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Béton noyé

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Laetitia Gendre. CC BY-NC-SA.

Mont-Saint-Guibert, en Brabant wallon, n’en finit plus de se bétonner. Mais cet été, les inondations ont submergé la commune… et réveillé les critiques face à un énième projet immobilier : les Jardins de l’Orne.

« Vendu, vendu, vendu… » De sa voiture, Antonio Piras lève les yeux sur l’énorme annonce des « Jardins de l’Orne » à l’entrée de Mont-Saint-Guibert. Du haut de ses 60 ans, il est un Guibertin pure souche. Ses paroles fortes résonnent dans l’habitacle, aux lendemains des inondations de juillet. Antonio le constate, sa commune a perdu des choses pour en créer d’autres. Il se souvient de chaque tenancier de café, boulanger ou boucher. « Là, c’était Gaston, il avait des chevaux. Là, c’était chez Auguste, le marchand de légumes. À l’époque, une maison sur trois était un bistrot, comme le survivant, “le café des Pêcheurs”. »

Les lotissements se sont succédé. Tels ces Jardins de l’Orne, promettant du vert, de l’abordable, de l’écoresponsable à cheval sur les communes de Mont-Saint-Guibert et de Court-Saint-Étienne. « Inspired by nature », « Du studio au penthouse 3 chambres », lit-on sur des panneaux. Une balade verte, des locaux réservés aux professions libérales et bientôt un Proxy Delhaize. 300 unités bâties sur les cendres de l’ancienne usine à papier.

Dès la sortie de la RN25, on pénètre dans ce quartier de l’ancienne papeterie locale, où se bâtit le nouveau projet immobilier. À gauche, les anciennes maisons ouvrières. En face, en direction du cours d’eau, les nouvelles constructions. Une partie est habitée. Le reste est encore en travaux. Toutes ont eu de l’eau dans les caves. Des grues complètent le paysage. À la rentrée, elles creuseront plus près encore de la rivière.

Une rivière où on barbotait

« De mémoire de Tonio, c’est du jamais-vu ! » Les inondations, il n’en revient pas. Les pluies ont dévalé les champs. Les cours d’eau sont sortis de leur lit : la Houssière, dans laquelle il se baignait petit, et l’Orne, qui alimentait les turbines de la papeterie. « Tonio », comme tout le monde dit, se souvient de l’odeur de chou qui sortait des pores de l’usine. Créée en 1835, la papeterie a fermé en 1981. Un paquet de maisons, de nouvelles rues l’ont remplacée. « Quand Louvain-la-Neuve s’est développée, je savais qu’un jour on deviendrait voisins. Avant, en trente minutes on y allait en guindaille sur des chemins cabossés. Aujourd’hui, tout est construit, ou presque. En conduisant cinq minutes, on y est. » Et ici, tout le monde conduit.

Parmi les habitants du nouveau quartier, Antonio ne connaît personne. Du côté des anciennes maisons, il nous mène vers Thomas, le marchand de crêpes. Tous les vendredis, il pimente la vie locale sur la grand-place. Malheureusement, Thomas fait partie des sinistrés. Ses deux voitures ont été écrasées par le courant et son salon submergé en moins de temps qu’il ne faut pour tout mettre à l’abri.

Ce Guibertin d’une trentaine d’années, accompagné de quelques voisins, pointe du doigt les travaux des Jardins de l’Orne. Des ouvriers ont abattu des arbres près de chez eux et ont modifié les pentes, à cause des tonnes de terre déplacées vers leurs terrains. Des transformations qui auraient accentué le ruissellement des eaux. Il blâme également la gestion de la rivière, le béton qui coule et toutes ces maisons qui poussent comme des champignons.

En vingt ans, la population de Mont-Saint-Guibert a augmenté de 30 %. Des chiffres à mettre à jour avec ce projet qui amènera 600 personnes, à absorber dans un village de 8 000 habitants.

De l’industriel au résidentiel

La bétonification est un phénomène régional. Selon l’asbl Inter-Environnement Wallonie (IEW), « la Wallonie, longtemps considérée comme une région rurale, s’est couverte d’infrastructures ces quarante dernières années. Aujourd’hui, 10 % de son territoire est artificialisé et, chaque jour, c’est l’équivalent de trois terrains de foot qui sont recouverts d’immeubles, de routes, de zonings. Le principal moteur de cette artificialisation est le logement ».

Hélène Ancion, d’IEW, développe : « Ces surfaces artificialisées sont les faits de l’homme. Les terres sont modifiées, par exemple, à des fins agricoles ou immobilières et deviennent, en partie ou totalement, imperméables. Alors, les vrais dangers sont les épisodes de crues. Les eaux montent subitement, ne sont pas absorbées et débordent. »

Dans ce cas précis, les Jardins de l’Orne n’avalent pas de terre, mais un ancien site industriel. Pour le bourgmestre Julien Breuer (MR), dont le père a aussi dirigé la commune, « cette usine était un coup de poing dans la gueule, dès l’entrée du village ».

« C’était ce qu’on appelle une cathédrale de béton », simplifie Renald Pansaerts, architecte associé du cabinet Syntaxe, responsable du projet. Le site mesurait neuf hectares, avec une dalle de béton de 3 200 mètres carrés. Aujourd’hui, les unités sont construites les unes sur les autres et libèrent cinq hectares d’espaces verts au sol.

Il a fallu négocier. Un véritable jeu d’échecs entre les promoteurs, qui en voulaient davantage encore, et les autorités communales. Face aux investisseurs privés, la commune a avancé ses pions comme elle pouvait. Réduire le nombre d’unités, demander une crèche et des trottoirs.

L’Orne, fini de jouer

« Le projet […] est composé le long d’une ligne directrice piétonne, cheminant le long du cours d’eau partiellement remis à jour. » Le cachet bucolique mis en avant sur le site du lotissement prête à confusion. Cette réhabilitation de l’Orne a été « le point conflictuel du projet », déplore Joël Meersseman, un autre architecte du cabinet Syntaxe.

Au XIXe siècle, les industriels ont eu besoin de la force motrice du cours d’eau pour faire tourner les turbines de l’usine. Ils ont fait couler l’Orne sous leur site et l’ont canalisée dans un pertuis. Une sorte de tunnel. En 2013, au moment de la demande de permis de bâtir, une volonté se dégage du côté des politiques et des promoteurs : « Remettre l’Orne à ciel ouvert. »

Joël Meersseman se remémore le souci de « ne pas jouer avec le cours d’eau, parce qu’on ne mesure pas les conséquences en aval ». Sachant que le quartier de la papeterie se situe dans une cuvette, le danger avait été pointé, anticipé. Finalement, l’Orne n’a pas été mise à jour, mais un bief a vu le jour. Il s’agit d’une petite déviation qui s’ajoute au tracé principal. Avec du recul, l’actuel mayeur Julien Breuer critique l’initiative. Ce bief, pour lui, c’est un pipi de chat (1 m de largeur, 30 cm de profondeur). Avec de grosses pluies, il se remplit à vue. Selon le bourgmestre MR, le promoteur s’est piégé lui-même. Ses propres parcelles en construction se retrouvent inondées par les débordements du bief. Il précise : « Ça n’impacte que lui, pas les riverains dans l’ancien quartier. » Un méli-mélo politico-immobilier qui laisse Thomas – le marchand de crêpes – dubitatif.

Le quartier de la papeterie se trouve en zone d’aléas d’inondation faible. « Cette donnée était à prendre en compte, mais elle n’empêchait pas la délivrance d’un permis de bâtir », résume l’architecte Joël Meersseman. Une information basée sur un calcul savant, dont un des paramètres était l’occurrence et l’intensité des pluies tombées sur une période passée. OK, risque « faible », hier. Mais aujourd’hui ?

En juillet, malgré la réparation du pertuis et d’autres minutieux travaux, les pluies diluviennes ont tout saccagé. Depuis, Thomas a dû louer un logement à Gembloux et quelques-uns de ses voisins pensent aussi à déménager vers Namur ou Spy. Des régions moins chères, moins soumises à la pression immobilière. L’appréhension de retaper la maison pour la revoir inondée est trop forte. Elle surpasse même la douleur de quitter Mont-Saint-Guibert.

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