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Et au milieu coule un canal

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None. CC BY-NC-ND.

En 2019 démarre le chantier du nouveau quartier City Dox à Anderlecht. En face, sur l’autre rive du canal, le quartier Aurore, construit dans les années 60, assiste impassible à ce nouvel élan de modernité. Les photographes Tom Lyon et Pauline Vanden Neste ont documenté cette zone traversée par le canal et les tumultes de l’immobilier.

Zone sinistrée qui coupe Anderlecht de sa partie sud-est, le canal fait office de frontière naturelle à Bruxelles. Le bassin de Biestebroeck, 47 hectares de friche industrielle, est aujourd’hui au cœur d’un des grands enjeux immobiliers de la capitale. De part et d’autre de la rive, deux réalités se toisent.

Rive gauche (côté Anderlecht) le quartier Aurore, sept barres d’immeubles entre 12 et 22 étages, plantées le long du canal. Sept buildings au nom bien senti : Aurore 1, Aurore 2, Aurore 3 et… Albatros. En été, il s’y dégage un parfum de l’utopie bétonnée des Trente Glorieuses. Sous la grisaille de novembre, on est plus dans « un ciel si bas » de Brel, où le canal finit par se pendre. Rive droite (côté Bruxelles) le nouveau quartier City Dox. Et l’éclosion de grands cubes d’habitations et d’un centre commercial, d’une blancheur virginale.

Le Plan Canal, porté par la Région bruxelloise, est censé répondre au « boom démographique » de la capitale grâce à un ambitieux « masterplan ». Dans celui-ci, on retrouve City Dox, « un projet de quartier multigénérationnel et multifonctionnel où se côtoient logements neufs et accessibles de qualité ».

Ce projet n’est pas le seul prévu autour du bassin de Biestebroeck : Key West, 524 logements, de nouvelles tours, dont la plus haute culmine à 84 mètres, ou encore The Dock, de l’autre côté du pont de Cureghem. The Dock prévoyait audacieusement une marina, 302 logements et un hôtel 3 étoiles. Il est finalement tombé à l’eau. Le City Dox, lui, est bien sur les rails. Les constructions entamées par le géant belge de l’immobilier Atenor proposent à terme 99 logements conventionnés, 82 logements libres, environ 750 m² de commerces et 2 250 m² destinés à des activités « productives ».

En face, au pied des immeubles de l’Aurore, ce projet suscite plus d’espoir que de crainte. Jacqueline T’Sjoen, du comité de quartier, voit d’un bon œil cette « modernisation » du voisinage. Claire Scohier, d’Inter-Environnement Bruxelles (association indépendante qui milite pour améliorer la qualité de la vie), tempère les attentes du quartier : « Si, pour de nombreux habitants, ces projets immobiliers sont attrayants, c’est une réalité en trompe-l’œil. Ils sont destinés à une population aisée et vont à terme provoquer une augmentation des prix, notamment des commerces, et une congestion importante des voiries dont certaines sont déjà presque à saturation. »

Peu de lieux partagés

Aux yeux de Claire Scohier, le Plan Canal amène aussi une densification de la rive droite : « Les 4 000 nouveaux ménages attendus amèneront inexorablement une pression supplémentaire sur les infrastructures déjà existantes comme les écoles et les crèches. Bien que de nouvelles structures soient prévues, elles ne répondront pas à un tel afflux. »

Lorsque Tom Lyon et Pauline Vanden Neste entament ce projet photographique, ils sont loin de se douter des enjeux qui animent la zone. « Au départ, on était intrigués par ce lieu isolé qu’est le quartier Aurore, nous avions envie de percer quelque chose là-bas, de rencontrer les gens, expliquent les deux photographes. La difficulté s’est avérée vive puisque assez vite nous nous sommes aperçus qu’il n’y avait que peu de lieux de vie partagés par les habitants du quartier. »

Entre les tours Aurore, deux salons-lavoirs, une librairie, un Zeeman qui a plié boutique et un bout de pelouse désespérément vide en hiver. Difficile de créer le contact avec les habitants. Lentement, avec un appareil moyen format, ils tirent le portrait des personnes qu’ils croisent : Sami, Jacques, Nancy, Valérie et Abdel. Polonais, Afghans et vieux Belges qui incarnent les différentes strates de la cité. Les premiers arrivants se sont progressivement effacés au profit d’une population métissée, créant des tensions de voisinage. La dégradation des lieux communs a progressivement sapé le moral des habitants et supprimé tout espace de rencontre. « La plupart des personnes que l’on a rencontrées vivent isolées », racontent Pauline et Tom.

Tel est le paradoxe de ces grands ensembles conçus pour loger des milliers de personnes. Peu d’entre elles se côtoient. Si les tours Aurore ne sont pas comparables aux sémillantes constructions qui émergent de l’autre côté du canal, il existe un point commun entre ces projets. Sous un vernis de modernité et un prétexte social se répète le même langage, fait de « multigénérationnel », « multifonctionnel », le tout, bien sûr, dans un « cadre verdoyant ». Comme le résume Claire Scohier : « En 60 ans, le marché du logement à Bruxelles est resté tout aussi libéral. La création de la Région bruxelloise et d’instances de contrôle n’y a rien fait. » La pression foncière profite encore aux grands groupes immobiliers et le développement des nouveaux quartiers est laissé à leur imagination projetée sur logiciel 3D. La population, elle, n’a qu’à s’adapter à ce nouvel environnement.

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