5min

L’émoji, c’est jo-bar 🤪

emoticone
Hugo Dinër. CC BY-NC-ND.

Oui, l’émoticône est née en Belgique. Son inventeur, Marcellin Jobard, est un génie du XIXe tombé dans l’oubli. Aujourd’hui, c’est à Médor de remplir l’étagère à émojis…

  • Marcellin, es-tu là ?

  • Toc-toc-toc. Marcellin ? Si tu es là, envoie-moi 🤪😱😬.

  • Allez, Jobard ! ! !

Merde, l’inventeur de l’émoticône ne répond pas. Pourtant, on aurait bien tenté une interview d’entre les morts pour commencer ce sujet. On avait des raisons d’espérer. « Déjà dans les années 1840, il faisait tourner les tables », précise Marie-Christine Claes. Cette historienne de l’art à l’Institut royal du Patrimoine artistique est la spécialiste mondiale (et unique) de Marcellin Jobard, inventeur belge d’origine française, né en 1792 et mort en 1861 à Bruxelles. « À la fin de sa vie, il a sombré dans la folie, ça correspond à peu près au moment où il s’est véritablement plongé dans le spiritisme. Ça a sans doute ruiné sa réputation. » Résultat, aujourd’hui, plus personne ne connaît ce lithographe, photographe et journaliste belge. À part Marie-Christine Claes, donc, qui a eu la bonne idée de compléter la fiche Wikipédia de « l’émoticône » en ces termes : « C’est le Belge d’origine française Marcellin Jobard, lithographe et inventeur, qui, dans un texte du journal le Courrier belge du 11 octobre 1841, utilise la première émoticône pour figurer l’ironie. » L’ironie selon Jobard, ça ressemble donc à .

Pleurer de rire

Stop. Avant de continuer ce papier : existe-t-il encore ici-bas une personne ignorant ce qu’est une émoticône ? Disons-lui simplement ceci : 😂😂😂.

Ou montrons-lui ce qu’écrit Jobard, en 1842, pour expliquer son grand projet : « Si l’on trouvait le moyen d’exprimer à l’aide de trois ou quatre signes nouveaux tous les principaux groupes de sensations voisines, de manière à mettre le lecteur en état de rendre à première vue les sentiments de l’auteur, il nous semble qu’on devrait les adopter. »

Bam. C’est exactement la définition de l’émoticône d’aujourd’hui. Utiliser des signes graphiques pour élargir notre palette de communication, en précisant nos émotions.

À son époque, le lithographe fait avec les moyens du bord. Faute de pouvoir offrir des 🐩 ou des 🧦, il propose un point de sympathie (), un point d’antipathie) (et suggère des points d’irritation, d’indignation, d’hésitation (la même flèche que pour son point d’ironie, mais placée dans des positions différentes).

Le chemin de fer, c’est lui aussi !

Sur le moment, personne ne crie au génie. Et Marcellin passe à autre chose. « Jobard avait une capacité à percevoir ce qui allait avoir de l’avenir. Mais le rôle des précurseurs est souvent ingrat », explique Marie-Christine Claes.

Peut-on avoir quelques exemples des fulgurances de notre précurseur ? En 1837, Jobard dessine « le soleil mis en bouteille ». « C’est exactement la lampe à incandescence inventée par Edison… 40 ans plus tard », précise l’historienne. Celui qui dirigera pendant vingt ans le Musée royal de l’Industrie est aussi le premier photographe belge (« son premier daguerréotype, une vue de la place des Barricades, date de 1839 »). C’est aussi grâce à lui que la Belgique deviendra le premier pays du continent européen à introduire le chemin de fer. Et que dire de son ancêtre du scaphandrier ? Ou de sa recette de café soluble ? « Il avait l’air dégueulasse, ce café », avertit quand même Marie-Christine.

Passionné par l’image, Marcellin Jobard fondera en 1919 le premier établissement lithographique d’importance en Belgique. La lithographie est alors un nouveau procédé d’impression sur papier plus rapide et plus économique, qui va booster les possibilités de diffuser le savoir. Son idée d’émoticône s’inscrit pile dans cette volonté de dire « plus », « mieux » et « à plus de monde », en utilisant les techniques modernes.

Après les cris dans le désert de notre ami Jobard, d’autres petits malins feront de nouvelles tentatives. Mais il faudra attendre 1982 pour que Scott Fahlman, chercheur à l’Université américaine Carnegie-Mellon, propose la combinaison :-) pour accompagner « les messages à prendre à la légère ». Il aurait ainsi tenté de sauver l’ambiance entre collègues après une blague ratée au sujet d’un accident d’ascenseur, mal perçue dans les échanges écrits. Le smiley était né, prenant plus tard la tête jaune qui farcit aujourd’hui nos écrans.

Dans les décennies suivantes, les geeks du monde entier n’en finiront plus d’inventer des < :3)~~ ou des {(’)} pour agrémenter leurs échanges sur le Net. Les Japonais joueront un rôle clé dans cette affaire, en développant dès 1999 les emoji (e pour « image », moji pour « lettre »), une vaste gamme de pictogrammes qui dépassent largement le simple « ajout d’émotion ». Ici un nuage, là un sushi.

Cette nouvelle panoplie de « mots visuels » va progressivement essaimer à l’international, à mesure que les Google et autre Apple les rendront compatibles avec leurs systèmes. Émojis et émoticônes intégreront progressivement le standard Unicode, ce qui leur ouvrira les portes de tous les claviers du monde. Uni-quoi ? Essayons de résumer l’affaire.

Le Gille et la gaufre

Depuis 1991, il existe une sorte de grande étagère industrielle standardisée (Unicode) qui répertorie toutes les écritures terrestres et attribue à chaque caractère un code unique pour qu’il s’affiche correctement, quels que soient le programme et la plateforme qu’on utilise à travers le monde. Toute nouvelle émoticône doit donc être approuvée par le consortium Unicode, association sans but lucratif chargée de ranger ladite étagère. Ce consortium est composé entre autres des géants de la tech, type Microsoft, IBM, Apple ou encore PayPal… Chaque année, ce groupe valide une poignée de nouveaux symboles, autorisés à rejoindre les rayons. Pour 2023, ce jury de géants très malins a validé un élan, un âne, une racine de gingembre et un cœur rose.

La gaufre de Liège et l’Atomium ne font pas partie de l’étagère. Mais, en 2017, la chancellerie de notre Premier ministre a tenté un truc.

L’idée ? Un clavier d’une cinquantaine d’émoticônes pour « communiquer belge ». Des chicons, des gaufres, l’Atomium, la sonnette du 16 rue de la Loi, des bières. Qui a départagé le Doudou de Mons face au Gille de Binche ? Qui a validé le sac Delvaux ? Charles Michel a-t-il été force de proposition ? Et, surtout, est-ce que ça a fonctionné, cette appli baptisée « Phenomenapp », gratuite et compatible Android et iOS, mais désormais introuvable ?

Chez Ogilvy Social.Lab, la boîte de com chargée du projet, on a « vraiment du mal à trouver plus de détails ». La responsable stratégique Julie Frederickx nous explique que « l’implémentation a été plus compliquée que prévu. On a dû créer plutôt des stickers que des émojis ». Mais impossible de retrouver qui s’est chargé de la partie technique. Et donc, impossible d’avoir le fin mot de cette histoire avortée d’émoticônes belges.

Mais entre vous et nous, il existe quelques solutions pour créer « vos » petites humeurs sans attendre la validation des grands manitous du langage des signes. Unicode a laissé une « zone d’utilisation privée ». Une partie de l’étagère garantie libre, où c’est un peu plus le bordel, mais où nous pouvons encoder nos émojis maison. Et espérer les faire lire à nos amis de Verviers ou de Tahiti, à condition qu’ils aient installé la même police sur leur machine. C’est ce qu’a fait notre groupe de typographes Médor dès 2015, y installant les glyphes de la Belogodor (une collection de logos belges historiques démantelés - voir p. 28), qu’on utilise déjà à la fin de nos articles et dans nos petites annonces (voir p. 6).

D’ailleurs, Marcellin, si tu nous lis, sache qu’on vient de dessiner ton joli point d’ironie et de l’ajouter à l’étagère. La prochaine fois qu’on fera tourner les tables, tu auras peut-être de quoi nous faire un signe !

Tags
  1. Vous ne comprenez rien ? Patience, tout va bientôt s’éclairer…

  2. Jobard était aussi du genre caractériel, et plutôt éparpillé dans ses domaines de recherche.

  3. C’est l’émoticône la plus utilisée au monde en 2022, arrivant en tête dans 75 pays, selon une étude de Crossword Solver.

  4. Dans son rapport sur l’Exposition de 1839 (l’ancêtre de l’Expo universelle).

  5. « Dans le secret de la très discrète Académie des émojis », Le Figaro, 30/10/2016.

  6. Et notée 1/5 à l’époque sur le Google Play Store, selon la RTBF.

Dernière mise à jour

Un journalisme exigeant peut améliorer notre société. Voulez‑vous rejoindre notre projet ?

La communauté Médor, c’est déjà 3437 abonnés et 1862 coopérateurs

Vous avez une question sur cet article ? Une idée pour aller plus loin ?

ou écrivez à pilotes@medor.coop

Médor ne vous traque pas à travers ses cookies. Il n’en utilise que 3 maximum pour la sécurité et la navigation.
En savoir plus