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Un cou de génie

Portrait d’Alaaddin Yilmaz

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À Hasselt, le chirurgien cardiaque Alaaddin Yilmaz est le seul praticien au monde capable d’effectuer toutes les opérations du cœur sans ouvrir le sternum des patients. « Mais si vous me croisez chez Action, panier sous le bras, vous ne verrez qu’un étranger comme un autre. »

De tous les médecins spécialistes qui ont défilé dans l’émission Topdokters, sur la chaîne flamande Vier, Alaaddin Yilmaz est celui qui a le plus marqué les esprits. Il faut dire que notre cœur est « l’organe » par excellence et que nous n’avons aucune envie de le laisser entre de mauvaises mains. Le Dr Yilmaz évite à ses patients d’avoir le sternum ouvert, et, donc, de subir de longs mois de revalidation. Ce chirurgien un peu spécial opère le cœur en pratiquant une petite incision. Ses patients affluent de partout pour être opérés à l’hôpital Jessa, de Hasselt. Ils viennent de Belgique, mais aussi d’Allemagne, des Pays-Bas ou même de Russie. Le patient qui nous a précédé dans le très sobre cabinet du spécialiste venait de Bulgarie. Il avait pris soin d’apporter un gigantesque pot de miel de sa récolte personnelle.

Combien de cardiologues maîtrisent cette technique ?

Des chirurgiens capables de réaliser toutes les opérations du cœur en passant par un petit trou ? Un seul. Moi. (Il sourit avec satisfaction.) Cela peut sembler présomptueux, mais je ne suis pas du genre à plastronner. Je n’attends pas que tout le monde s’écarte quand j’entre dans une pièce. Mais n’est-il pas nécessaire que les patients sachent tout ce qu’on peut faire aujourd’hui ? Qu’ils sachent enfin qu’une opération du cœur n’oblige pas à ouvrir le sternum.

Comment se fait-il que vous soyez le seul à maîtriser cette technique ?

Il faut bien que quelqu’un soit le premier, je suppose. N’est-ce pas valable dans tout domaine ? Il y a toujours un fou qui se met à faire les choses autrement et devient ainsi un pionnier. Certains me voient comme un cow-boy. Il y a une trentaine d’années, aux premières heures de la chirurgie par laparoscopie, les chirurgiens qui opéraient de cette manière ont été très critiqués. Un ventre devait être ouvert, un point c’est tout. Il fallait pouvoir y mettre la main entière, pour bien sentir.

En réalité, ce n’est pas nécessaire. Il faut seulement voir où on doit aller. Une petite incision suffit à cela.

N’est-ce pas, d’une certaine manière, jouer avec la vie des gens ? Vous ne pouvez pas faire d’essais.

En effet, il n’y a aucune possibilité de se faire la main. Il faut donc procéder par étapes. La première chose que j’ai faite a été de réduire la taille de l’incision pour passer d’une vingtaine de centimètres à environ cinq centimètres. Ensuite, j’ai déplacé l’incision du milieu de l’abdomen vers l’emplacement du cœur. À ce moment-là, tout un monde s’est ouvert à moi : je voyais tout ! Mais c’est un long processus.

Cela fait vingt ans que je peaufine la technique. J’ai dû me justifier devant des commissions à chaque nouvelle étape, et des confrères ont dû juger si je pouvais ou non m’y risquer. Tout le contraire d’une attitude de cow-boy.

Mais un patient, un jour, a bien été le premier. Dans une telle situation, lui avez-vous dit : « Je n’ai encore jamais fait ça » ?

C’est exactement ce que j’ai dit. J’exerçais aux Pays-Bas à l’époque. Une jeune femme de 25 ans est venue me voir, une mère célibataire avec trois enfants qui avait besoin d’une nouvelle valve cardiaque. « Docteur, m’a-t-elle dit, je dois être vite rétablie, car, si je ne peux pas travailler, je ne peux pas m’occuper de mes enfants. » J’ai répondu : « J’ai lu que cette opération devait être possible par une petite incision, mais je ne l’ai encore jamais fait. Pourrais-je essayer sur vous ? » Elle m’a donné le feu vert. Le risque était calculé : en cas d’échec, on passait simplement à une opération classique. Mais ça a marché.

C’était il y a dix-huit ans. Je garde toujours la photo de cette dame sur moi. Elle est la première à m’avoir confié sa vie et son corps pour essayer cette technique opératoire. Et, oui, elle est toujours en pleine santé aujourd’hui et n’a pas eu à subir d’autre opération (léger rire).

Voilà comment tout a commencé. D’abord la valve aortique, puis la valve mitrale, puis le pontage coronarien, puis l’opération de l’aorte, jusqu’à finalement faire toutes les opérations en utilisant cette même technique. […]

De cette opération et d’autres, sur des gens très âgés, vous retirez une fierté manifeste.

Oui. Regardez-moi. Je suis d’origine étrangère, issu d’une famille d’ouvriers, et j’avais des difficultés à m’intégrer à l’école. Nous ne connaissions personne qui était médecin. Nous ne connaissions même pas de personnes qui étudiaient. Aujourd’hui, des jeunes m’abordent pour savoir comment arriver là où j’en suis. Mais, dans les années 80, nous n’avions pas de modèles dans la communauté allochtone de Gand.

« Racaille ! »

Votre famille provient de la ville d’Emirdağ, comme pratiquement tous les Turcs de Gand. Quand est-elle arrivée ici ?

Mon père est venu le premier, en 1974, quand j’avais 2 ans. Il venait initialement rendre visite à sa sœur, qui vivait déjà en Belgique depuis dix ans, et il est finalement resté. En Turquie, mon père n’avait pas besoin de travailler, car notre famille possédait quelques terres. Mais, au bout d’un mois, il s’est avéré que la vie était plus chère ici et qu’il ne restait plus grand-chose de son bas de laine. Il a donc commencé à travailler dans une usine textile à Lokeren (entre Gand et Anvers). Ses deux parents étaient morts récemment coup sur coup et sa sœur vivait en Belgique. Il n’y avait plus personne à aller retrouver là-bas, en Turquie. Il nous a donc fait venir ici.

Il y a quelques années, une tribune de l’oncologue Baki Topal publiée dans le Morgen dénonçait le racisme : « Hier encore sale étranger, racaille, barbare indigne de vivre, aujourd’hui professeur dans une des plus prestigieuses universités au monde », écrivait-il après son passage dans Topdokters. Qu’en pensez-vous ?

(Il acquiesce.) C’est la réalité. Dommage, n’est-ce pas ? À l’âge de 15, 16 ans, je voulais gagner un peu d’argent. À la maison, nous recevions cinq francs d’argent de poche. J’ai donc proposé mes services un peu partout dans l’horeca, et n’ai reçu que des réponses négatives. Mais quelle joie quand j’ai fini par trouver du travail ! C’était chez Volvo, comme agent d’entretien industriel. Plusieurs années après, j’ai compris à quel point j’avais joué avec ma santé dans cette usine en manipulant de dangereux produits chimiques. Mais j’étais payé 170 francs de l’heure, soit 4 euros environ. J’étais heureux comme tout.

Plus tard, je m’en souviens très bien, je venais de terminer mes études de médecine et j’ai pu entrer à la clinique Sint-Jozef de Gand, comme assistant. La première réaction en me voyant débarquer a été ceci : « Ah tiens, tu parles néerlandais. » J’étais scié. Qu’est-ce qu’ils croyaient ? Je sortais de médecine à Gand. Mais voilà, mes collègues n’avaient pas l’habitude de voir des allochtones néerlandophones. « Vous devriez un peu plus mettre le nez dehors », ai-je répondu, car je suis loin d’être le seul.

Vous fait-on toujours des commentaires sur vos origines ?

Non. Les gens qui entrent dans mon cabinet, c’est pour une question de vie ou de mort. Quand ils savent qu’ils ont affaire à vous parce que vous êtes un spécialiste renommé dans votre branche, ils ne posent pas de questions sur la langue que vous parlez ou ne parlez pas.

On dit de vous que vous êtes une sorte de super-macho.

Pardon ?

Et un consommateur de coke et d’antidépresseurs.

(Rires.) Vous parlez de ce truc-là ? (Il montre sa bouteille de coca.)

Mais, d’accord, je comprends où vous voulez en venir. Il existe en effet une idée reçue selon laquelle les chirurgiens cardiaques sont de petits coqs. Mais il est absolument faux de dire que nous prenons tous des produits. La réalité, c’est que nous sommes soumis à une pression gigantesque parce que nous intervenons sur un organe vital. Pour nous, c’est toujours quitte ou double. La vie ou la mort. Si je commets une erreur, il n’y a aucune voie intermédiaire. Mais je n’y pense pas constamment. Je n’ai pas du tout l’impression d’être un surhomme ou un « super-macho », comme vous dites.

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Il faut tout de même être taillé d’un bois particulier pour exercer ce métier, non ?

C’est un métier comme un autre. Il faut avoir le bon état d’esprit. Vouloir tout faire pour parvenir à une issue favorable. Mais me sentir plus spécial qu’un autre ? Non. Vous devriez me voir marcher en rue ou faire la file chez l’épicier. Vous ne verriez qu’un étranger comme un autre en me croisant chez Action avec mon panier sous le bras. Je ne vais quand même pas me comporter « comme un cardiochirurgien », dites ? (Il tend le cou d’un air affecté.)

C’est l’éducation que vous avez reçue ?

Tout à fait. Toujours rester humble, garder la tête bien sur les épaules. C’est ce que je transmets à mon tour à mes enfants. J’ai un fils de presque 11 ans et une fille de 12 ans. Je les ai inscrits dans l’école ayant la plus forte concentration d’élèves étrangers que nous ayons trouvée à Hasselt : au moins 60 % des enfants ne sont pas d’origine belge. Je ne veux pas dérouler le tapis rouge à mes enfants. Ils devront se donner un peu de mal.

Vous pourriez aussi vouloir leur épargner ce que vous avez dû vivre vous-même, leur ménager une vie plus facile.

Non. Si nous les laissons grandir dans un cocon bien à l’abri pour ensuite les livrer en pâture à la dureté du monde, ils pourront certes encore réussir dans la vie, mais pour le même prix ils prendront un coup de bambou qui les fera plonger. J’en suis convaincu : un enfant qui doit faire plus d’efforts aura la vie plus facile plus tard. Je veux qu’ils apprennent tout de suite comment fonctionne le monde. Il n’est pas tout rose, tout le monde ne dispose pas des mêmes chances […].

Éducation à la rude

Votre femme est une Néerlandaise d’origine turque. Un hasard, ou était-ce important pour vous ?

Pour moi-même, non, ce n’était pas important. Mais pour mes parents, oui. Donc ça l’est devenu pour moi aussi. Dans notre culture, la famille est la base de tout, donc on prend les décisions importantes en concertation avec sa famille.

Ce qu’il faut aussi comprendre, c’est que nous ne savons pas ce qui se passera quand nous nous détacherons de cette culture turque. Mes parents m’ont offert une belle jeunesse, pendant que dans ma classe je côtoyais d’autres enfants dont les parents étaient séparés ou alcooliques. C’est là que vous prenez conscience de la chance que vous avez. Et, plus tard, vous essayez de reproduire ce modèle.

Donnez-vous une éducation turque à vos enfants ?

Je ne sais pas dans quelle mesure on peut dire ça. À la maison, nous parlons en tout cas néerlandais. Au grand regret de leurs grands-parents, nos enfants ne parlent que quelques mots de turc. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai envoyé mon fils, qui jouait au football ici à Hasselt, à Genk. Pour qu’il apprenne un peu mieux la langue. En proportion, Hasselt n’a pas une communauté turque significative.

Il joue pour les Turkse Rangers ?

Exactement (rire franc). Et le transfert porte ses fruits. Il fait même des blagues en turc, maintenant, et il est en contact avec des situations familiales très différentes de la nôtre. C’est une bonne chose.

Il y a quelques années, De Morgen a publié un dossier primé sur les salaires des médecins. La tâche fut ardue : le manque de transparence est criant en la matière.

Je trouve que nous devons être transparents sur cette question, mais le profane ne peut pas savoir combien vaut une prestation de médecin. Certains spécialistes facturent la consultation 500 euros parce qu’ils ont un nom. Pas moi. Je suis conventionné. À combien revient la consultation chez moi ? Dans les 25 euros ? Et une opération du cœur se chiffre à environ 2 000 euros.

Le ministre fédéral de la Santé, Frank Vandenbroucke (Vooruit), prétend remédier à ce manque de transparence.

À juste titre. Le système est mauvais en Belgique. La rémunération n’est pas en rapport avec la prestation. Un chirurgien plastique facture des centaines d’euros pour faire disparaître une petite cicatrice. Quelqu’un qui opère un genou vaguement tordu gagne environ la moitié de ce que nous recevons pour une opération vitale. Je suis désolé, mais la responsabilité d’un chirurgien cardio-vasculaire n’est pas comparable à celle d’un orthopédiste.

Je trouve que nous devrions gagner plus pour une opération. Sans compter que les bons orthopédistes peuvent opérer dix ou vingt genoux par jour. Ils ont six salles à disposition, et les patients défilent. Pour nous, une opération dure en moyenne trois à quatre heures, et cinq heures en tout avec les manipulations pré- et postopératoires. Impossible donc de faire six opérations en une journée.

Êtes-vous disposé à dire combien vous gagnez ?

Non. Mais vous pouvez le calculer facilement, en sachant que je tourne à environ deux cents opérations par an. Mais attention, ces 2 000 euros pour une opération, c’est évidemment brut. Retirez les prélèvements pour l’hôpital, les impôts qui dépassent 50 % et la rémunération de mes sept collaborateurs, et au bout du compte il ne reste plus grand-chose.

20 % D’ABSENCES

Vous vivez à un rythme effréné. Craignez-vous d’y laisser un jour votre santé ?

Oh, mais j’ai déjà toutes sortes de pépins. Une hernie. Une épaule gelée, aussi. Je ne sais plus lever le bras qu’à mi-hauteur, à force de passer tous les jours plusieurs heures penché en avant en haussant les épaules.

Comment faites-vous pour vous concentrer si intensément pendant autant d’heures par jour ?

Aucune idée, mais j’y arrive. Je sais que certains chirurgiens ne font qu’une opération par jour pour cette raison. Moi je peux en faire plusieurs d’affilée. Trois, parfois quatre par jour. Mais après, je suis complètement cassé.

Vous pensez que vous auriez dû passer beaucoup plus tôt dans Topdokters ?

Honnêtement, oui. Je le répète, je me prête au jeu pour que les gens sachent qu’ils peuvent être opérés du cœur par une simple incision. Et par espoir que nous ayons enfin plus de possibilités pour former des spécialistes. Notre système de formation en chirurgie cardio-vasculaire est archinul. Il est inexistant, plus exactement.

Moi, je me suis formé à Nieuwegein, le plus important centre cardiologique des Pays-Bas. En Belgique, il faut d’abord passer par six années de chirurgie générale, puis démontrer un « intérêt » pour la branche, c’est-à-dire entrer dans un service de chirurgie cardiaque comme assistant et espérer apprendre à opérer. Mais il n’existe pas de formation concrète. C’est un scandale. Nous essayons de changer les choses avec un groupe de cardiochirurgiens, mais le système est lourd, tellement lourd.

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Au tout début de la pandémie, on a promis d’investir davantage dans les soins de santé. Deux ans plus tard, ces promesses se concrétisent ?

(Énervé.) Tout ça, c’est oublié depuis longtemps. La première année, on a annoncé que notre personnel infirmier allait recevoir une prime. Ils ont reçu 1 000 euros. Déjà là, je me suis dit : c’est tout ? Mais ils ont encore dû reverser la moitié aux impôts. Bon boulot, les gars, vraiment magnifique ! Franchement, ce n’est quand même pas normal ?

Je suis furieux contre la classe politique. […] Dans notre hôpital, 20 % du personnel infirmier est actuellement absent. Et c’est pareil dans d’autres hôpitaux. Pas parce qu’ils ont le Covid, mais parce qu’ils n’en peuvent plus. Et je les comprends, vraiment.

On sait que des infirmières et infirmiers d’unités Covid quittent la profession traumatisés.

(Excédé.) Tous ces politiciens à Bruxelles, est-ce qu’un seul d’entre eux a jamais visité une unité Covid ? Savent-ils seulement en quoi consistaient les soins dans ces unités ? Les infirmiers qui voyaient des gens mourir seuls ? Qui n’avaient pas le temps de les consoler ? Qui ont dû travailler des heures et des heures dans des combinaisons lourdes, pendant deux ans ? Je suis certain que non. Vous savez ce qui a manqué dans tous ces comités qui ont décidé des mesures ? La voix du personnel infirmier.

Récemment, le directeur de notre hôpital a rendu visite à notre unité. « Comment ça se passe ici ? », a-t-il demandé. « Pas bien », ai-je répondu. Je me trouvais là avec plusieurs infirmiers. « Quand recevront-ils enfin leur prime ? », ai-je demandé. « On y travaille. » Je veux des faits. J’attends. J’ai déjà dit que je renoncerais avec plaisir à une partie de mon salaire pour que mes infirmiers soient mieux payés. Je suis certain à 100 % que tous les spécialistes sont prêts à faire de même. Mais, en échange, je veux avoir mon mot à dire sur leur mode de fonctionnement. Cela me semble honnête. Mais ce n’est pas possible.

Rien, absolument rien n’a changé. Et rien ne changera plus. On dépense de l’argent à ceci et à cela, mais les soins de santé ? Ils sont déjà oubliés.

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  1. Un programme à succès qui met en scène des médecins, dans un format proche de la télé-réalité.

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