8min

Rudy Demotte & Charles Picqué

Le bon vivant et l’abstinent

alcool_itw_double-page-nb.jpg
Lucie Castel. CC BY-NC-SA.

Le premier ne boit jamais une goutte d’alcool. Le second en consomme pour le plaisir, créer des liens et parfois jauger ses adversaires. Rudy Demotte et Charles Picqué nous parlent de leur rapport à la boisson.

Originaire de Flobecq, en Hainaut, Rudy Demotte est ministre-président de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Charles Picqué est bourgmestre de Saint-Gilles (Bruxelles), après avoir été ministre-président de la Région bruxelloise et ministre fédéral de l’Économie. Ces deux socialistes présentent chacun une relation particulière à l’alcool, tissée notamment dans leur histoire personnelle.

Quel est votre rapport personnel à l’alcool ?

Rudy Demotte : J’ai perdu mon père à 5 ans. Ma mère a sombré dans un alcoolisme profond. Je l’ai accompagnée, adolescent, dans des cures desquelles elle n’a jamais pu sortir. J’ai consommé de l’alcool entre mes 16 et mes 17 ans. Je me suis pris une cuite. Depuis, je ne bois plus du tout, même pas une gouttelette. J’ai donc une relation spéciale avec ce produit. Dans une profession comme la mienne, cela surprend parfois. Quand j’arrive dans un lieu public et que je refuse de boire une pinte, on me regarde bizarrement, l’air de dire « C’est quoi ce martien ? ». Un homme politique qui ne boit pas apparaît souvent comme celui qui veut garder le contrôle.

Quelle est votre drogue à vous, alors ?

R.D. : J’ai eu des phases de boulimie. Je me lève la nuit et je mange tout ce qu’il y a. Je fais passer cela par le sport. Mes doses d’endorphine, je les trouve dans l’effort physique. Je fais du vélo et du trek avec mon épouse quand nous sommes en montagne. Je bois aussi beaucoup de café, jusqu’à 10 par jour.

Charles Picqué : Je suis « né » dans l’alcool : mon grand-père était distillateur. J’ai encore quelques carnets toilés avec toutes ses compositions, mixtures et élixirs. Mon père était marchand de vins et spiritueux. Il a ouvert un entrepôt à la fin de la guerre. Il a vendu de l’alcool aux soldats américains. Il a ouvert des magasins, connu des succès et des échecs commerciaux. J’étais habitué aux repas bien arrosés avec les meilleurs vins, aux amis qui venaient à la maison pour boire, dans le plaisir, sans méchanceté ni agressivité. Il y avait les dégustations avec les fournisseurs qui ne tenaient pas aussi bien que mon père. Celui-ci n’était jamais saoul. Je ne l’ai jamais vu perdre le contrôle de lui-même. Il n’a jamais donné l’image d’une forme de défaillance, même s’il était imbibé.

Et votre mère ?

Ch.P. :Ma mère en revanche ne touchait jamais d’alcool. Elle n’aimait pas cela. Pour ma part, j’aime bien boire un verre. L’alcool m’a accompagné toute ma vie sans jamais m’asservir. Je fais partie de ceux qui avaient 20 ans en 1968. J’ai fait mes expériences avec l’alcool au collège Saint-Michel où j’ai assisté à des soirées très imbibées. J’ai été président de cercle facultaire à l’ULB, je devais faire la police du bar. J’ai été le témoin de trajectoires personnelles mises à mal par l’alcool. Des amis sont morts à cause de cela. Puis, à l’armée, j’ai découvert un phénomène intéressant : des gens entraient sobres dans la caserne et en sortaient ivres.

L’alcool fait-il partie de la vie politique ?

Ch.P. : J’ai fait mes débuts en politique à Saint-Gilles. À l’époque, les capacités de résistance à l’alcool constituaient presque une sorte de sélection aux relents de test de virilité. On faisait la tournée des bars du bas au haut de la commune. On perdait quelques troupes dans l’aventure. Mais je n’ai jamais assisté à des bagarres ou à des situations indignes. Tout au plus pouvait-on en croiser l’un ou l’autre assis sur un seuil de maison pour reprendre son souffle.

Ces tournées avaient-elles une utilité ?

Ch.P. : La politique comporte une forte dimension humaine, affective, sociale et émotionnelle. Or, l’alcool peut faciliter des discussions plus sincères et plus franches. Bien sûr, il ne s’agit pas d’encourager son usage au-delà des limites du raisonnable et de courir ainsi le risque de crispations éventuelles, d’une négociation bancale ou d’un compromis douteux, inapplicable. En politique comme ailleurs, l’alcool peut aussi servir d’antistress ; en pleine réunion, un ministre demandait de la Duvel ou une Leffe Triple. Un autre commandait un whisky dès le matin. C’était une façon de se détendre. Quand le stress devient insupportable, chacun trouve des adjuvants. Face à la difficulté d’une négociation, après la résolution d’un problème complexe, boire un verre relève de l’autorécompense. L’alcool peut encore servir d’outil de manipulation. J’ai connu des situations où les tournées s’additionnaient avec l’évidente intention de connaître les stratégies de l’autre.

Ça vous est arrivé de vous faire manipuler sous alcool ?

Ch.P. : Non, ce sont plutôt les autres qui ont dû lutter contre moi [rires]. Ce n’était jamais prémédité, mais je me suis souvent amusé à observer ce que l’alcool révélait d’une personnalité, tout en glanant parfois au passage quelques infos… Je laissais aller les choses, regardant l’adversaire se resservir ou recommander un verre.

L’alcool est-il plus présent en politique que dans d’autres secteurs ?

Ch.P. : Je ne suis pas certain que, face à l’alcool, le monde politique soit très différent du monde de l’entreprise, social, associatif ou même médical. Il est présent partout où il y a une multiplication des rapports sociaux et des célébrations. Bien sûr, l’ambiance dans mon club de foot n’est pas la même qu’à une réunion parlementaire.

Il n’y a pas si longtemps, l’alcool était encore gratuit à la buvette du parlement fédéral…

Ch.P. : Oui effectivement… Cet endroit a d’ailleurs été le cadre de quelques dérapages lors de séances de fin de nuit, mais toujours dans les limites du raisonnable. Il ne s’agit pas d’un bistrot où la consommation est encouragée par des motifs de rentabilité. Le personnel veille à ce qu’il n’y ait pas d’exagération et l’on se soucie de ceux qui vont prendre le volant. Au gouvernement régional, je me souviens d’une discussion crispée autour du budget. On a fait un break, on est allé boire un verre. La convivialité est revenue et la discussion en a été facilitée.

R.D. : Je pense néanmoins qu’il y a beaucoup de préjugés sur l’alcool en politique. Quand je regarde le temps passé devant les dossiers et le temps de détente ou de représentation…

Est-ce que les vraies négociations se déroulent au restaurant ou au café ?

R.D. : Le rôle social et parfois manipulateur de l’alcool est certain, mais je ne pense pas que tout se joue au bistrot. Dans un des cabinets que j’avais repris, j’ai fait interdire toute forme d’alcool dans les bureaux. Je suis passé pour un puritain, un « salafiste ». Depuis, j’ai changé. Je permets l’usage du vin à table le midi. Je ne porte plus de jugement moral sur l’alcool. Mon épouse et mes enfants en consomment. Poser les limites, c’est toujours une question personnelle. Cela ne concerne pas que les politiciens. Je pense aussi à tous les « sherpas » des cabinets, tous ceux qui nous accompagnent dans les négociations. Ils perçoivent la même pression. Beaucoup ont abîmé leur santé. Certains sont morts. D’ailleurs quand un ministre ne boit pas, ses collaborateurs pren­nent plus de risques car il arrive que leur patron pousse son verre vers eux…

Ch.P. : Je suis relativement tolérant vis-à-vis de l’alcool, dans sa forme de plaisir partagé et de convivialité. En revanche, si cela constitue une faiblesse, si cela empêche le travail et la rigueur, je me sens gagné par une sorte de mépris. À ceux qui perdent le contrôle, je menace de retirer certaines de leurs attributions. J’ai écarté des personnes qui étaient devenues esclaves de leur assuétude. Je leur ai imposé une cure. Ils m’en ont remercié.

R.D. : J’ai aussi imposé des cures à certains collaborateurs, mais, malheureusement, elles se sont parfois soldées par des échecs.

L’alcool en politique est-il le reflet de son importance dans le reste de la société belge ?

R.D. : Oui, mais la Belgique n’a rien à envier à d’autres pays. J’étais en Chine récemment et je me suis rendu compte du rôle important que l’alcool y joue. Une tablée fonctionne selon un ordre hiérarchique. Le plus haut est celui qui lance les tournées générales. Quand on dit non, on apparaît comme quelqu’un qui refuse de se mettre à nu et qui a donc quelque chose à cacher. Dans les pays slaves, il y a le « Tamada », le chef de tablée qui organise les discussions et les tournées. L’un d’eux m’a un jour mis une bouteille de vodka devant moi, j’étais censé tout boire. Je suis discrètement allé la vider aux toilettes et j’ai remplacé le contenu par de l’eau. J’ai fait semblant d’être un peu dans l’ambiance et tout le monde a été surpris par ma résistance !

Ch.P. : Il y a des cultures où l’alcool est un passage obligé. Je me souviens de ce moment, à Baïkonour, où nous attendions le départ de la fusée Soyouz sur laquelle se trouvait notre compatriote Frank De Winne. À 5 heures du matin, les officiers russes fêtaient le lancement de la fusée à la vodka. Ils tombaient les uns après les autres. J’ai versé quelques verres dans les plantes. Je pense d’ailleurs que celles des cafés de Saint-Gilles ont aussi parfois été arrosées de la sorte [rires].

Que pensez-vous de l’image qu’a pu offrir Michel Daerden (PS) lors de certains passages à la télévision en état d’ébriété ?

R.D. : Michel Daerden était un homme particulièrement surprenant, d’une intelligence supérieure. Quand il levait le doigt et disait, de son accent inimitable, « J’ai une idée », je peux vous dire qu’elle était souvent bonne, qu’il fallait en tenir compte. Il avait une capacité de concentration et de mémorisation exceptionnelle, même quand on pensait qu’il n’écoutait pas. J’ai pour lui une grande tendresse, sa fragilité humaine m’a beaucoup touché. Elle donnait de l’humanité en politique, malheureusement à ses dépens. La caricature de Michel Daerden ne vaut pas le personnage qu’il était. Il affichait une authenticité tellement forte que beaucoup de gens lui pardonnaient ses excès.

Ch.P. : Je me rappelle une réunion avec Guy Verhofstadt (Premier ministre de 1999 à 2008). On parlait budget. « Il manque encore 1,2 milliard », disait Verhofstadt. Michel Daerden avait l’air de dormir, la tête penchée. Tout le monde croyait qu’il était hors course. Puis d’un coup, il a ouvert les yeux et a dit : « Ah non monsieur le Premier ministre, ce n’est “nin” ça, il manque 1,250 milliard ! » Je pense néanmoins que les représentants politiques ont un certain devoir d’exemplarité.

alcool_itw_illustrations-nb-hd-001.jpg
Lucie Castel. CC BY-NC-SA

Votre parti semble compter un certain nombre de « bons vivants »…

R.D. : Pas plus que les autres. Le ministre qui commandait un whisky dès le matin n’était pas socialiste… Mais, de manière générale, on pardonne moins aux membres du PS.

Ainsi qu’aux femmes… Marie-Martine Schyns (cdH), ministre francophone de l’Éducation, interpellée deux fois pour conduite en état d’ébriété, en a fait l’expérience.

R.D. : L’alcool ne doit pas devenir un élément de décrédibilisation. J’ai souffert dans mon enfance de ce que coûte une dérive excessive de l’usage de ce produit. La question de la pureté en politique est hypocrite. On voudrait que l’homme ou la femme qui s’engage dans un mandat soit un modèle absolu. Et je pense qu’il n’y a même pas de place pour la nuance. Il faudrait être parfait. Or, c’est un des problèmes de notre société, sans doute édicté par la manière de faire de la politique aux États-Unis. Dans la société américaine, alors qu’on n’a jamais poussé aussi loin toutes les dérives, on demande à l’élu politique d’être un modèle de pureté. Il n’y a rien de plus dangereux que de refuser de reconnaître dans ceux qu’on élit le reflet de la société en général. Cela ne veut pas dire que l’effort ne doit pas être consenti par le politique pour tracer un exemple, mais il ne doit pas être l’exemple absolu. Marie-Martine Schyns n’a pas nié, elle a assumé ses responsabilités. Elle a été sincère dans les explications qu’elle a données. On peut tous être pris en défaut à un moment ou à un autre.

Ch.P. : Il faut éviter de vouloir incarner la vertu, mais il ne faut pas non plus devenir une figure négative. Ce qui est arrivé à Marie-Martine Schyns aurait sans doute pu m’arriver aussi. Il faut trouver un juste équilibre entre dérives hypocrites de la vertu et un comportement qui induit des exemples négatifs. Dans le traitement réser­vé à Mme Schyns, il y avait clairement un parfum de discrimination envers les femmes.

N’est-on pas aujourd’hui moins tolérant vis-à-vis de l’alcool, un peu comme face à la cigarette ?

Ch.P. : L’alcool favorise la convivialité. Cela fait partie du tissu social. Je me rappelle avoir été dans des endroits où l’alcool était banni alors que les choses auraient pu se passer positivement s’il y en avait eu un peu. Hier soir, il y avait un marché devant l’hôtel de ville de Saint-Gilles. L’ambiance est toujours très sympa. J’ai bu modérément. Mais, dans d’autres cas, l’alcool embrume tellement les esprits que cela devient contre-productif. Mais oui, quelque chose a changé ces dernières années. Les sorties en braderie avec le collège communal, c’est fini ! Il existe désormais une forme d’exigence hygié­­niste : fumer et boire est beaucoup moins toléré, il faut faire plus de sport, manger des fruits et des légumes frais, bio et de saison…

Tags

Dernière mise à jour

Un journalisme exigeant peut améliorer notre société. Voulez‑vous rejoindre notre projet ?

La communauté Médor, c’est déjà 3458 abonnés et 1878 coopérateurs

Vous avez une question sur cet article ? Une idée pour aller plus loin ?

ou écrivez à pilotes@medor.coop

Médor ne vous traque pas à travers ses cookies. Il n’en utilise que 3 maximum pour la sécurité et la navigation.
En savoir plus