Abrakam, jeu vidéo à la carte
Enquête (CC BY-NC-ND) : Boris Krywicki
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Fondée en 2013, la start-up liégeoise Abrakam développe des jeux vidéo basés sur des cartes à collectionner. Partie d’un plateau de jeu imaginé par une bande d’amis, elle fait aujourd’hui partie des quelques rares acteurs belges du secteur « gaming » qui pèsent à l’international.
Sharra, pourfendeuse de dragons, peine à tenir debout et le golem qui la toise semble décidé à en finir. Elle lance sa dague sertie d’une gemme de l’ombre, puis passe le relais à sa comparse Aurora. Cette dernière encaisse l’estoc adverse, récupère sa santé grâce à son artefact magique, et invoque une créature qui achève l’assaillant du duo. Vous n’avez pas troqué votre Médor pour un roman d’heroic fantasy : on vous raconte une partie de Roguebook, un jeu vidéo d’aventure où les affrontements se règlent avec des cartes propres aux protagonistes incarnés. Début juin, le développeur liégeois Abrakam a confié son bébé à l’appréciation des millions d’utilisateurs de Kickstarter, la plateforme reine du financement participatif aux États-Unis : « Voici tous les retours que les backers (les internautes qui financent le projet, NDLR) nous ont déjà envoyés », décoche Christopher Lewis, game designer, en parcourant des kilomètres de messages. Durant le mois de campagne, à partir de 10 euros de donation, ce public a accès à un prototype jouable à triturer. « Parfois, les joueurs ne comprennent pas notre vision créative, mais on veut tout de même savoir ce qu’ils pensent pour nous adapter. » Loin d’être terminé, Roguebook évolue en partie grâce à ces commentaires, et ceux qui ont payé cher peuvent même inventer un élément de sa version finale : 2 000 euros pour une gemme (un outil d’amélioration des héros), par exemple.
Au-delà de cet aspect financier (plus de 100 000 dollars récoltés tout de même…), le financement participatif a surtout permis de constituer une communauté de 2 500 amateurs désireux de voir le projet aboutir. Pour le studio, il s’agit d’un vecteur de communication pour prendre la température : imposer une nouvelle licence représente toujours un défi de taille dans ce secteur où les suites à succès fleurissent. De surcroît, la production de jeux vidéo s’étale sur plusieurs années et nécessite des rentrées régulières, ce qui rend rude la vie d’indépendant.
En 2014, aidée par l’Agence wallonne à l’exportation, Abrakam est partie à la recherche d’investisseurs à la Game Developers Conference, un salon business de San Francisco. Elle retient alors l’attention de NetEase, géant de l’Internet chinois, qui souhaite investir. Jean-Michel Vilain, cofondateur d’Abrakam, raconte : « C’était incroyable, sur le moment, on était enthousiastes. Puis on s’est ravisés : c’est une boîte de plus de 10 000 personnes, on n’aurait été qu’une poussière pour eux. » Finalement, depuis 2014, Abrakam est soutenu et hébergé par The Faktory, un fonds d’investissement créé par Pierre L’Hoest, cofondateur d’EVS (firme liégeoise réputée pour sa technologie de ralentis, célèbre dans le milieu sportif). L’appel du pied du marché asiatique a aidé à convaincre l’entrepreneur de son potentiel.
Drôles d’oiseaux
Cinq ans plus tard, voilà Abrakam en plein élan, à la tête de plusieurs projets parallèles. Roguebook se déroule dans le même environnement que leur premier jeu, Faeria, qui propose des duels à base de cartes (le titre désigne l’énergie collectée pour lancer des sorts). Ils s’opèrent dans un univers imaginé entre amis, en interne, dont la genèse s’étale sur des dizaines de pages. « Faeria est stratégique, il se constitue surtout de cartes à collectionner et raconte peu d’histoires », explique la directrice artistique Jen Berger. « Avec Roguebook, on veut se montrer plus narratif, exploiter nos visuels pour immerger les joueurs. » Les deux titres coexistent, et hors de question pour l’équipe de lâcher Faeria, qui a réussi, depuis sa sortie en 2017, à se hisser parmi les jeux de cartes numériques les mieux notés sur PC. Prochaine étape ? Grimper sur les trois consoles actuelles (XBOX One, PlayStation 4 et Switch), ce qui permettra d’élargir considérablement l’audience. Le processus aura duré au total entre six et huit mois de développement, en partenariat avec le studio montois Fishing Cactus. De la conquête de ce marché juteux découle un casse-tête pour Quentin Chevalier, senior developer chargé de la configuration des serveurs : « Les trois constructeurs (respectivement Microsoft, Sony et Nintendo) amènent des contraintes différentes impossibles à conjuguer. Ce serait un chantier rigolo… si on n’avait pas un calendrier serré à tenir. » Pour cette version console, impensable de louper la fin d’année, période faste des amateurs de jeux vidéo. D’autant qu’elle est éditée par une firme américaine, Versus Evil, qui mise dessus pour alimenter son catalogue de Noël 2019.
Si Abrakam est autant tourné vers l’international, ce n’est pas par hasard. Jean-Michel Vilain déplore un manque d’intérêt local : « On incarne de drôles d’oiseaux pour les investisseurs belges parce que la Belgique recense très peu de studios de jeux vidéo. » Il compte sur l’extension du tax shelter à son secteur, approuvée par le Parlement fédéral en mars dernier, pour inciter de nouvelles structures à se lancer. « On en a bien besoin : on paie beaucoup de charges sur les salaires de nos employés alors qu’on se démène pour développer un domaine créatif. »