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L’amour au bout du doigt

Tinder et la norme

Un mari, une maison, des enfants : les clés d’une existence pleine et entière ? C’est à cette question que la photographe Tjorven Bruyneel a tenté de répondre, au gré de ses rencontres via des applications. Un travail documentaire qui interroge notre rapport à la norme conjugale et à l’intime qui « matche ».

Après quatre ans à l’étranger, Tjorven Bruyneel (32 ans) est revenue dans la maison familiale. L’eau a coulé sous les ponts gantois : ses amies se sont installées, ont fondé un foyer, eu des enfants. Une « normalité » que sa mère voudrait la voir embrasser : « Elle pensait que c’était le bon moment pour moi de m’installer, d’acheter une maison et de rencontrer un mari et éventuellement de faire des enfants. Je n’arrivais pas à lui dire que ce n’était pas pour moi. » Ses amis lui conseillent une application à la mode : Tinder. Un moyen de rencontre particulièrement prisé en Belgique où l’on compte encore 14 millions de swipes (vues du profil) par jour (ce sont les seuls chiffres donnés par la plateforme).

Tjorven fait défiler les profils dans un dialogue imaginaire avec sa mère : « Regarde cet homme, tu veux que je l’épouse ? » Au fil des discussions, la photographe explique d’emblée aux hommes qu’elle va prendre leur portrait. Et enchaîne les dates : « Au début, je ne faisais pas de sélection, je disais oui à tout le monde. » Elle rencontre des hommes, beaucoup d’hommes.

« Si l’idée était de faire couple, c’est étonnant d’utiliser une appli comme Tinder », réagit le sociologue Jacques Marquet. Pour ce spécialiste du couple, professeur à l’UCLouvain, le travail de Tjorven met en avant le côté rapide de la sexualisation sur les applis de rencontre : « La question de la conjugalité n’en est pas complètement exclue, mais une part significative des gens ne cherche plus des relations qui s’inscrivent dans la durée. Ce n’est ni Tinder ni les sites de rencontre qui l’ont amené, ce renversement de la recherche amoureuse. Déjà à partir des années 1960, il y a un basculement significatif qui se produit. La sexualité a tendance à venir se placer avant l’engagement. Tinder vient simplement amplifier ce mouvement. »

Une vie « normale »

Le premier date de Tjorven est un fétichiste des pieds. « Il m’aimait bien. Quand je lui ai demandé si je pouvais le prendre en photo, il a d’abord voulu savoir comment j’allais faire. Je lui ai montré mes précédents travaux – principalement des nus – et il a supposé que c’était comme ça que je voulais le photographier. » C’est le début d’une longue série, avec plus ou moins de succès : « Au début, il faut faire avec toutes sortes de demandes étranges, avec certains fantasmes, certaines manières de penser. Beaucoup pensaient que, s’ils posaient nus, j’allais coucher avec eux. » La photographe passe des heures – parfois des jours – à discuter puis à rencontrer ses « matchs » (quand deux personnes se plaisent sur l’appli) avant de les photographier.

En parallèle de ses pérégrinations sur internet, la photographe arpente la Belgique profonde et engrange les photographies de maisons, sous la forme d’une sorte de catalogue de la demeure idéale. Toujours selon les critères maternels. Avec du recul et un cadrage frontal, comme pour ses amants Tinder, elle démontre l’absurdité du bonheur quatre façades.

Après cinq ans, des centaines de rencontres et de façades en brique rouge, Tjorven finit de swiper (faire défiler les profils) en 2020. « À la fin, j’étais plus blessée quand on me refusait la photo que quand je me prenais un râteau. Je me suis rendu compte que je préférais prendre les images plutôt que de sortir avec les mecs. »

Moins cher qu’un psy

La photographe finit par rencontrer quelqu’un sur « Happn », une nouvelle plateforme de rencontre. Mais elle est encore loin du mariage et de la véranda Willems : « Je ne sais toujours pas où je vais dans la vie. Je reste ouverte à de nouvelles expériences. » Chez Tjorven Bruyneel, photographie et vie personnelle sont intimement liées. Selon ses propres mots, l’appareil photo est l’outil qui lui permet de sortir de sa zone de confort : « Grâce à la photo, je suis capable de faire des choses que je trouvais très difficiles à faire, comme rencontrer des hommes dans des endroits improbables. Sans ça, je resterais renfermée dans ma petite maison, dans ma petite ville. Et puis c’est moins cher que d’aller en thérapie. »

Loin des clichés esthétisants et du glamour vendus par les applis 3.0, les nus de Tjorven Bruyneel sont distanciés, sans suggestion. La photographe nous montre des corps dans une nudité du quotidien, à l’opposé des poses hyper-sexualisées que produit internet.

Sa mère n’a jamais vu les images de ses potentiels beaux-fils. « Ça aurait été trop dur pour elle. Elle est d’une génération plus traditionnelle. Mais je pourrais les lui montrer aujourd’hui, parce que maintenant j’ai un copain et que l’expérience est terminée. »

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