La gueule de bois
Une maison en zone forestière ? C’est interdit. Une cabane ? C’est permis. À Herbeumont, un promoteur envisage de construire pour les touristes de luxueux bungalows en bois – des « cabanes », quoi – au milieu des arbres. Dans le village ardennais, la résistance s’organise.
« Herbeumont, dans la province de Luxembourg, sur la Semois, est aujourd’hui un gentil village », écrit le poète ardennais Marcel Leroy en 1969. En 2021, ce « gentil village » est tapissé d’affiches « Caba-NON ! » contre « l’invasion de la forêt d’Herbeumont » ; la bourgmestre Catherine Mathelin (cdH) refuse de parler à une journaliste qui prononce le mot « cabanes » ; Jozef Lauwers, l’homme d’affaires flamand à l’origine du projet, ne répond pas à nos appels.
Quant à l’échevin de l’urbanisme Stéphane Puffet (cdH), il nous explique qu’il ne souhaite plus s’exprimer sur ce dossier, compte tenu des insultes et des menaces qu’il a reçues. Comment en est-on arrivé à une telle crispation dans un village où, même en politique, il n’y a pas de véritable opposition ?
Tout a commencé à la fin du mois d’août 2020. Une affiche jaune apparaît alors au Boulois, une rue en cul-de-sac entourée de forêts, un peu à l’écart du village. Une demande de permis a été introduite pour la construction de 17 cabanes dans les bois, réparties sur plusieurs sites de part et d’autre de la rue. Ce projet de mini-camp de vacances, qui pourrait accueillir jusqu’à 56 personnes, émane d’une société immobilière de Knokke-Heist, représentée par Jozef Lauwers.
Siska Claessens n’en revient pas. L’homme d’affaires était passé chez eux au printemps dernier pour leur demander s’ils ne voulaient pas vendre la sapinière en contrebas de leur terrain. « Nee, dank U », avait répondu son mari. Ce couple d’Anversois venait à peine d’emménager ici pour passer une partie de son temps plus proche de la nature – il n’allait pas en vendre un morceau à la première occasion. Pourtant, l’offre de Jozef Lauwers pouvait être alléchante. Dans le village, on dit qu’il a mis jusqu’à deux ou trois fois le prix pour obtenir des dizaines d’hectares de terrains boisés. Et qu’il connaît la région : dans le village, « Jo » a une vaste propriété, un immeuble dans le centre et des amis de longue date. Il avait laissé à Siska sa carte de visite - au cas où.
Ce qui énerve Siska, avec ces cabanes, c’est que ni le promoteur ni la commune ne communiquent sur le projet. « Dans un petit village où tout le monde se connaît, il n’y a pas la moindre concertation », déplore-t-elle. Mais au service urbanisme, on suit simplement la procédure réglementaire : une enquête publique est ouverte et le dossier peut être consulté à la commune. Selon l’échevin de l’urbanisme, accorder à cette demande un traitement particulier aurait été « un manque d’équité ».
L’« expérience forêt »
Pour les autorités communales, le dossier est délicat. La forêt, qui couvre plus de 60 % du territoire de la commune, attire de plus en plus de visiteurs en mal de chlorophylle. Un plan de redynamisation du tourisme (2018) encourageait Herbeumont à développer des hébergements insolites de type « cabanes perchées » pour répondre à la demande. Et, pour ce faire, à « créer un partenariat solide avec un investisseur privé ». Voilà qui tombe à pic. Car qui dit « touristes dans les bois » dit « kayaks, blanquettes de veau et verres en terrasse ». L’activité économique pourrait s’en trouver renforcée.
Mais les cabanes sur pilotis imaginées par Jozef Lauwers revêtent un caractère particulier : elles seraient construites en zone forestière. C’est permis par le Code wallon du développement territorial (CoDT) depuis 2017. La Région wallonne se tourne en effet vers une nouvelle approche des forêts. Celles-ci ne sont plus vues uniquement comme des rangées de troncs destinées à l’exploitation mais comme un patrimoine naturel, à même de remplir des fonctions commerciales, environnementales et sociales. C’est dans ce contexte de promotion du tourisme vert que le CoDT a ouvert la possibilité de construire des hébergements de loisir temporaires (donc démontables), à la lisière des zones forestières, où les constructions sont en principe interdites.
Pour le voisin de Siska, Pierre Everaerts, cette disposition du CoDT est une « petite bombe », qui ouvre la porte à des projets totalement opposés à l’esprit de protection de la nature voulu par le texte. « Elle permet à des promoteurs d’acquérir des propriétés au prix du terrain forestier et d’y construire de prétendues cabanes, en fait, des logements tout confort avec électricité, eau courante et chauffage, qui peuvent être loués très cher. » Pierre est Bruxellois mais, face au projet de cabanes de Jo Lauwers, son cœur bat du côté de la Semois. Comme Siska, il fait partie des « seconds résidents » prêts à se battre pour la biodiversité ardennaise et contre les initiatives qui ne bénéficient qu’à une poignée de « richards ». Depuis qu’il est petit, il passe ses week-ends et ses vacances ici, dans la maison ayant appartenu à sa grand-mère, tout en haut du Boulois. « Ce projet m’a fait l’effet d’un coup dans le ventre », dit-il, avant de préciser : « Et, a priori, je ne suis pas tellement écolo. »
La tactique du salami
À quelques kilomètres de là, au centre du village, Laure Jacobs entend parler de l’enquête publique. C’était l’été dernier et elle avait du temps. À cette époque, elle venait de se réinstaller à Herbeumont, le village de son enfance, après des détours par Bruxelles, Verviers ou Mexico. Elle interroge alors ses concitoyens sur le groupe Facebook « Tu es de Herbeumont si… ». « J’étais toute innocente », jure-t-elle. Mais, au fur et à mesure qu’elle engrange les infos sur ce projet de cabanes, elle se dit qu’il y a comme un problème.
Sur le fond, d’abord. La construction nécessitera de déboiser une partie de la parcelle et d’installer un système d’évacuation et de traitement des eaux usées. Le promoteur explique, dans le formulaire d’incidence environnementale, qu’il a renoncé aux toilettes sèches car elles ne « correspondent pas au confort souhaité ». S’il dit vouloir « reconnecter l’être humain avec l’environnement naturel dont il est partie intégrante », il ne compte pas pour autant lésiner sur le standing. Pour accéder aux cabanes tout confort, le visiteur pourra compter sur un parking ainsi que sur des « dépose-minute ». Sur la forme, Laure n’est pas plus emballée : « Comment peut-il y avoir une absence totale de participation ? Si ton projet est formidable, tu en parles, non ? »
Un groupe se crée ; Laure en devient la porte-parole. « Caba-NON » rédige une pétition en ligne, au titre explicite, « Refusons la colonisation d’Herbeumont ! La forêt ardennaise est menacée par la prolifération de luxueuses petites maisons de vacances ! » Le texte pointe la menace d’une multiplication de projets commerciaux dans les forêts d’Ardenne : « Ce promoteur [Jozef Lauwers], déjà bien implanté au village, commence par de petits projets isolés. Et bientôt ce sont toutes nos forêts qui seront colonisées par ses projets cumulés ; c’est la ‘tactique du salami’, bien connue des spécialistes de la négociation mercantile ! […] La forêt est à tout le monde et doit le rester ! » Les arguments font mouche. La machine s’emballe.
Plus de 2 000 personnes, d’Herbeumont, de Sint-Niklaas ou de Woluwe, signent la pétition et ajoutent parfois un commentaire personnel. Au-delà des préoccupations pour le climat, les arbres ou les salamandres, massivement exprimées, le projet cristallise aussi la crainte d’un rachat des Ardennes par des riches – flamands, de surcroît. Les signataires supplient de ne pas faire d’Herbeumont un second Durbuy, où le milliardaire Marc Coucke a investi des millions et développé de nombreuses attractions touristiques. « Non à la colonisation et donc à la réduction des Wallons à une tribu d’Indiens ! », écrit l’un d’eux. Des attaques anti-Flamands et des informations farfelues (des centaines de cabanes, des nuitées à 1 000 euros…) circulent parmi les opposants au projet, ternissant un peu au passage l’image de Caba-NON. Sur le groupe Facebook du village, quelqu’un dénonce une « croisade activiste écoguerrière ».
Pour Marc Dufrêne, spécialiste de la biodiversité et des biens communs (Université de Liège et Gembloux Agro-Bio Tech), ces cabanes d’Herbeumont, c’est clairement « tout ce qu’il ne faut pas faire », à cause des risques encourus par la biodiversité, l’impact sur les sols et la contradiction avec l’esprit d’hébergements légers et rustiques du CoDT. Mais tous les arguments des contestataires ne sont pas pour autant recevables : dire que la forêt est à tout le monde est malheureusement faux. À côté des forêts domaniales, appartenant aux Régions, communes ou Provinces, et pour la gestion desquelles l’intérêt public doit entrer en ligne de compte, il y a des forêts privées, généralement inaccessibles (sauf les chemins publics) – et c’est le cas des terrains rachetés par Jozef Lauwers.
Zizanie
Le groupe Caba-NON, constitué en association de fait, récolte plusieurs milliers d’euros. D’emblée, Pierre et Siska mettent chacun 1 500 euros dans la cagnotte. Siska : « Je trouvais important que l’on communique d’une manière professionnelle, pour que le promoteur et la commune nous prennent au sérieux. On n’allait pas peindre des slogans sur des draps de lit. » Caba-NON réalise une étude technique sur l’incidence des cabanes et s’adjoint les services d’un avocat. Fait historique dans cette commune sans réelle opposition, une double interpellation est faite au conseil communal. Laure demande au collège qu’il « joue son rôle fédérateur, de cohésion sociale par l’information, le débat sur le futur, le développement, tout ce qui permet de faire société ». Dans sa réponse, l’échevin de l’urbanisme la tutoie. C’est que ces deux-là se connaissent depuis l’enfance. « C’est ce qui est le plus difficile, dans ce combat, estime Laure. On se connaît tous ; on a grandi ensemble. C’est dur psychologiquement de s’opposer à des gens qu’on croise tout le temps. Ça a peut-être semé la zizanie ; on nous a reproché de diviser les gens, mais ça a aussi créé un début de conscience politique. »
Sous la pression, le promoteur organise une séance d’informations sur deux de ses projets, les cabanes du Boulois et une maison hôtelière dans le centre (la demande pour l’implantation de cabanes sur un deuxième site étant actuellement gelée). La réunion a lieu sur Zoom, un jeudi de novembre à 9 h du matin. Jozef Lauwers prend très brièvement la parole, aux côtés de son épouse : « Il y a beaucoup de questions, de malentendus et de fausses informations qui circulent. » Punt. Il cède alors la parole aux architectes et au paysagiste, qui défendent le projet, son aspect respectueux de la nature et des règles émises par le CoDT. Selon eux, l’engagement de planter de nouvelles essences pourrait contribuer à une plus grande qualité paysagère et environnementale (alternance de zones denses, de clairières, de prairies, un verger…) que sur les parcelles d’origine. Le public a le droit de poser des questions de détail mais pas d’entrer dans les polémiques. Il n’y a pas de débat.
Janvier 2021. La commune refuse le permis. La décision vient, en fait, de la Région. Comme le permis comporte une dérogation pour l’implantation d’un parking en zone agricole, c’est d’abord au fonctionnaire délégué, à Arlon, de se prononcer. Celui-ci refuse la dérogation et la commune n’a dès lors d’autre choix que de s’aligner. Un recours a déjà été déposé par Jozef Lauwers. Ce sera alors au ministre de l’Aménagement du territoire, Willy Borsus (MR), de trancher.
Un matin glacial de janvier au Boulois. Laure, Pierre et Siska descendent la rue, en compagnie de l’avocat de Caba-NON, maître Denis Brusselmans. Ils lui montrent les parcelles, récemment défrichées. Des troncs gisent encore en travers du ruisseau. Les emplacements des cabanes sont délimités par de petits pieux jaunes. Pourquoi avoir coupé autant d’arbres si l’idée était d’implanter les cabanes au milieu des bois ? Comment pourrait-on reboiser en peu de temps ? Les troncs étaient-ils destinés à la vente par leurs anciens propriétaires ? Que deviendront les parcelles si le permis est définitivement refusé ? Faut de communication sur le projet, les questions restent ouvertes. Mais, quelle que soit son issue, il y aura un « avant » et un « après »-cabanes. Désormais, il faudra bien oser parler tout haut de biodiversité et d’emploi, de droit à l’initiative privée et de biens communs, de tourisme et de conservation de la nature, des seconds résidents et des inégalités sociales. Le « gentil village » pourrait saisir sa chance de devenir un modèle de participation et d’ouverture au débat
public.
Pour accompagner la lecture, deux pistes proposées par Pointculture : Grande est la maison du groupe Cabane ou La caravane, "en opposition aux cabanes de luxe pour touristes de luxe".
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Dans Les Chatons gelés, Éditions Memory.
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