Le port de l’angoisse (2/3)
La vie ruinée des communautés locales
Textes (CC BY-NC-ND) : Jan Walraven
Textes et photos : Gustavo Louzada/Porã Imagens
Textes (CC BY-NC-ND) : Ike Teuling & Quentin Noirfalisse
Publié le
Entre 2017 et 2019, le port d’Anvers a investi 20 millions de dollars dans Porto do Açu, un port privé brésilien. Cap sur le littoral de l’État de Rio de Janeiro, entre expulsions forcées, scandale de corruption, pêche en chute libre et promesses d’emploi revues à la baisse.
PREMIERE PARTIE A DECOUVRIR ICI
Dans son bureau de l’Universidade Federal Fluminense (UFF) à Campos dos Goytacazes, Ana Costa mène depuis des années des recherches sur l’impact social de Porto do Açu. Elle déploie de grandes cartes montrant exactement quelles parcelles de terre ont été expropriées avec quel décret et où se trouvaient les maisons des agriculteurs. « Nous utilisons ces cartes pour montrer que des générations d’agriculteurs ont rendu cette terre sablonneuse fertile. Maintenant, elle est utilisée pour faire de la spéculation. »
90 % des terres non utilisées
90 % des terres expropriées il y a près de dix ans n’ont jamais été utilisées pour la construction du port ou accueillir des industries. Alors que l’économie brésilienne était en grande forme, une zone beaucoup plus vaste que celle nécessaire au port avait été saisie. Le professeur Ana Costa espère aussi qu’un jour les paysans expropriés obtiendront justice. Elle pense qu’il est possible d’annuler les décrets d’expropriation illégaux. Encore plus depuis qu’elle sait que les terres ne sont en large partie pas exploitées par la zone industrielle. Costa indique au milieu de la carte une parcelle qui est encore habitée. Noémia Magalhães (73 ans) et son mari ont miraculeusement réussi à éviter l’expropriation.
Ils sont seuls à vivre entre les jachères et les ruines des maisons détruites de leurs voisins, des petits fermiers qui cultivaient l’ananas et le maxixi (le concombre des Antilles). Sur la route devant la maison, les camions passaient à grande vitesse. Entre les plants de tomates et les cocotiers dans le jardin luxuriant, on peut apercevoir au loin les hauts bâtiments du port. Magalhães a quitté la ville pour la campagne il y a 25 ans. Ici, c’est son paradis, rempli d’arbres et de plantes comestibles. Elle ne va au supermarché que pour le riz et le sucre. Elle produit son propre café. « J’ai toujours rêvé d’un endroit où passer mes dernières années en paix. Un endroit où je pourrais marcher pieds nus. » Quand cette ex-enseignante a eu vent du projet de port, elle a organisé une réunion dans son jardin, annoncée par la radio locale. Des centaines de personnes sont venues. « Elles ont piétiné mes plantes », rit-elle. Elle a décidé de résister aux patrons du port avec les agriculteurs. Comme, au sein du district, elle était une des rares personnes riches et ayant fait des études supérieures, elle a mené le combat.
Sur une photo qu’elle a fait imprimer sur un t-shirt, on peut la voir assise à côté d’un barrage en feu, le poing levé. Mais leurs protestations n’ont pu que ralentir le processus. Même si 467 familles ont entamé des procès pour récupérer leurs terres, les voisins de Noémia ont quitté le combat, un par un.. Les intimidations et les menaces violentes ont eu raison d’eux. « Le risque était bien plus important que ce que j’avais imaginé », soupire Magalhães en buvant de l’eau de coco fraîche. Elle a été menacée physiquement et les personnes agissant pour le compte du port ont essayé de la soudoyer à plusieurs reprises. Le port lui a proposé d’acheter un nouveau terrain pour elle et de déplacer tous ses arbres. Mais elle a continué à refuser. « La seule façon d’obtenir cette terre est de me tuer », a-t-elle systématiquement répondu à tous les négociateurs qui se sont présentés à la porte. Par un coup du sort - ou une intervention divine, pense Magalhães, très religieuse - l’ordre d’expropriation de sa maison a été invalidé. Dernier bastion de la résistance, elle s’obstine à rester au milieu de la zone expropriée. Les clôtures autour de sa maison servent à accrocher des bannières. Elle se considère comme une fourmi : « Je suis peut-être petite, mais je peux piquer méchamment. » Un nouvel ordre d’expulsion peut être émis à tout moment, mais elle n’abandonnera pas le combat : « Si vous ne défendez pas votre terre, vous ne défendez pas votre famille. La terre n’a pas de prix, elle a une valeur. »
Açu ? Un « projet grandiose »
Des entreprises européennes de dragage ont contribué à la construction du port alors que les expropriations et les intimidations suivaient leur cours. Les Néerlandais de Boskalis ont creusé un large canal en forme de L, avec une quinzaine de navires. La société alostoise Jan De Nul (basée au Luxembourg mais possédant un large bureau en Belgique) a, elle, effectué des travaux de remblayage en 2011, pour la construction d’un complexe de stockage de pétrole. Deux ans plus tard, le milliardaire Eike Batista est débordé par ses belles promesses. Ses vastes projets, notamment dans le pétrole, mais aussi à Açu, ne décollent pas. Ses sociétés perdent de 45 à 95 % de leur valeur en 2013. Batista, le « multiplicateur », doit dégraisser son groupe. La société qui chapeaute le port d’Açu, Prumo Logística, passe entre les mains du fonds d’investissement américain EIG Global Energy Partners. En 2014, le port est achevé et la première cargaison de minerais est chargée sur un navire.
Deux ans plus tard, en 2016, il est désormais équipé pour transporter et stocker du pétrole. À la fin de cette année 2016, Tessa Major, alors responsable des projets portuaires pour Port of Antwerp International, entre en contact avec Porto do Açu, alors qu’elle donne une conférence à Brasilia. Anvers veut renforcer sa position en Amérique latine et augmenter ses échanges avec le continent. Parmi une dizaine de ports envisagés au Brésil, Açu a l’avantage pour Anvers de bénéficier d’une position stratégique. Côté mer, il est juste à côté de vastes champs de gaz et de pétrole (notamment les gisements dits présalifères, dont les réserves en basse profondeur sont gigantesques mais difficiles à exploiter).
Côté terre, il est juste à côté de l’État de Minas Gerais, connu pour être la « porte d’entrée vers le Brésil », et ses richesses intérieures : bois, bauxite, produits agricoles, etc. Tessa Major entame le processus de négociation et une analyse de risque pour l’investissement anversois. Le tout au pas de charge. En six mois, un accord est signé entre Port of Antwerp International et Açu. Actionnaires minuscules, avec leurs 20 millions de dollars (sur un capital de 800 millions de dollars, selon nos estimations), les Anversois obtiennent un « deal » ultra-avantageux. Dans leur escarcelle : un siège au conseil d’administration (pour Kristof Waterschoot, directeur de Port of Antwerp International, étiqueté CD&V, ancien conseiller au cabinet de Marc Van Peel, l’échevin responsable du port de 2002 à 2018), deux emplois à des postes clés, un contrat de consultance de dix ans à 1,5 million d’euros par an. Tessa Major prendra elle-même le rôle de directrice commerciale du port brésilien, avant de s’occuper depuis janvier 2020, du « business international et de l’innovation ».
Lorsqu’on lui demande si les Anversois étaient au courant de l’expulsion de centaines de familles de leurs terres, Major répond par l’affirmative. « Il y a encore un processus judiciaire en cours. Mais le port d’Anvers a procédé à une évaluation approfondie des risques juridiques et de réputation. » Et a donc approuvé l’investissement. Nous avons demandé à Port of Antwerp International de nous fournir les documents de cette étude avant investissement.
Le 3 juin dernier, l’autorité portuaire nous a fait savoir qu’elle n’accédait pas à notre demande, les documents n’ayant pas de lien avec les « tâches publiques du port » mais relevant d’une entreprise commerciale et liés à la politique d’investissement internationale du port à travers sa filiale PAI. De plus, le port a stipulé que révéler ces informations pouvait lui être défavorable dans le cadre de la concurrence avec les ports rivaux situés entre Hambourg et Le Havre. En juillet 2017, l’accord avec Porto do Açu est scellé au Brésil dans le centre d’accueil des visiteurs en bordure de la zone portuaire. Une tour de guet offre une large vue sur le nouveau port à gauche et à droite sur le lac Iquipari. « C’est un projet grandiose. Cette collaboration me rend très fier », lance Dirk Loncke, ambassadeur de Belgique au Brésil. « Un partenaire fiable axé sur la durabilité » : Jacques Vandermeiren, PDG du port d’Anvers, encense Prumo Logística, la société mère de Porto do Açu. Et Son Excellence d’espérer bientôt d’autres partenariats entre les deux pays. Aujourd’hui, 467 familles sont toujours en justice pour récupérer leurs terres.
Pêcheurs en rade
Sandra Ribeiro (46 ans) n’a jamais mis les pieds dans le centre d’accueil du port. Mais elle connaît bien le terrain où se dresse ce beau bâtiment en bois. La maison de ses grands-parents se trouvait juste à l’endroit où Belges et Brésiliens ont levé leur verre en juillet 2017. La région des lacs, en bord de côte, était le territoire de pêche des Ribeiro : « Je suis la petite fille, la fille et la femme d’un pêcheur », explique Sandra. La région du lac a été un des premiers terrains achetés par le port. Il a été converti en réserve naturelle privée. Elle lui appartient et sert de compensation en « nature » en échange de la construction de l’infrastructure portuaire. Une exigence légale.
Mais tout n’est pas si « nature » pour autant. « Avant, on pouvait sortir le poisson du lac à main nue. Maintenant une journée de pêche donne cinq maigres poissons. » Sandra Ribeiro joint le geste à la parole et ouvre son congélateur pour indiquer la prise de la veille. « Après qu’ils ont commencé à draguer le port, le lac est mort », lâche son mari, Marco Antonio Peixoto (49 ans), alias Marquinhos pour les amis. Il montre une vidéo où les mangroves et la large lagune sont recouvertes de poissons morts. Ils soupçonnent aussi de l’eau salée de s’être échappée des remblais de sable constitués juste à côté du lac. C’est sur cette étendue sablonneuse qu’une usine de stockage et de traitement de pétrole doit être construite. C’est le Cristóbal Colón, l’un des plus grands navires de dragage au monde et fière propriété de Jan De Nul, qui a aspiré le sable de la mer et permis de remblayer cette plaine.
D’autres remblais de sable créés par le dragage engendrent également une salinisation. Les agriculteurs des environs du port ont vu leurs récoltes chuter et ont procédé à une étude de la nappe phréatique. Cette étude a montré que leurs terres étaient devenues trop salines pour y faire pousser des cultures. Les vaches sont tombées malades parce qu’elles ont bu de l’eau salée. Un éleveur lésé, Durval Ribeiro de Alvarenga (65 ans), a engagé un procès contre le port pour être indemnisé financièrement de la perte d’un quart de ses terres, mais sans succès jusqu’à présent. Est-ce que le risque de fuite d’eau salée a été évalué au moment des travaux ? L’agence de crédit et d’assurance à l’exportation belge Credendo (un organisme détenu à 100 % par l’État belge) a couvert Jan De Nul pour ce projet en 2011. Credendo n’a pas conservé l’étude d’impact environnemental de l’ensemble du projet de port (« On ne les garde pas plus de cinq ans », confie-t-il) et ne fait pas le suivi des projets au-delà de la couverture. Jan De Nul non plus. Il n’y est pas tenu dans le cadre de l’assurance Credendo. Jan De Nul n’a pas été en mesure de répondre à nos questions car la société a signé un accord de non-divulgation avec Porto do Açu. Boskalis n’a pas souhaité réagir non plus.
125 000 emplois promis, 7 000 emplois réels
Les pêcheurs de mer du village de São João da Barra, à 30 kilomètres au nord d’Açu, sont encore plus nombreux à être touchés par le port. Luis Agusto Dos Santos (32 ans) et sa femme, Aniele Azeredo (29 ans), nettoient des poissons en faisant la moue. « Notre lieu de pêche se trouvait juste sur les eaux occupées par le port. Comme les bateaux de la marine les surveillent, nous ne pouvons plus y accéder. Mais nous ne savons rien faire d’autre, nous. »
Un autre pêcheur que nous avons rencontré est parvenu, un temps, à travailler comme intérimaire pour les sociétés de dragage Acciona (Espagne) et Boskalis (Pays-Bas). « Pas étonnant que le poisson disparaisse : nous avons déversé du pétrole en mer. Dans le noir, pour que les caméras ne le voient pas. » Durant son contrat pour Boskalis, il a vu des tortues de mer mourir, blessées par les dragues. Boskalis n’a pas souhaité réagir. Tessa Major et le port démentent, eux, tout impact négatif démontrable sur la pêche, ce qui explique pourquoi il n’y a pas de programmes de compensation financière pour les pêcheurs. Et malgré les promesses de création d’emplois, il n’y a pas de jobs à Açu pour les pêcheurs de São João da Barra, dont nombreux sont aujourd’hui au chômage. « Ils disent que nous sommes paresseux, qu’on vient travailler en pantoufles. Ils préfèrent les gens de l’extérieur, les gringoes », estime Aniele Azeredo.
Le projet original promettait environ 125 000 emplois directs et indirects en 2020 pour les riverains. Dont 50 000 rien que dans le port. Aujourd’hui, selon Prumo Logística, 7 000 personnes travaillent au port, dont la moitié à la construction d’un nouveau terminal gazier. Il ne restera donc que 3 000 emplois environ, une fois celui-ci terminé, estime Tessa Major. De plus, la plupart des travailleurs viennent d’une autre ville, Campos dos Goytacasez, à 50 kilomètres, que Prumo inclut dans ses statistiques d’emploi « local ». Des bus bondés font la navette entre les deux lieux.
Un scandale de corruption
Après plusieurs années de calme relatif, Porto do Açu est réapparu dans l’actualité brésilienne le 25 février 2019. Ce jour-là, la justice brésilienne lâche aux médias les aveux de Sergio Cabral, ancien gouverneur de l’État de Rio de Janeiro de 2007 à 2014, et proche d’Eike Batista.
Emprisonné depuis 2016 dans le cadre de l’opération « Car Wash », vaste enquête judiciaire sur plusieurs affaires de corruption, Cabral vient de reconnaître avoir reçu des paiements gigantesques liés à des projets de construction : le stade de Maracanã, une ligne de métro et le port d’Açu. Eike Batista, affirme Sergio Cabral, lui aurait donné 16 millions de dollars en 2011, durant une campagne électorale, pour débloquer des enjeux liés au port d’Açu.
Les documents d’enquête que nous avons pu consulter ne précisent pas lesquels, mais un rapport des enquêteurs pointe comme éléments douteux l’octroi d’une série de permis et licences accordés au port, ainsi que les décrets d’expropriation obtenus en procédure urgente. Par ailleurs, Régis Fichtner, un proche de Cabral et ancien secrétaire de la maison civile (l’équivalent du poste de Premier ministre de l’État), est accusé par Cabral d’avoir touché, entre 2009 et 2016, plus de 12 millions de réaux (environ 4,5 millions d’euros) de paiements illicites délivrés par la société Porto do Açu Operações via son cabinet d’avocats. Cela, en échange d’« actes officiels » et de l’usage de son influence politique, selon les aveux de Cabral transcrits dans les documents judiciaires.
Eike Batista a été condamné à 30 ans de prison pour avoir corrompu Cabral, en 2018. Il est actuellement en résidence surveillée, en attente de l’appel. Sergio Cabral a, lui, écopé de 280 ans de prison pour blanchiment, corruption et direction d’une organisation criminelle pour diverses affaires. L’investissement à Porto de Açu n’a jamais été discuté au conseil communal d’Anvers. « En 2015, l’équipe à la tête de la Ville, menée par Bart De Wever, a décidé d’exclure les partis d’opposition du conseil d’administration du port, à part le principal, qui était le SP.A, à l’époque », explique Wouter Van Besien, chef de file de Groen, actuellement dans l’opposition. « Maintenant que Groen est devenu le principal parti d’opposition, il n’y en a tout simplement plus qui sont acceptés au conseil d’administration. Il est clair qu’Anvers joue un rôle considérable dans le développement futur de Porto do Açu. C’est problématique quand on constate que la construction de ce projet s’est faite de façon totalement irresponsable. »
Contactée par Apache et Médor, Annick De Ridder, l’échevine N-VA responsable du port, n’a pas répondu à nos questions. Malgré ces affaires de corruption révélées cinq mois avant le début de cette collaboration risquée, l’expropriation sans compensation des terres et l’impact sur l’agriculture et la pêche du projet, le port d’Anvers reste fier de coopérer avec Porto do Açu. Début 2019, la deuxième tranche de l’investissement de 20 millions de dollars a été transférée sans hésitation.
Quentin Noirfalisse, Ike Teuling avec Jan Walraven
Cette enquête a été réalisée avec le soutien du Fonds Pascal Decroos voor Bijzondere Journalistiek. Info : www.fondspascaldecroos.org