Biogaz, la poubelle verte
Biométhanisation : du déchet à l’énergie
Collectez des déchets organiques. Mélangez-les et insérez le tout dans une grande cuve. Hop, vous obtenez du biogaz « made in Belgium ». Cette énergie renouvelable en plein essor ne séduit pourtant pas tout le monde agricole. La crainte d’une course aux déchets, potentiellement polluants, et l’apparition d’un « ogre mangeur de terres agricoles » crispent certains agriculteurs. L’usine L’Oréal, à Libramont, cristallise ces tensions.
C’est une petite fierté en province de Luxembourg. Une usine qui arbore son blason de modèle environnemental. Willy Borsus, ministre de l’Économie de la région, a souligné l’an passé la « très grande modernité » de l’entité. Le roi Philippe s’est rendu dans ses locaux, en janvier dernier, pour découvrir le site de l’entreprise et son système ingénieux de recyclage des eaux industrielles. Ce site, c’est celui de L’Oréal à Libramont. Les 400 employés y produisent chaque année plus de 240 millions de kits de coloration et de soins pour cheveux. Mais ce qui a valu à l’usine le titre de « Factory of the Future », décerné par l’Agence du Numérique dans le cadre de « Digital Wallonia », ce n’est pas la teinte plus ou moins éclatante des colorants, mais bien l’engagement « durable » qu’affiche le groupe français. Au cœur du projet : la biométhanisation. La transformation de matières organiques, déchets, matières végétales, en énergie.
Dès 2009, l’entreprise lance des investissements pour construire des digesteurs, de grandes cuves fermées où l’on entasse des matières organiques, comme des épluchures de pommes de terre, ou des déchets de céréales, des boues de stations d’épuration, des effluents d’élevages ou des résidus de l’industrie agroalimentaire, des drêches de brasserie par exemple, mais aussi du maïs, cultivé par des entrepreneurs agricoles wallons. Plutôt qu’une décomposition à l’air libre ou une incinération, on laisse macérer ces déchets qui fermentent, se dégradent et relâchent du méthane, donc du gaz. Celui-ci est capté, puis légèrement « épuré » et brûlé dans un moteur de cogénération où l’on produit certes des émissions de gaz à effet de serre, mais aussi de la chaleur et de l’électricité estampillée « renouvelable », ouvrant le droit aux subsides publics, le sésame des certificats verts délivrés par la Région wallonne.
Ces digesteurs couvrent plus de 100 % des besoins en électricité de l’usine de L’Oréal (qui vend ses excédents en les injectant sur le réseau de distribution) et 80 % des besoins de chauffage. Francis Habran, ingénieur chez L’Oréal, en est convaincu : « Ce choix aide à faire face à l’augmentation des prix de l’énergie. Notre ambition est de parvenir à 100 % d’autonomie énergétique. »
Les bombes en Ukraine, la dépendance au gaz fossile, de Russie ou d’ailleurs, donnent des arguments aux défenseurs du biogaz. « Avec la crise énergétique, le biométhane revient sous les feux des projecteurs. Jusqu’à présent, c’était une option parmi d’autres. Maintenant, il va falloir mettre le turbo, mais développer la filière de manière maîtrisée », déclare Pascal Lehance, conseiller au cabinet de Philippe Henry, ministre wallon du Climat et de l’Énergie. Les unités de biométhanisation bourgeonnent un peu partout en Europe. En 2020, la Wallonie comptait 54 unités de biométhanisation, dont 33 étaient installées dans des entreprises agricoles. L’Oréal fait partie des grosses unités industrielles de la région. Cinq à dix projets sont aujourd’hui dans les cartons pour les deux prochaines années. Seules trois entités injectent, après traitement, du gaz directement sur le réseau, les autres produisent de l’électricité, qu’elles injectent sur le réseau, et de la chaleur, qu’elles utilisent localement. Selon Valbiom, l’association de soutien au développement de la filière, le potentiel du biogaz en Belgique est plutôt costaud : 9 % du gaz naturel aujourd’hui consommé en Belgique pourrait être couvert par du biométhane en 2030. Les perspectives sont là. Mais l’histoire n’est pas si simple.
La guerre des déchets
Au commencement étaient les déchets. « Il y a plusieurs années, les déchets étaient gratuits, la plupart sont désormais payants et, en Belgique, leur prix monte en flèche », témoigne Alwin Langes, un pionnier de la biométhanisation. Lorsqu’il déambule entre ses énormes cuves, ses monticules de déchets, sa porcherie et ses vaches laitières, il rappelle qu’ici, à Recht, sur la commune de Saint-Vith, c’est lui qui a construit, avec son frère, la toute première unité de Belgique, en 1998. « Contrairement à l’éolien, notre production d’électricité est constante et flexible », vante l’entrepreneur agricole pourvoyeur d’énergie.
En transformant chaque année 35 000 tonnes de matières organiques, Alwin Langes produit de l’électricité – ce qui correspondrait à la consommation de 6 000 foyers – et de la chaleur, qui couvre la plupart des besoins de son exploitation (porcherie, écurie, séchoirs, domicile). Dans la cour intérieure, on voit des amas de croquettes pour chiens, du fumier, des peaux d’amandes, du maïs extrudé, du pain, des farines. L’exploitant se fournit souvent en déchets d’usine de confiture à Aix-la-Chapelle, parfois il alimente son digesteur de pizzas, de glaces, de chocolats recalés dans les méandres des processus de production.
Les biométhaniseurs d’Europe – ils sont près de 20 000 – s’arrachent ces déchets de l’industrie agroalimentaire dont le prix grimpe. Car le déchet n’est pas une ressource illimitée. La concurrence est rude pour les obtenir, surtout depuis que les biométhaniseurs se développent très rapidement en France.
Les cours officiels des déchets n’existent pas. Mais, selon les informations récoltées par Médor, les résidus de céréales qui se vendaient à 60 euros la tonne en début d’année s’échangent désormais à plus de 100 euros. Certains déchets très « méthanogènes » s’arrachent à plus de 200 euros la tonne. Des graisses, des déchets de céréales, de la glycérine sont transportés par camions un peu partout en Europe, souvent depuis Rouen ou Bordeaux, parfois depuis l’Espagne ou les Pays-Bas, pour alimenter des digesteurs, émettant au passage pas mal de CO2 dans un grand ballet de matières organiques. « C’est une véritable guerre commerciale du déchet, qui va s’accentuer ces prochains mois avec la baisse de l’activité économique », témoigne un expert du secteur, sous couvert d’anonymat. Quant au soutien public via les certificats verts, il varie en fonction de l’impact du transport des intrants sur les gaz à effet de serre.
Souvent les lisiers locaux ne suffisent pas à remplir les cuves. Pour Mélody Kessler, propriétaire, avec son mari, d’une unité de biométhanisation dans la « ferme du Faascht », à Attert, « le développement de la filière est lié à la production de biomasse. Les perspectives sont assez limitées, car la plupart des déchets industriels sont déjà captés ».
L’usine L’Oréal à Libramont admet ne pas toujours parvenir à se fournir « localement » en déchets, car il lui faut en trouver 50 000 tonnes chaque année pour nourrir le digesteur très avide. L’industriel se tourne vers la France ou l’Allemagne, « dans un rayon de 100 km au maximum », nous dit-on chez L’Oréal. La multinationale française reconnaît toutefois que « des exceptions existent en fonction des opportunités et de l’offre disponible ». Notre expert anonyme confirme que les gros méthaniseurs, comme celui de Libramont, ont de tels besoins en approvisionnement de matières fermentescibles, qu’ils sont dans l’obligation de se fournir auprès d’usines situées à des distances de 100 à 300 kilomètres du site de méthanisation. « Et quand on fait le compte, à la fin, les grosses unités de biométhanisation ne sont peut-être pas si vertes. » Et, dans ce bilan de durabilité, certains agriculteurs s’inquiètent que de gros méthaniseurs injectent du maïs dans les cuves.
Le grain dans les rouages de gaz propre, c’est donc bien un grain de maïs. L’Oréal, comme une quinzaine d’unités de biométhanisation wallonnes, dont le mastodonte Cinergie à Fleurus, en utilise pour alimenter son usine à gaz en complément des déchets végétaux et des lisiers de porcs. Ce maïs est cultivé spécifiquement pour la biométhanisation. On ne parle donc plus de déchets, mais bien de culture dédiée à la production énergétique. Ce qui sème le trouble dans les campagnes. Voire de la colère. Pour Peter De Cock-Vissenaeckens, de la bergerie d’Acremont, non loin de Libramont, « voir que L’Oréal et d’autres reçoivent des subventions publiques et achètent du maïs pour la méthanisation alors que la moitié du monde crève de faim, c’est une honte. Écologiquement et socialement, c’est inacceptable ». Pour cet agriculteur, l’impact de ces achats de maïs est assez clair : « Cela contribue à augmenter le prix de location des terres. Les propriétaires préféreront louer aux deux entreprises agricoles qui travaillent pour L’Oréal que de nous louer ces terres. » Ces critiques à l’encontre des cultures énergétiques sont répandues.
Mais, car il y a toujours un maïs
Chez L’Oréal, on préfère relativiser l’impact de la production de maïs. « Notre volonté, c’est de limiter l’utilisation de maïs à 10-15 % de nos intrants. Mais, dans tous les cas, l’impact est limité, car ce maïs était principalement destiné à des éleveurs de la région et le nombre d’agriculteurs est en chute libre. Des hectares se libèrent », déclare, confiant, Francis Habran, de L’Oréal. Pour les défenseurs de la biométhanisation, il faut prendre du recul sur ces questions d’espace agricole. L’association Valbiom, qui stimule le développement de la filière, estime que les cultures énergétiques dédiées au biogaz couvrent au maximum 2 000 hectares de surface en Wallonie, soit à peine 0,4 % des terres. Bref, le maïs occuperait un espace rikiki, à peine plus grand que quelques terrains de foot, mais il est apprécié, même en petites quantités pour son incroyable « potentiel méthanogène ». Valbiom retourne au passage l’argument de l’utilisation de l’espace agricole et vient titiller nos habitudes carnées de consommation. Des études, notamment de l’Agence française de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, montrent clairement que la consommation de viande et l’alimentation destinée à nourrir le bétail nécessitent beaucoup d’hectares et rognent sur les forêts du monde entier. « En mangeant de la viande une fois par semaine, on pourrait libérer beaucoup d’hectares pour l’énergie ou la production de matériaux », explique Mathieu Schmitt, chef de projet biométhanisation chez Valbiom. Des agriculteurs, contactés par Médor, préfèrent égratigner les nombreux espaces ruraux consacrés aux loisirs et qui pourraient être dédiés à la production de maïs, par exemple à des fins énergétiques.
Les points de vue sur l’utilisation des terres sont donc multiples. Des syndicats agricoles, comme la Fugea, Fédération unie des groupements d’éleveurs et d’agriculteurs, cherchent à tirer la sonnette d’alarme. Ils rappellent que la vocation première des terres est alimentaire et comparent les unités de biométhanisation à « l’ogre affamé de terres agricoles ». Yves Vandevoorde, coordinateur politique de la Fugea, regrette que « L’Oréal utilise des terres en Ardenne, une région de bétail, de prairies permanentes, pour faire pousser du maïs. Il faut libérer de la terre pour l’alimentation, surtout que nous aurons besoin de davantage d’hectares pour assurer une production tout en réduisant l’utilisation des intrants chimiques ».
Et puis, si l’on utilise des cultures dédiées pour un méthaniseur, cela peut entraîner un changement d’affectation des sols… au niveau mondial. Si le maïs, utilisé normalement pour nourrir des bêtes, est détourné de cette fonction pour produire de l’énergie, les agriculteurs devront remplacer cette denrée. Certains se tourneront vers du soja brésilien souvent associé à de la déforestation. Alors le maïs prend la place d’autre chose… qu’il faudra remplacer. Le phénomène, appelé « changement indirect dans l’affectation des sols », est désormais bien étudié et nuance le bilan carbone de la biométhanisation, comme le rappelait le Sénat français dans son rapport détaillé d’octobre 2022, intitulé « Méthanisation : au-delà des controverses, quelles perspectives ? » : « Le développement de cultures dédiées à la méthanisation peut contribuer à une dégradation du bilan carbone du processus par un changement d’affectation indirect des sols : en effet, le remplacement d’une culture alimentaire par une culture énergétique est de nature à entraîner par rebond une modification d’affectation du sol dans une autre zone géographique, où une prairie ou une forêt seraient par exemple remplacées par une culture alimentaire. » Les élus concluaient que le bilan carbone d’un biométhaniseur pouvait varier considérablement en fonction du « modèle développé ».
Les caractéristiques de durabilité de chaque projet de biométhanisation sont examinées par un comité transversal wallon de la biomasse, composé de représentants de différentes administrations et agences wallonnes. La hiérarchie des usages agricoles – qui veut que l’alimentation soit prioritaire – y est examinée, ainsi que les émissions de gaz à effet de serre ou l’origine de la biomasse et son utilisation. Mais l’utilisation de cultures énergétiques n’est pas proscrite, juste limitée. Un projet important de biométhanisation – nommé Sibiom – sur la commune de Leuze, qui prévoyait 100 % d’intrants issus de cultures alimentaires, a été recalé par l’administration. Les promoteurs du projet, porté par l’intercommunale Ideta, ont modifié radicalement leur approche, l’usine ne serait plus tributaire que de 15 % environ d’intrants agricoles.
Non loin de Leuze, un agriculteur s’inquiète : « Vu le prix de l’énergie, il va devenir plus intéressant de mettre le maïs dans un méthaniseur que dans un troupeau. » Dans son précédent, plan Climat-Air-Énergie de 2019, la Wallonie prévoyait que le biogaz couvrirait 15 % de son mix énergétique en 2030. Un nouveau chiffre est aujourd’hui négocié. Il pourrait être supérieur à 20 %.