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Le plus grand paradoxe du web

Début de l’énigme : je suis un endroit qui fascine les graphistes, et encore plus ceux qui nourrissent un petit penchant pour le vintage et le désuet.

Montagne juridique née le 10 juin 1831, j’ai arrêté d’être publiée sous ma forme imprimée en 2003. Je coûtais peut-être trop cher. Depuis, je ne vis qu’en ligne, à l’exception de quelques exemplaires papiers.

Au début de cette nouvelle existence numérique, des juristes s’émurent. Comment allait-on me consulter alors que tout le monde n’avait pas une connexion ni le portefeuille pour se la payer ?

Or, c’est grâce à moi qu’un État peut tenter (ô sacerdoce) de concrétiser cet adage : « Nul n’est censé ignorer la loi. » Aujourd’hui, je constitue surtout un immense paradoxe. Je suis un des sites les plus mis à jour du royaume, avec l’ajout de 90 000 nouvelles pages (dont une avalanche de PDF) rien que l’année dernière et pourtant, mon graphisme, lui, reste irrémédiablement coincé dans les limbes de la fin des années 90. Bon, j’arrête de jouer à Julien Lepers : je suis Le Moniteur en ligne (alias : http://www.ejustice.just.fgov.be/cgi/summary.pl) et maintenant regardez-moi bien.

En fait, je contiens quatre bases de données. Prenons la première, pour entamer la visite : le Moniteur proprement dit, avec les textes de loi. Dans un navigateur, vous verrez que ma favicon (icône symbolisant un site web), c’est en fait le logo de… Netscape Navigator, navigateur phare du milieu des nineties, dont la lente agonie s’acheva en 2008. Difficile de faire plus vintage, à moins de choisir pour son blog personnel une image à l’effigie d’AltaVista (ou de HotBot, pour les esthètes).

Maintenant, plongeons dans mes pages. Dès l’accueil, on constate un souci d’austérité, avec cette fonte Times New Roman, parfois déclinée en rouge. On ne badine pas avec la loi. Le texte s’étale sur toute la largeur de votre écran, au mépris des bonnes pratiques en matière de lisibilité. Sur un écran 13 pouces, on peut donc avoir des lignes qui flirtent avec les 230 caractères espaces compris. Les règles typographiques, elles, conseillent de ne pas dépasser les 70 caractères. L’oeil et l’attention s’usent vite.

Des boutons en marbre bleu

Mon directeur, Wilfried Verrezen, lui, revendique le fait que le Moniteur doit afficher une certaine « sobriété ». Sobriété, certes, mais alors, comment expliquer la présence de ce fond d’écran bleu, qui ressemble à un motif mille fois répétés d’un ciel bleu doucement nuagé et diablement pixellisé ? « C’était le goût de l’époque, sans doute. Tout cela remonte à 1997. Il faut dire aussi que depuis l’arrêt de l’imprimerie, il n’y a plus vraiment de poste dédié au graphisme dans l’équipe. »

Depuis, les évolutions graphiques sont faméliques (« on n’a jamais vraiment vu l’utilité de changer », argue mon directeur). Il suffit de jeter un petit coup d’oeil à la page d’accueil d’une deuxième base de données. Les journalistes adorent y fouiner. Ceux qui sont venus vérifier l’historique des mandats politiques juteux détenus chez Publifin et auprès d’autres intercommunales, par exemple. Il s’agit de l’annexe des personnes morales, qui regorge de PDF de constitution et d’actes d’entreprises, notamment. Les boutons de cette page d’accueil séduiront l’amateur d’archéologie du web grâce à leur design, qui rappelle un peu du marbre bleu.

Un passage dans mon code source (ctrl+u ou cmd+u dans la plupart des navigateurs) permet une datation exacte de la page : ces éléments semblent avoir été créés en août 2005, grâce au logiciel Fireworks, de Macromedia, englouti la même année par le géant Adobe. Il n’existe plus aujourd’hui.

En poussant un peu plus loin, on peut même trouver le créateur probable de ce formulaire. Ayant quitté aujourd’hui l’équipe du Moniteur, il donnait en 2014 une interview éclairante au Soir, suite à un souci de mise à jour de la « bête » : je suis en sous-effectif, et ça n’aide pas à publier correctement les milliers de pages annuelles. Et le Ministère de la justice n’a pas l’air intéressé de me payer un petit lifting.

A ces péchés graphiques s’ajoute un problème plus conséquent : je suis difficile à utiliser. A moins de connaître exactement l’intitulé d’une loi dont les détails vous obsèdent, ou le nom d’une société particulière. Mon directeur a un point de vue officiel là-dessus : « Nous sommes là pour reproduire en ligne des documents papiers, sous la forme de PDF, et les livrer au public. Très peu de gens remplissent déjà les documents électroniques, donc on scanne beaucoup. Notre but n’est pas d’offrir des données structurées aux journalistes, leur permettant de faire des recherches dans le texte. »

A l’horizon, une obligation légale augure d’une amélioration graphique dont la date de sortie est bien difficile à prédire : il faudra bien que le site soit un jour facilement accessible aux aveugles.

En attendant, on peut ricaner devant mes papiers-peints étranges, ou tenter d’agir (ou les deux). La Nurpa, une association belge de protection des droits des internautes, se sert beaucoup, dans son travail, de ma banque de données Justel, qui reprend les codes juridiques et la législation consolidée. Face à illisibilité de l’ensemble, la Nurpa a programmé BetterLex, un petit programme qu’on peut intégrer dans son navigateur. Il permet de modifier l’aspect des pages Justel : changement de couleurs, police plus agréable, réduction de la longueur des lignes et intégration d’un menu, notamment.

« Nous considérons que le Moniteur devrait être amélioré afin que chacun puisse le consulter, car son état actuel est un frein à la participation citoyenne », rappelle André Loconte, porte-parole de la Nurpa. Et il ajoute : « Le code de Betterlex, qui est libre, pourrait être relativement simple à intégrer au Moniteur. Nous avons tenté de rentrer en contact avec les personnes qui gèrent cet outil. » Mais jusqu’à aujourd’hui, je n’ai toujours pas répondu.

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