi une opération récemment. J’habite là depuis deux ans et je n’ai pas d’autre lieu où aller. Des souris sortent des trous dans ma chambre. J’ai peur, aussi. La porte est toujours ouverte et comment voulez-vous que je me batte contre Saïd ? » Fred a reçu, du CPAS, une solution de relogement. Sylla aurait finalement bénéficié d’une solution dite de transit à Saint-Gilles. L’un a des papiers et l’autre pas. À une question de la conseillère communale écologiste Lucie Pêtre, la commune de Schaerbeek a répondu : « La situation est prise en charge au niveau judiciaire. Mais vu que les personnes expulsées n’ont pas de titre de séjour, les suivis habituels de relogement sont difficilement applicables. »

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En septembre 2022, à la suite d’une visite de la Direction de l’inspection régionale du logement (la DIRL), la mise en location de l’immeuble des Coteaux est interdite de manière « immédiate ». Ça ne semble pas gêner Saïd. Le 6 septembre, il se donne d’autres alternatives dans l’immobilier et le secteur du bâtiment en créant la société Renosaid. Le quadragénaire choisit d’établir son siège au 44 de l’avenue des Villas, à Leeuw-Saint-Pierre, en périphérie bruxelloise. C’est culotté. Il s’agit d’une des propriétés de Vicco Services où la police fédérale avait opéré une descente en force au mois de septembre 2020.

Au bout d’une impasse, des barbelés et de hauts murs protègent des bâtiments en retrait de la rue. Les scellés posés par les policiers fédéraux sont encore apparents. Le quotidien flamand Het Laatste Nieuws évoquait à l’époque la présence d’enquêteurs vêtus de combinaisons blanches. Une affaire de drogue à l’échelle internationale. Un possible atelier clandestin. « À un moment, c’était devenu très gênant, dit-on dans le voisinage. Nous trouvions des pacsons dans les buissons et des dealers venaient se fournir sans trop se méfier des regards. » Saïd B est mouillé dans cette histoire.

Aujourd’hui, il a la justice aux trousses, en tout cas dans l’arrondissement de Hal-Vilvorde et concernant ces faits de trafic de drogue. Le parquet de cet arrondissement flamand nous a indiqué qu’il y est inculpé pour « production de stupéfiants ». Comme douze autres suspects, il fait l’objet d’une demande de renvoi devant le tribunal correctionnel.

Gros bras et gros casier

Retour à la rue des Coteaux. Le 13 octobre 2022, un juge de paix visite l’ancien hôtel néoclassique en présence des avocats des deux parties, mais aussi de Saïd B, de son ex-femme et de sa fille, les gérantes actuelles de Vicco Services. « Des dossiers de marchands de sommeil, j’en ai connu quelques-uns. Mais je n’avais jamais vécu ça, commente Véronique van der Plancke, une autre avocate des locataires. L’ambiance était franchement hostile. Nous avons été menacés. Cet état d’esprit résulte peut-être du fait que l’infraction de marchands de sommeil reste minimisée. Dans le projet de nouveau code pénal, elle figure au niveau 2 (sur 8) en termes de gravité. » Contacté au sujet de ces tensions, notamment, l’avocat Vincent Defraiteur n’a pas réagi dans les délais. Ce jour-là, les locataires présents exposent au juge de paix leur situation et espèrent une solution d’apaisement afin de pouvoir passer l’hiver au chaud. Ils imaginent une indemnisation pour les mois de loyers payés pour des chambres insalubres. La société propriétaire tape quant à elle sur le clou : « Dehors ! » En fin d’après-midi, un petit conciliabule réunit la famille B dans la rue des Coteaux. Puis, chaque membre de la société regagne sa Range Rover, sa Porsche ou sa Mini Cooper dans l’attente d’un premier verdict judiciaire, prévu dans la quinzaine.

Une demi-heure plus tard, Saïd revient seul. Il ouvre la porte du 199-201, entre dans plusieurs appartements et renverse meubles ou frigos. Il semble éméché ou sous l’emprise de la drogue. Deux locataires costauds parviennent à le maîtriser. Dix minutes après ce nouvel incident, la police de la zone Polbruno (Schaerbeek-Evere-Saint-Josse) vient cueillir l’oiseau. Direction le commissariat… Dans la Banque de données nationale générale (BNG), qui liste le passif infractionnel de chaque résident belge connu des services de police, on trouve notamment ceci sur lui : vols, vols avec violence, armes, drogues. Mais le lendemain, l’inculpé de Hal-Vilvorde est libéré par la police de Bruxelles. Quant à Vicco Services, harcelée par ses créanciers (tels le fisc flamand, le SPF Finances ou le distributeur d’électricité Sibelga), elle fait le ménage. Un de ses ersatz (Vicco Services 1) a été mis en faillite. La société aux deux noms cherche-t-elle à mystifier ceux qui veulent récupérer leur argent ? Les 11, 12, 13 et 14 octobre 2022, la société se déleste d’un total de 91 000 euros en quatre opérations bancaires distinctes. Le bénéficiaire ? Le frère de Saïd, qui gère la société Business & Co et exploite un restaurant-boîte de nuit à Drogenbos.

Le 24 octobre 2022, la justice de paix du premier canton de Schaerbeek donne un peu de temps aux locataires des Coteaux. Vu l’hiver glacial qui s’annonce, ils reçoivent un droit d’abri jusqu’au 28 février. Ensuite, ils devront quitter leurs logements interdits. Et le litige financier entre les deux parties ? Ce jugement provisoire du 24 octobre ne tranche pas encore. Il y est question d’un « vide juridique » quelque part entre squat et logement.

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Les armes et la peur

Au total, Vicco Services possède une demi-douzaine de biens immobiliers. Dont une belle maison de maître à Ixelles, près de l’ULB, le long de la chaussée de Boondael. Depuis le début du mois de novembre 2022, les locataires y vivent le même enfer qu’à la rue des Coteaux. Ici aussi, il s’agit d’hommes, une dizaine, vivant le plus souvent dans la précarité et originaires du Maroc. En novembre 2022, comme à Schaerbeek, Saïd veut expulser les locataires en les terrorisant. Un soir, quatre hommes débarquent dans cette maison, qui aurait accueilli au rez-de-chaussée un salon clandestin de prostitution, et menacent les locataires. « Sors, on va te montrer qui nous sommes », lancent-ils à un d’entre eux. Un mois plus tard, une autre expédition punitive se termine en coups de feu. Un locataire, Usman, est blessé à la main. Mais les balourds courent toujours. Soutenus par les associations défendant le droit au logement, les locataires de Boondael s’alignent sur ceux des Coteaux : « On est plus forts, souffle l’un d’eux, on a décidé de rester ensemble jusqu’au bout. » Pour les pauvres, le logement, c’est la guerre.

RELAIS PRESSE

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  1. Les prénoms des locataires ont été modifiés.

  2. Cfr notamment l’article de Sylvain Anciaux dans la DH du 29 avril 2022.

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