Ce qu’on nous cache
Accidents de train
Quand des trains se percutent, comme à Buizingen ou Godinne, c’est le gestionnaire du réseau, Infrabel, qui prend le contrôle des opérations. Dans un conflit d’intérêts manifeste. Jusqu’au prochain couac ?
À 8 h 51, le dimanche 27 juin 2021, le train Inter-city 6959 quitte la gare de Charleroi-Sud. Il a à son bord des parents, des enfants qui se rendent au parc d’attractions de Walibi, en Brabant wallon. Autant partir tôt, car, le soir, c’est un Belgique-Portugal de feu qui s’annonce. Dès la sortie de Fleurus, les passagers râlent. Grrr… le convoi est stoppé net pendant 87 minutes. La durée d’un match de foot à se ronger les ongles.
Encore un de ces vols de cuivre le long des rails ? Ou cette « présence d’individus sur les voies » qui fait le quotidien des navetteurs ? « Non, non, ce jour-là, personne n’a rien su, mais on a tout simplement évité une catastrophe », témoigne un cheminot. Le souci est décrit dans la « gazette » de la société Infrabel, un document confidentiel qui établit le rapport journalier des incidents sur le réseau ferroviaire belge.
À la lecture de ces lignes, on perçoit que des techniciens éreintés par de trop longues prestations ont tenté de remettre en service un aiguillage défaillant. L’IC 6959 venu de Charleroi a failli entrer en collision frontale avec un convoi de marchandises ! Il a fallu le feeling d’un conducteur de train expérimenté, constatant la discordance entre la signalisation et son itinéraire, pour éviter le crash. Une catastrophe comparable à la collision de Pécrot, en mars 2001, qui avait tué huit personnes.
Des incidents comme celui-là se produiraient régulièrement sur le rail belge. Une source anonyme assure que, dans la région d’Anvers, par exemple, il n’y a aucun relevé systématique de ces accidents évités de justesse. De 2010 à 2020, soit en dix ans, les données officielles à l’échelle du pays font état de 11 incidents de type 3, c’est-à-dire sérieux, mais n’ayant causé aucune victime, aucun blessé grave ni aucun dégât matériel de moins de 150 000 euros.
Seulement un par an ? Des conducteurs, des cheminots, des techniciens, des cadres du groupe SNCB avec lesquels Médor s’est entretenu estiment que ces statistiques ne sont pas crédibles. Nos sources indiquent que ce serait plutôt un… par mois.
La ponctualité à tout prix
Depuis le drame du 15 février 2010, à Buizingen, en périphérie bruxelloise, les Chemins de fer font tout pour dissimuler leurs failles. En première instance puis devant la cour d’appel de Bruxelles, l’État belge avait alors été condamné en justice pour les graves négligences ayant causé la mort de 19 personnes. Tant la SNCB (chargée de faire circuler ses trains) qu’Infrabel (responsable des infrastructures) ont été sanctionnées. On a encore en mémoire les images glaciales de ce frontal entre deux trains soulevés de plusieurs mètres. « La décision de croiser les trains s’avéra désastreuse. Cela avait pour but de permettre de rattraper le retard de 10 minutes du train E1707 (fonçant vers Bruxelles), pointa le jugement d’appel du 3 décembre 2019. Le choix de privilégier la fluidité au détriment de la sécurité est inacceptable. »
Mais le verdict judiciaire – amendes et dédommagements – aurait été plus sévère encore si l’enquête avait voulu éclairer l’attitude trouble de « deux préposés d’Infrabel », société à capitaux 100 % publics. Ces derniers ont « ouvert une cabine » sans autorisation de la police. Pourquoi ? Que faisaient-ils dans cette cabine technique (en réalité, une armoire de signalisation) ? Y avait-il quelque chose à cacher ?
Analysons la procédure classique juste après un accident ferroviaire ayant fait des victimes.
Dans un premier temps, Infrabel désigne un « leader » qui coordonne les différentes interventions. D’abord, un fonctionnaire d’Infrabel de permanence sur les lieux. Puis vient un cadre de la société, plus haut gradé dans la hiérarchie. Quand la police, voire un juge d’instruction, arrive sur place, le gestionnaire du réseau a donc pris un temps d’avance. Infrabel s’octroie la possibilité d’imposer sa grille de lecture à des faits où sa responsabilité peut être mise en cause. En général, un expert est assez vite sollicité par la justice. Souci : il n’existerait pas de vrais spécialistes du rail dans cet attelage d’experts judiciaires. Il arrive que des experts immobiliers ou automobiles, des biologistes de formation ou de fins connaisseurs en aéronautique soient dépêchés sans background sur les lieux confus d’un accident ferroviaire. Comment imposer un regard critique sur les faits quand on n’a ni le temps ni les compétences nécessaires pour digérer les dizaines de milliers de pages de règlements divers ?
Il y a bien l’« Organisme d’enquête sur les accidents et incidents ferroviaires », dont la tutelle est entre les mains du ministre fédéral de la Mobilité. Son rôle est de tirer les leçons des difficultés rencontrées sur le rail. Mais cet organisme est tributaire des informations qu’a bien voulu lui donner Infrabel, son champ d’action réel est limité et son indépendance, toute relative.
Médor a retrouvé un fax envoyé au juge d’instruction en charge du dossier Buizingen. Un dénonciateur interne décrit les pressions et les insultes subies par la cheffe de l’Organisme d’enquête afin qu’elle taise les fameuses entrées « illégales » dans « des armoires techniques en lien direct avec l’accident ». Moins de deux heures après les faits, le constat de cette infraction aurait rendu l’enquête « problématique, voire caduque ».
Juge et partie
Serrer les rangs, éviter les préjudices d’image : le 26 septembre 2018, des cheminots d’Infrabel sont convoqués par leur direction à une étrange séance de coaching menée par des « avocats spécialisés ». Selon des documents et des témoignages recueillis par Médor, ils doivent être entendus par la police suite à la catastrophe ferroviaire de Godinne, le 11 mai 2012. Objectif : que tous parlent d’une seule voix. Celle d’Infrabel.
Que s’est-il passé à Godinne, en province de Namur ?
Deux ans à peine après le drame de Buizingen, deux trains de marchandises s’étaient percutés à 85 kilomètres à l’heure. L’un d’eux transportait des produits hautement toxiques qui s’étaient écoulés dans les fossés. Pas de victimes, mais un criant avertissement en termes de sécurité et des dégâts matériels évalués à 2 millions d’euros. Aujourd’hui, près de dix ans après le choc frontal, la justice namuroise peine toujours à établir les responsabilités. L’enquête est en cours. Des sources concordantes s’étonnent de la manière dont l’Organisme d’enquête a conclu son rapport de plus de cent pages, qui pèse forcément sur le cours de la justice. Infrabel n’a rien à se reprocher, selon ce rapport officiel : l’accident de Godinne réside dans un bout de câble haute tension qu’un des deux trains aurait traîné durant des centaines de kilomètres. Cela aurait endommagé les installations. « Qui peut croire ça ? », souffle un spécialiste du rail ? Un câble pend sous un train, si longtemps, et personne n’intervient à temps ?
Parmi les auditeurs externes sélectionnés par l’Organisme d’enquête pour comprendre l’énigme « Godinne » figure la firme de certification Vinçotte, qui fait partie du cercle fermé des partenaires d’Infrabel, intervenant notamment dans les procédures d’homologation. « Comment penser une seule seconde que Vinçotte disposait du recul suffisant pour oser critiquer Infrabel, son client ? », s’interroge un expert préférant l’anonymat. À l’époque, le CEO d’Infrabel, Luc Lallemand, est nommé aussi à la présidence du conseil d’administration de Vinçotte. C’est celle-ci qui a accordé à l’entreprise publique le label ISO-9001, désignant un management de qualité, nécessaire pour la certification.
À lire une plainte en justice que viennent d’introduire les avocats bruxellois Pierre Monville et Amaury Verhoustraeten, les soucis de sécurité au sein d’Infrabel seraient « chroniques » et « systémiques ». Ces accusations cinglantes se basent sur une patiente analyse de la catastrophe d’Hermalle-sous-Huy, le 5 juin 2016. Il avait été reproché au conducteur d’avoir négligé un feu rouge en étant distrait par son GSM. Trois corps écrabouillés – dont celui du conducteur décédé – avaient été retirés de la carcasse de métal de deux trains encastrés. Aujourd’hui, c’est une thèse inverse qui est avancée. Après un orage, les vétustes équipements de signalisation encore en place dans cette vallée de Hesbaye auraient été défectueux, à la suite de travaux de réparation mal gérés et contraires aux règles de sécurité. Plus grave : on aurait cherché à maquiller les faits (lire l’encadré ci-dessous).
La faute humaine
Le 27 novembre 2017, un an et demi plus tard, la série noire continue avec la mortelle chevauchée d’un train fantôme dans la région du Centre. Dans un premier temps, vers 7 h 26, une voiture coincée sur un passage à niveau prend feu, percutée par un train de marchandises à hauteur de Morlanwelz. Il faut faire vite pour rétablir la circulation ferroviaire. Les opérations s’avèrent plus complexes que prévu dans la matinée, elles tournent au fiasco l’après-midi et voilà le convoi endommagé qui se détache en pleine manœuvre de remorquage et dérive vers la gare de La Louvière-Sud, située à quatorze kilomètres de là. Sans conducteur à bord. Le convoi tue deux cheminots actifs le long des voies et termine sa course folle contre un train venu en sens inverse, mal informé, à Bracquegnies, plus de douze heures après l’incident initial. Au cours de l’été 2018, l’Organisme d’enquête interne achève une version 1 de son rapport d’analyse. Infrabel et la SNCB ont l’occasion d’amender ce document. « Le rapport vous est communiqué au format Word afin de vous permettre de proposer les modifications via le track changes (le suivi des modifications) », indique un mail envoyé par l’Organisme. En clair et comme à chaque rapport d’enquête, paraît-il : changez librement dans le texte. Le document final diluera les responsabilités et incriminera comme souvent l’homme ou la femme de terrain.
« Attention, ça va péter ! »
« Au début du mois de juin 2021, un sous-traitant est mort électrocuté sur un chantier d’équipement des voies près de Ciney. Ce n’est pas une première, témoigne Dylan, technicien spécialisé chez Infrabel. Ces chantiers recourent à de la main-d’œuvre travaillant au noir. Il faut bosser toujours plus vite, faire en sorte que les trains circulent sans trop de retard. » « Quand le combi de police est arrivé, poursuit Dylan, il n’y avait aucun représentant de la direction pour assister mon collègue technicien, mis en cause à tort. Il a dû se justifier sans back-up, abandonné à son sort, avec la culpabilisation qui va avec. Ça bouillonne dans la boîte, je vous l’promets. »
Avant tout le monde, Jean, lui, est sorti du rang. C’était il y a un peu plus de dix ans. Il a commencé à dénoncer les dérives internes au sein du groupe SNCB, les conflits d’intérêts chez Infrabel, leur impact en termes de sécurité. Cet inspecteur, contrôleur et auditeur, occupait une fonction élevée au sein du Service de sécurité et d’interopérabilité des Chemins de fer, le SSICF, au nom impossible à prononcer. Il s’agit de l’« autorité nationale de sécurité » chargée de superviser les questions de sécurité, mais aussi d’autoriser les entreprises ferroviaires et le gestionnaire d’infrastructures, par exemple, à opérer sur le rail belge. Jean a affronté sa hiérarchie et interpellé les ministres successifs sur le manque d’indépendance des procédures internes et des enquêtes consécutives à des accidents ferroviaires. Dès les premières critiques dans le cadre de Buizingen, tous les agents du SSICF se sont vu retirer leur statut d’officier de police judiciaire, lequel permettait d’enquêter là où ils l’estimaient nécessaire, cela de manière indépendante par rapport à Infrabel. Aujourd’hui, le litige lié à la mise à l’écart de Jean s’éternise depuis des années devant les tribunaux.
« Celui qui dérange, dehors ! »
Ce micmac de la sécurité ferroviaire est vivement critiqué en Belgique comme à l’étranger. Mais rien ne change. La Cour des comptes a dénoncé à plusieurs reprises le manque de moyens de l’Organisme d’enquête. Or aujourd’hui encore, ses effectifs se comptent sur les doigts d’une main. La Commission européenne, elle, insiste sur le manque d’indépendance de l’autorité ferroviaire (le SSICF, très politisé). De premières remontrances se sont transformées en une mise en demeure formelle en 2013 : l’autorité qui homologue Infrabel ne peut plus avoir aucun lien avec elle. Forcément, il en est de même en ce qui concerne l’Organisme d’enquête.
Pour annihiler cette mise en demeure européenne, les autorités nationales ont inventé un truc à la belge : comme sous le précédent gouvernement, il y a désormais un ministre de la Mobilité (l’écologiste Georges Gilkinet), qui est censé coordonner la politique ferroviaire, et une ministre des Entreprises publiques (Petra De Sutter, Groen), qui a autorité sur le SSICF et l’Organisme d’enquête. On fabrique un vernis d’indépendance.
« Je suis un fervent adepte de l’État de droit. Un État qui prend des décisions de manière impartiale et objective, commente Pierre Goossens, fonctionnaire au SPF Mobilité depuis plus de trente ans et qui s’exprime ici en tant que représentant syndical (à la FGTB). Or, ce que j’observe au département de la Mobilité, au niveau tant de l’aéronautique que du ferroviaire, c’est que peu de services fonctionnent de manière normale. L’idéologie est clairement néolibérale et le poids des lobbies n’a cessé d’augmenter. Des entités que l’administration est censée contrôler – comme l’aéroport de Bruxelles ou Infrabel – deviennent des partenaires. Plutôt que de vérifier la bonne application des règles et les imposer, on s’arrange. Ces sociétés imposent leurs choix. Les dirigeants se rencontrent entre eux. Ils parlent de la manière dont les contrôles sont menés, ils passent en revue le profil des inspecteurs. Et quelqu’un qui dérange, comme Jean ou d’autres, est vite mis sur le côté. »
C’est ce qui serait arrivé à Julien. Cet autre cadre du SSICF prétendait qu’un nouveau système d’assistance à la conduite des trains (le TBL1+) était mal mis en place en Belgique. « Il avait raison, dit un collègue. Les balises TBL1+ étaient trop proches. La distance de prise en charge des trains était bien trop réduite pour assurer leur freinage automatique. C’était dangereux. » Infrabel modifiera la distance entre les balises. Julien, lui, aurait été privé d’une promotion au sein du comité de direction d’Infrabel.
Au cours des quinze dernières années, le groupe SNCB a rénové ou bâti de prestigieuses gares, creusé son endettement, cherché à rentabiliser les terrains adjacents aux gares. Sur la même période, de 2007 à aujourd’hui, un total de 20 accidents graves a été recensé sur le territoire belge. Au moins autant d’incidents sérieux auraient pu tourner à la catastrophe. Malgré ce constat, malgré Pécrot puis Buizingen, il n’y a jamais eu de débat parlementaire d’ampleur sur la récurrence des défauts d’indépendance dans le contrôle ferroviaire. C’est un tabou. La sécurité se règle dans un cercle très fermé.
Pour prolonger ou accompagner la lecture, Pointculture nous propose Déraille le train de Pierre Gosselin. À quelques kilomètres de la ligne de démarcation entre SNCB et SNCF, un jeune chanteur à textes lillois pile dans le sujet.
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Calculs sur la base du dernier rapport annuel de l’Organisme d’enquête sur les accidents ferroviaires. Sur la même période : il y a eu 12 accidents de type 1 (au moins un mort, cinq blessés graves ou des dégâts d’au moins 2 millions d’euros) et 14 incidents de niveau 2, ayant fait au minimum 1 blessé grave.
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Extraits
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du jugement d’appel. -
Le 24 décembre 2015.
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Prénoms d’emprunt.
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