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Bienvenue à facholand

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Joanna Lorho. CC BY-NC-SA.

C’est l’histoire de deux femmes qui viennent de s’installer à Ninove. Gita est népalaise et arrive de Bruxelles en quête de calme. Marie-Rose a suivi son mari et cultive une haine grandissante de l’étranger, renforcée par l’avènement du Vlaams Belang. Depuis mai 2019, le parti d’extrême droite est désormais la deuxième force politique au nord du pays. Et la première à Ninove.

Lundi 27 mai, lendemain des élections fédérales et régionales. Les premiers résultats dévoilés la veille se confirment. Le Vlaams Belang réalise une percée historique et passe de 6 à 23 sièges au Parlement flamand. Notre téléphone vibre. « Vous avez vu leur énorme victoire ? » À Ninove, Marie-Rose jubile. Cette sexagénaire vit avec son mari dans une maison de plain-pied légèrement en dehors du centre-ville. Intérieur sobre, couleurs fades et déco impersonnelle, seules quelques photos de famille sont posées sur la commode de la salle à manger.

À trois kilomètres de là, en empruntant le pont enjambant la Dendre, derrière la vitrine d’un magasin afro-népalais, une tout autre ambiance règne. Gita n’a que faire des événements qui bousculent le damier politique belge. Cette Népalaise d’une quarantaine d’années a emménagé à Ninove il y a deux ans, avec son mari et leurs deux filles. Au rez-de-chaussée de leur maison, ils ont transformé en épicerie un ancien magasin spécialisé dans la vente d’armes, dont un autocollant Beretta colore encore la porte d’entrée. Une enseigne dans un néerlandais approximatif « Euro Africant Asia Winkel » orne la façade. L’épicerie est ouverte six jours sur sept jusqu’à 20 h 30. Le plus souvent, c’est le mari qui tient la boutique. Gita le remplace occasionnellement. Trampoline, vélos et crayons de couleur occupent les enfants à l’arrière de la maison.

Forza !

Ninove se situe en Flandre-Orientale, à une trentaine de minutes de Bruxelles. Il y a des jours où la ville semble endormie, les rues désertées et les terrains de jeu délaissés. Et d’autres où elle semble revivre grâce à son marché hebdomadaire ou ses activités folkloriques telles que son carnaval. Le nouveau centre commercial Ninia est le principal lieu de vie et de rencontre. Les Ninovois y font leurs courses, un peu de shopping ou y boivent un verre dans une des brasseries de la galerie, bien plus fréquentées que celles du « cœur » de la ville. Construit il y a quinze ans, Ninia prétend faire souffler un vent de modernité avec ses grandes enseignes et les quelques activités organisées tout au long de l’année.

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Joanna Lorho. CC BY-NC-SA

Malgré ce calme apparent, la commune de 39 000 habitants a fait parler d’elle. Ninove n’apparaît pas dans les médias pour sa Witkap, une bière d’abbaye agréablement amère. C’est au niveau politique que la ville se démarque. Le 26 mai, le Vlaams Belang y a réalisé un score monstre. Dans la circonscription de Ninove, près de 40 % des électeurs ont fait rugir l’extrême droite, propulsant l’imposant Guy D’haeseleer sur la plus haute marche du podium des voix de préférence sur l’ensemble de la Flandre-Orientale. Tout juste la cinquantaine et actif en politique depuis plus de vingt ans, cette tête de liste régionale du Belang est vue comme une star dans sa ville natale.

Son succès est tout sauf une surprise. Le 14 octobre 2018, le signal envoyé par les électeurs était déjà très clair…

Le Belang leur fend le cœur

Dimanche 14 octobre 2018, Marie-Rose et son mari se rendent aux urnes communales d’un pas décidé. Ils ne cachent pas leur soutien à Forza Ninove, la fraction locale du Vlaams Belang. Originaire de Tirlemont, Marie-Rose a vécu à Bruxelles avant d’épouser Marc, il y a plus de 30 ans. Ils ont ensuite habité pendant douze ans à Zellik dans un grand immeuble aux multiples appartements où Marie-Rose était concierge. Il y a deux ans, elle a suivi son mari nostalgique de sa ville natale. Même si elle s’y sent bien, le peu d’activités qu’offre Ninove ne lui suffit pas. Toujours tirée à quatre épingles, Marie-Rose revient régulièrement à Bruxelles rafraîchir son brushing. La retraitée aime prendre soin d’elle, comme en attestent ses ongles manucurés et ses parfums Chanel.

L’ancienne concierge ne s’intéresse que depuis peu aux joutes politiques. Issue d’une famille de droite, elle vote extrême-droite depuis ce dimanche d’octobre 2018. Avant, elle soutenait les nationalistes de la N-VA. Ils l’ont déçue. Elle a été voir ailleurs. Le Vlaams Belang ne met pas de gants avec l’immigration galopante. Et ça, elle aime. Elle qui a aimé l’étranger. Marie-Rose a d’abord été mariée à un homme d’origine marocaine. « Mais il mangeait du porc et buvait de l’alcool, c’était un intégré », se défend-elle, avant de préciser « même si un Arabe reste un Arabe ». De cette union, elle a eu un fils, Hamide, et une fille, Soraya. Avec le premier, elle a perdu tout contact. Hamide est musulman et pratiquant. Des croyances et un mode de vie que Marie-Rose ne cautionne pas. Après des années de rapports compliqués, les choses se sont envenimées. Un soir, Marie-Rose a refusé de garder les enfants d’Hamide. Mère et fils ont coupé les ponts et Marie-Rose ne voit plus ses petits-enfants. Par contre, elle reste très proche de sa fille, avec qui elle a partagé l’événement le plus difficile de sa vie, il y a près de 30 ans. « Meisje neergestoken » (fille poignardée), titrait la presse locale de l’époque. À Ixelles, Marie-Rose a vu Soraya poignardée par son ex-petit ami, d’origine maghrébine, qu’elle ne tolérait déjà pas. Après un coma et des mois de revalidation, Soraya s’en est sortie. Mais cet événement a laissé de lourdes séquelles, tant à sa fille qu’à Marie-Rose.

Un nouveau départ

Dimanche 14 octobre 2018. Pour Gita, c’est un jour comme les autres. Dans la Brusselstraat, une rue calme donnant sur la Nationale 8, l’épicerie est ouverte. Comme tous les week-ends, elle accueille les clients venus acheter des bières, des cigarettes ou quelque chose à grignoter.

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Joanna Lorho. CC BY-NC-SA

Gita assume ne pas s’intéresser à la politique. Son mari, Yagya, avoue ne pas tout comprendre du système fédéral belge, complexe pour les néophytes. Ne sachant pas vraiment pour qui voter, il pensait surtout faire plaisir aux clients du magasin, et peut-être ainsi en fidéliser. Le hic, c’est que personne ne lui a expliqué comment voter. Il ignorait, par exemple, qu’il ne pouvait pas cocher plusieurs cases sur des listes différentes. En optant pour le sp.a (progressiste) et la N-VA (son contraire), il a rendu son vote nul. Malgré lui, Yagya a renforcé le scrutin de Forza Ninove. Gita, elle, ne s’est pas rendue aux urnes. Elle réside en Belgique avec une carte de séjour, renouvelable tous les cinq ans. « Au Népal, la double nationalité n’est pas autorisée. Donc si je veux devenir belge, je dois renoncer à être népalaise. Mon mari l’a fait, moi je ne suis pas encore prête. »

Gita a quitté le Népal au début des années 2000. Elle a rencontré son mari à Paris, grâce à des amis communs. Petite femme bavarde, elle était serveuse à Paris et a décidé de laisser ses meilleures amies derrière elle. Lui travaillait à Bruxelles. Elle l’a suivi par amour. Les désormais quarantenaires se sont mariés en 2010 et ont tenu à Molenbeek, pendant quelques années, une épicerie similaire à celle de Ninove. Le magasin était régulièrement pillé ou vandalisé et financièrement, assumer la location d’une surface commerciale dans la capitale était trop compliqué. Le couple a alors quitté Bruxelles pour Ninove, un peu par hasard, il y a deux ans. « On ne voulait pas trop s’éloigner de Bruxelles, car on a des amis là-bas et on y retourne régulièrement. Mais on avait envie de vivre dans une petite ville, au calme. Le néerlandais ou le français, ça nous était un peu égal. Seul comptait le critère financier. »

Afin de mieux s’intégrer à Ninove, Gita assiste à des tables de conversation en néerlandais organisées par le CPAS de la ville. Les jeudis matin, avec sa cadette, elle longe le Stadspark pour rejoindre un groupe de mamans dans une garderie. Les femmes, toutes d’origine étrangère, devenues amies, partagent un petit déjeuner pendant que les enfants jouent autour de la table. Ici, on tente de laisser le français de côté, même si ce n’est pas toujours facile. Dans un cadre coloré règne une ambiance conviviale, entre les cris des bambins et les conversations de leurs mères. Une employée du CPAS enseigne les bases de la langue de Vondel pour qu’elles puissent se débrouiller au quotidien.

Tous les moyens sont bons

En cette fin d’après-midi du 14 octobre 2018, les premiers résultats des élections communales commencent à tomber. Le parti Forza Ninove, emmené par Guy D’haeseleer, rafle 15 des 33 postes de conseillers communaux. À deux petits sièges de la majorité absolue. À ce niveau, il n’y aurait plus de cordon sanitaire, plus de digue contre l’extrême droite. Elle serait aux commandes, tout simplement.

Pour Marie-Rose, voici venu le temps de l’espoir. L’espoir de voir Forza Ninove s’emparer du maïorat. Maintenu dans l’opposition en 2012, le parti avait affiché ses ambitions et pour ses supporters, c’est certain, cette fois serait la bonne. Seulement voilà, le leader D’haeseleer s’est laissé aller sur Facebook. Une de ses « blagues » refait surface et enterre l’espoir d’alliance avec la N-VA : il comparait des enfants africains à une mousse au chocolat. Le combattant ninovois n’a pas peur de choquer, de provoquer. Pour Marie-Rose, qu’importe : il serait incompréhensible de se retrouver une fois de plus dans l’opposition. « Il faut au moins laisser une chance au parti de prouver de quoi il est capable. Ces résultats sont le choix des électeurs. »

Forza Ninove, à l’image du Vlaams Belang, c’est une bonne dose de nationalisme, un populisme indéniable et une sacrée touche d’extrémisme. Dans les priorités de son programme, on retrouve la dénonciation du triptyque insécurité, immigration et francisation. Le parti évoque la criminalité en hausse à Ninove. Ce qui est effectivement le cas entre 2016 et 2017. Mais les statistiques de la police fédérale sont plus nuancées. Depuis 2000, le nombre de délits commis à Ninove, toutes catégories confondues, reste stable. Et les derniers chiffres de 2018 montrent une baisse de 8,6 %. Forza affirme également que « Ninove n’est plus Ninove » et qu’elle est « envahie d’étrangers ». Là aussi, le constat est réducteur. Selon les derniers chiffres de la Communauté flamande, datant de 2016, 15,7 % des habitants de la commune sont d’origine étrangère. D’après ce même rapport, ce pourcentage s’élève à 21,3 % dans les villes similaires de Flandre-Orientale. Mais le pourcentage de personnes d’origine turque ou maghrébine est plus élevé que dans ces autres villes de la province : 9,3 % contre 6,3 %. Et pour Forza, c’est apparemment là que le bât blesse.

« Dehors  ! »

Après deux mois et demi de flou, le 26 décembre 2018, le verdict tombe enfin. Forza Ninove se retrouve dans l’opposition. C’est une nouvelle désillusion pour Guy D’haeseleer et les siens. Une déception pour Marie-Rose, dont la ferveur pour le Vlaams Belang se renforce.

Mai 2019. Depuis la défaite politique du parti, Marie-Rose a décidé de s’investir au maximum. Buffets, manifestations, discours. La retraitée ne manque pas une occasion pour soutenir ses coqueluches noir et jaune. Fièrement, elle sort son smartphone et fait défiler les photos de son compte Facebook où elle pose aux côtés des leaders de l’extrême droite flamande. Et ils y passent tous. Le tout jeune Dries Van Langenhove de Schild en Vrienden, aujourd’hui inculpé pour racisme, le controversé Filip Dewinter, le président Tom Van Grieken et bien sûr l’inamovible Guy D’haeseleer. À la maison, les projets du Vlaams Belang rythment les débats du couple et le sujet qui fâche, c’est bien sûr « les étrangers ». Enfoncés dans leur canapé blanc cassé, les époux n’hésitent pas à affirmer qu’ils « ne sont plus chez eux » et à scander haut et fort le nouveau slogan du Belang « Eerst onze mensen » (notre peuple d’abord, simple variante d’« Eigen volk eerst »). « Je ne reconnais plus la ville où je suis né… », soupire Marc. Marie-Rose monte alors sur ses grands chevaux. Sans gêne, elle assume avoir un jour publié sur Facebook : « Tous les macaques dehors ! ». Son mari tente de la canaliser : « Oui, mais pense à tous ces pauvres gens qui fuient les balles et les bombes ! »

« Alle mensen eerst »

De son côté, Gita ne se tracasse pas pour les élections du 26 mai. Mais derrière le comptoir, elle rencontre parfois des « étrangers » critiqués par les Ninovois. Les femmes d’origine maghrébine qu’elle côtoie aux tables de conversation expliquent qu’il n’est pas rare qu’elles soient dévisagées ou insultées lorsqu’elles s’expriment en arabe. Entre elles, les mamans en rigolent et n’en ont que faire. Ça ne les fera pas partir. Gita se sent chez elle à Ninove. Son mari et ses deux filles ont la nationalité belge. La plus grande va à l’école en néerlandais et elle y fait des progrès impressionnants. Elle, que la maîtresse devait séparer de ses copines francophones, avoue maintenant préférer le flamand. La fillette récite les chansons du groupe K3 et regarde Ketnet, la chaîne de télévision flamande pour enfants.

En ce mois de juillet 2019, malgré la percée historique du Vlaams Belang en mai dernier, le cordon sanitaire semble tenir bon. Les négociations en cours laissent penser que l’extrême droite devra une fois de plus se contenter de l’opposition. Pour Marie-Rose, c’est une deuxième désillusion qui se profile. Après celle vécue lors des élections communales avec Forza, la retraitée risque de devoir ruminer sa déception pendant cinq ans au moins. « La prochaine fois, ce sera la bonne », répète son mari avant que Marie-Rose n’ajoute : « Et s’il le faut, je me présenterai ! »

Gita sert une dernière cliente avant de rejoindre ses filles pour souper. Elle se félicite d’avoir choisi Ninove pour vivre et travailler. « La plupart des gens du quartier sont très gentils avec nous. »

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Joanna Lorho. CC BY-NC-SA
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