Les poules aux œufs d’or
Pour les Poule-au-vent, c’est la lutte finale. Ce comité de riverains de Durbuy pilonne un projet de poulailler de 40 000 crêtes pondeuses « bio ». Un combat à coups de menhir, de pétitions et d’études karstiques contre un investisseur flamand, qui révèle les tensions à l’œuvre dans la volaille. Un secteur que la Région wallonne s’est juré de développer.
Il ne sait plus si c’était en 2018 ou en 2017. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il avait trop mal à un genou et qu’il était temps de s’arrêter. La douleur qui l’assaillait depuis le placement d’une prothèse, et sa santé en général, ne lui permettait plus de s’occuper de sa ferme, à Izier, petit village de 500 âmes planté sur un plateau, à quelques kilomètres au nord de Durbuy. Et puis l’agriculture conventionnelle, la pollution, les pesticides, ça avait commencé à le dégoûter un peu du métier, déjà. Philippe Paquay a glissé le mot à son notaire : ses terres étaient à remettre. Depuis ses 14 ans, il travaillait à la ferme. La soixantaine approchant, il était temps de raccrocher la fourche.
Un moment, le fils du cousin de l’agriculteur, était partant. Mais il ne voulait pas reprendre les bâtiments. Trop vétustes. Impensable, pour Paquay. Tout devait partir. Que pouvait-il en faire ? Le notaire, bien connecté dans la région, ramène un candidat. Il est Flamand, il « a l’air d’avoir beaucoup d’argent » et possède un « petit château » dans les environs, comme dit Philippe Paquay. Bart Lavent, ce candidat, lui rachète une quinzaine d’hectares. Il en récupère quatre autres chez le beau-frère de l’agriculteur et accumule des promesses de vente sur les parcelles restantes.
Objectif de ces rachats d’hectares : bâtir un poulailler bio de 39 931 poules pondeuses, avec un parcours extérieur pour qu’elles se dégourdissent les cuisses sur quatorze hectares. Densité visée : neuf poules par mètre carré, au maximum. Client en ligne de mire : la grande distribution.
Lavent est administrateur (et gérant depuis 2017) de la société Anda-Declercq, basée à Somme-Leuze, juste à côté de Durbuy. Elle possède deux autres exploitations agricoles, dont un poulailler, déjà, au village de Petite-Somme.
Visons butés
En 2012, Bart Lavent et Anda-Declercq ont défrayé la chronique locale en voulant lancer un élevage de visons à Somme-Leuze. Envergure espérée ? 2 800 mères porteuses et 15 000 petits par an, destinés à l’industrie de la fourrure.
Les réactions affluent à la maison communale, alors dirigée par le député MR Wil­ly Borsus, actuel ministre wallon de l’Économie et de l’Agriculture. Sur 513 avis, 500 sont défavorables. Bart Lavent est surpris, à l’époque. Il déclare à TV Lux que les réactions négatives sont sans doute dues au « facteur psychologique » face à un élevage peu courant en Wallonie (mais bien implanté en Flandre), mais « si on continue avec ce genre de raisonnement, on ne va plus élever des animaux […] pour les tuer et les manger ». Fourrure et nourriture, même combat, aux yeux de l’investisseur.
Borsus retoqua les visons, au motif qu’il s’agissait d’une activité plus industrielle qu’agricole. Et que le paysage pourrait en pâtir. Bénéfice politique pour le bourgmestre de Somme-Leuze : voilà toujours 500 administrés mécontents en moins à gérer.
À Izier, les choses se présentaient mieux pour le projet de poulailler « bio ». Après deux visites sur le terrain, en décembre 2018 et avril 2019, la Ville de Durbuy, dirigée par le cdH Philippe Bontemps, et l’administration wallonne émettent un avis favorable au projet d’Anda-Declercq, moyennant certaines améliorations. La commune déclasse un sentier public, non foulé depuis des lustres, pour laisser place à l’exploitation. Elle autorise l’aménagement d’un autre chemin vicinal pour l’accès au futur poulailler. Et en août 2019, une demande de permis unique est déposée à la commune.
Le cri des « Poule-au-vent »
Un bon mois plus tard, un riverain, Jean-Pierre Legast, découvre les mensurations du projet. Il n’en croit pas ses yeux. Cent soixante mètres de long en tout. Trente de large. Plus des locaux, des silos, des niches à cadavres, des citernes pour récolter les eaux de nettoyage, un forage de puits pour pomper dans la nappe phréatique. 39 931 poules (39 510 dans une seconde mouture du projet), ça prend de la place. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, un poulailler bio ne rime pas avec quelques bêtes au fond d’un jardin, mais surtout avec une alimentation bio pour les volailles et plus d’espace que dans un élevage conventionnel.
Avec quinze autres villageois remontés, il lance un comité de défense : les Poule-au-vent. « Ça sonnait un peu comme vol-au-vent », rigole Legast. Sur le fond, le riverain rigole moins. « Les terrains où ils veulent implanter leur projet industriel sont largement exposés à des vents venant du sud-ouest qui vont ramener les nuisances, le bruit et les odeurs, vers le village. Ça a donné le nom à notre collectif. Ce poulailler est l’exemple parfait de tout ce qu’il ne faut pas faire. On est à une époque où il faut diversifier l’agriculture, et on fonctionne encore comme il y a trente ans du temps de la grande mode des élevages de porcs. »
Les Poule-au-vent sont prêtes à aller jusqu’au Conseil d’État. Les signatures sur la pétition ne manquent pas. Plus de 2 000. Les récriminations non plus. La taille d’abord. Au-delà de 40 000 poules, un élevage situé à plus de 300 mètres d’une habitation doit obligatoirement rendre une étude d’incidence sur l’environnement. Pour les Poule-au-vent, c’est cousu de fil blanc : la société Anda-Declercq a choisi ce calibre d’élevage pour échapper à cette étude. Bart Lavent ne dément pas, même s’il dit que ce calcul dépend aussi d’une analyse commerciale pour répondre à la demande belge en œufs bio. « Si tu pars pour une étude d’incidence, cela prend un an et demi en plus. Cela revient à choisir de rouler sur une autoroute à 70 km/h. »
Un menhir dans la vue
Les Poule-au-vent fustigent l’impact environnemental potentiel d’un projet qui n’est pas assez « détaillé » à leurs yeux. Le dossier d’urbanisme prévoit 271 passages de camions par an. Les riverains estiment que ce sera le double. Les oreilles craignent les nuisances. Les nez, les poussières d’ammoniaque engendrées par ce genre d’exploitation. Le poulailler est posé près de sols karstiques, dont la vulnérabilité « à une pollution des eaux, notamment liée aux fientes de poulets, ne peut être négligée », note la Commission wallonne d’étude et de protection des sites souterrains, une asbl qui défend les eaux et sols souterrains, dans un avis pour l’enquête publique.
Et puis il y a le menhir. À 200 mètres des hangars dessinés dans les plans, trône un mégalithe du IIIe millénaire avant J.-C. Il a été découvert dans le champ en 1999 et redressé dans sa position initiale. Il fait partie de l’ensemble mégalithique de Wéris, patrimoine majeur de Wallonie. Michel Toussaint, paléoanthropologue, est venu à la rescousse des riverains. Il ne s’agit pas d’un bête menhir, écrit-il dans une lettre, mais bien d’un Zeupire, une pierre avec un sommet en forme de biseau. Une pépite qui est l’un « des rares monuments mégalithiques à avoir été fouillés avec des techniques modernes d’archéologie ». Toussaint suggère « d’éviter de gâcher par une construction industrielle intempestive les abords d’un monument » qui, si la commune « se décidait » à l’aménager un chouïa, aurait un vrai potentiel touristique.
Vers une étude indépendante
Bart Lavent estime que toutes les mesures ont été prévues pour réduire les nuisances, et qu’il n’y a pas de risques pour les sols. La demande de permis unique offre des détails. Les effluents d’élevage (les déjections, donc, estimées à 1 100 tonnes par an, soit plus de 3 tonnes par jour) seront stockés dans un bâtiment fermé, et revendus à d’autres agriculteurs pour de l’épandage. Les fuites potentielles seront contrôlées par des drains. Les normes bio seront respectées.
Face à la révolte des Poule-au-vent durant l’enquête publique, l’administration communale de Durbuy décide fin février d’émettre un avis défavorable au projet et demande une étude d’incidence à la société Anda-Declercq. Au moment de boucler Médor, l’administration wallonne devait prendre une décision sur la base de cet avis. « Nous n’étions pas obligés de le faire mais nous avons pris nos responsabilités, déclare Philippe Bontemps, le bourgmestre de Durbuy. Maintenant, qu’un organisme indépendant statue sur les risques environnementaux réels. »
Spéculateur ou agriculteur ?
Le bras de fer d’Izier incarne bien plus qu’un débat sur les nuisances. Il s’agit, à Durbuy comme ailleurs, de se modeler un avenir agricole, alors que la taille des exploitations grandit mais que le nombre d’agriculteurs, lui, diminue sans cesse.
« Veut-on privilégier un spéculateur, un financier qui va envoyer les œufs en dehors de la région alors même que Durbuy s’est engagée à encourager le commerce local et équitable, ou bien les agriculteurs locaux qui, eux, n’auront pas la possibilité de se payer ces terres, alors qu’ils sont demandeurs ? », questionne Éric Jurdant, conseiller communal Écolo.
Pour calmer les esprits, Philippe Bontemps a organisé, fin janvier, une séance d’information sur la filière agricole. Salle comble, 200 personnes. Pour l’exposé, il invite Philippe Baret, professeur à la faculté des bio-ingénieurs de l’Université catholique de Louvain. Baret est un tenant de l’agroécologie, cette pratique qui vise à intégrer dans l’agriculture des préoccupations et des approches écologiques. « Il s’agit d’un montage financier pour faire de l’argent, nous explique-t-il. Mais il n’y a rien, légalement, qui permette de dire oui à un agriculteur local qui fait un poulailler et non à un spéculateur. Le poulet s’en fiche de qui s’occupe de lui, et les normes seront sans doute aussi bien, voire mieux respectées que si c’était un petit agriculteur qui lançait le projet, mais est-ce que cela fait sens de laisser accaparer ainsi les terres de Durbuy ? »
Le poulailler ne projette de créer que trois équivalents temps pleins. Qu’il soit lancé par un Flamand domicilié à Panama éveille des suspicions chez les Poule-au-vent. De 2006 à 2018, Bart Lavent a été responsable du département gaz naturel liquéfié chez Exmar, géant du transport et de l’industrie maritime dirigé par la famille Saverys. Aujourd’hui, il travaille pour le compte de la société Gunvor, un des plus grands négociants de pétrole au monde.
Sur les comptes officiels déposés en 2019 à la Banque nationale, Bart Lavent est domicilié dans le quartier résidentiel d’Albrook, à Panama. Sur ceux d’une autre société qu’il détient, Lara Consult, son adresse est à La Panne. Lui, se défend d’être un financier hors sol. « Ma vie, de par mon métier, est à Panama, mais ma famille est dans l’élevage des animaux depuis trois générations. On a des terres dans la région de Durbuy depuis que j’ai l’âge de 10 ans. Ça fait trente-cinq ans donc. Nous avons un poulailler sur la même commune, de la même taille, et on n’a jamais eu de plaintes. Le problème, c’est que les gens veulent manger des œufs produits dans leur région, mais ils n’acceptent pas la vue d’un bâtiment pour les produire. Et ils ne font pas la différence entre poules pondeuses et de chair. Les poulets à manger, oui, eux, ils puent en été. »
Un métier de con
Philippe Bontemps, le bourgmestre de Durbuy, critiqué par les Poule-au-vent pour son soutien au projet, confirme : pas de nuisances dans l’autre poulailler industriel d’Anda-Declercq, qui est tenu au quotidien par une agricultrice locale. Est-il pour autant favorable à ces grandes installations, pour incarner l’avenir agricole de sa commune ? Il s’échauffe face à ceux qui lui parlent d’une agriculture familiale avec « cent poules » dans une basse-cour. « Ma famille fait de la ferme depuis 500 ans. Je suis fils de fermier, vétérinaire, sur le terrain depuis 58 ans (son âge, NDLR). Bien sûr que je déplore la disparition des petites fermes. Mais l’agriculture familiale, c’est quoi ? Les fils de fermiers comme moi ont été dégoûtés du travail, nos parents montrés du doigt, mal payés, mal considérés. On les accusait de polluer. Alors ils nous ont dit : “Ne reprenez pas, c’est un métier de con, 24 h/24.” Pendant ce temps-là, les banques poussaient à grossir, à investir toujours plus. » Bontemps, qui estime que beaucoup de terrains ne sont pas repris, lance la question et la réponse. Un poulailler de 40 000 poules, c’est un bon projet ? « On dira non, car il y a un financier derrière et qu’il ne ramasse pas ses œufs. Moi je vois la concurrence, les élevages de volailles allemands ou hollandais, et leurs 100 000, 500 000, voire un million de poules. 40 000, c’est vraiment si grand ? C’est un constat, pas une prise de position. »
En Flandre, entre 2001 et 2013, la moyen­ne des poules pondeuses par ferme est passée de 20 000 à 31 000.
Quand les poules séduisent
Dans un monde agricole en plein désarroi, où les élevages bovins (70 % des exploitations agricoles wallonnes en détiennent) ne rapportent plus que les subsides aux agriculteurs, « l’opportunité, c’est de faire du poulet, explique Philippe Baret, de l’UCL. Car le poulet, c’est rentable. C’est un boulot peu stimulant pour les agriculteurs, mais beaucoup n’ont pas le choix. Certains ont réussi à se mettre ensemble, au niveau local, pour développer des projets qui ne sont pas pilotés par des financiers, comme à Nassogne. »
Pourquoi la volaille a-t-elle le vent en poupe ? Plusieurs facteurs expliquent cela. La Wallonie avale deux fois plus de poulets et trois fois plus d’œufs qu’elle n’en produit. Et fait figure de gringalet face au nord du pays, qui représente 85 % de la production sur les deux tableaux. « Les marges de progression sont encore très importantes » pour une Wallonie qui importe sa volaille, note le plan de développement stratégique 2018-2027 de la filière avicole wallonne rédigé par le Collège des producteurs, une organisation qui fait l’interface entre agriculteurs et monde politique.
Après avoir délaissé longtemps cette filière, les agriculteurs wallons se sont petit à petit penchés dessus. Notamment en développant des poulaillers bio, qui sont nettement plus implantés dans la région wallonne qu’en Flandre. Douze pour cent des poules pondeuses wallonnes sont bio, contre seulement 2 % en Flandre. Si on compte le plein air en plus, c’est de 30 à 40 % de la production wallonne qui se fait en mode alternatif. C’est possible, car il reste plus d’espace agricole libre au sud qu’au nord du pays, notamment. Le constat est le même pour les poulets de chair wallons, qui ont bondi de 500 000 unités entre 2015 et 2016, pour atteindre une population de 4,5 millions (dont 40 % en bio et plein air). 80 éleveurs sur 300 sont en bio.
Le plan régional wallon pour 2018-2027 détaille l’attrait de la poule pour l’agriculteur : un « cycle court de production, qui limite les risques de marché et de trésorerie », une consommation d’œufs et de viande de volaille qui fléchit nettement moins que celle d’autres protéines animales. En outre, les contrats passés avec les supermarchés sont fixés à l’année et déterminent un prix minimum garanti. De quoi ramener un peu de certitude dans un secteur aux fluctuations nombreuses. Ceux qui élèvent en bio et plein air bénéficient, en plus, de la différence de prix à la vente.
Il y a de l’avenir dans le poulet, donc, et le Collège des producteurs est ambitieux : il vise une croissance de la production de 7 à 9 % par an. Soit 40 nouveaux poulaillers par an, chair et ponte comprises, avec une priorité pour les élevages alternatifs. On l’a vu, les installations wallonnes sont moins denses qu’en Flandre, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni ou en Allemagne, mais elles accueillent quand même du monde : des poulaillers bio qui peuvent aller de 3 000 à 40 000 bêtes, des poulaillers en plein air de 35 000 à 40 000 places.
Il y a donc, aussi, de l’avenir pour les comités de défense de riverains et la richesse du champ lexical avicole aidera à les nommer. À Nassogne, « On n’est pas des pilons » a lutté en 2019 contre un projet de 40 000 crêtes. Celui-ci refusé, un autre est arrivé. Et l’opposition continue. À Ligny, près de Sombreffe, le collectif « À vos plumes 5140 » s’est opposé en septembre dernier à un projet de 13 000 poulets de chair. L’administration wallonne a opiné dans leur sens. À Grâce-Hollogne, un abattoir pour 100 000 volailles devait voir le jour, en 2019 déjà. Entre les pétitions et une demande trop faible des producteurs de la région, il ne se réalisera finalement pas. Sans parler du dernier poulailler en date, à Purnode, près de Ciney (39 400, toujours ce chiffre sous les 40 000), dont on ne connaît pas encore le sort, mais qui fait déjà sérieusement grimacer le voisinage.