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Un plan archi-sexe

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David Evrard. Tous droits réservés.

Comment pense-t-on l’architecture d’un bordel ? Médor s’est penché sur les plans du futur Eros Center, l’espace consacré à la prostitution à Seraing. Des courbes qui décodent le rapport de notre société avec le sexe tarifé.

En observant les plans du futur Eros Center, Alexandra Paparelli, la responsable de gestion du projet pour la Ville de Seraing, a tout de suite pensé à… un sexe de femme. Un bâtiment à peu près ovale, construit autour d’un patio intérieur (le clitoris), autour duquel tournent deux coursives (les lèvres). D’une part la coursive « clients », de l’autre la coursive « locataires » réservée aux prostituées. Ces deux circuits parallèles communiquent entre eux par un chapelet de 34 chambres avec vitrine, toutes identiques. « Franchement, l’image du sexe féminin saute aux yeux ! » Alexandra Paparelli s’étonne d’avoir été une des seules à remarquer l’analogie. Même le bureau d’architectes Jourdain, auteur du projet, s’en défend. Le détail ne l’a en tout cas pas empêché de remporter l’appel d’offres, lancé en 2013 à l’initiative de la Ville de Seraing. Un concours qui avait mobilisé une quinzaine de candidats, titillés par l’idée de dessiner le premier lieu d’initiative publique destiné à encadrer la prostitution en Wallonie.

Stéphane Jourdain, du bureau lauréat, explique l’origine de son concept. « Il y avait une obligation majeure, celle d’une double circulation clients/prostituées, qui rend le lieu très binaire. Pour des raisons de sécurité, les clients ne devaient pas être en contact avec les lieux accessibles aux prostituées, hormis dans les chambres. Cette dichotomie, on s’est dit qu’on allait l’assumer. » De ces contraintes sécuritaires qui auraient pu créer un univers carcéral, les architectes ont fait émerger une double boucle aux allures sexuelles.

Via un plan imperceptiblement incliné sur toute la longueur du lieu, chacune de ces deux coursives hermétiques l’une par rapport à l’autre développe son pro­pre univers. Côté « locataires », on emprunte la boucle comme on va au boulot en mode ruche d’entreprises : dans une atmosphère baignée de lumière naturelle, bois brut, béton poli au sol et peinture blanche, la « locataire » sort de son parking privé, passe par l’accueil, longe le patio où les bambous et petits rochers l’accueillent pour une pause clope ou un bain de soleil. Il y a aussi un fumoir, une cafèt, une lingerie… Espaces plus ciblés, un cabinet médical et un bureau avec assistant social signalent que les pouvoirs publics ont pensé « accompagnement social » du projet. Chaque travailleur rejoint ensuite son salon, qui débute par un espace privé, puis une chambre et une vitrine.

Côté client, c’est une tout autre boucle : « obsessionnelle, irréelle », résume Stéphane Jourdain. Des couleurs sombres, un plafond en métal ondulé, qui fait ricocher les formes et lumières, dans une vague sans fin. Aucun recoin, aucune issue secondaire : on sort comme on est entré. « C’est une logique à la hollandaise, on vous dit ce qu’on peut faire, à vous de voir, au fur et à mesure, les limites. C’est comme un élastique : les clients peuvent tourner, entrer dans leur loop, leur obsession, mais à un moment, l’élastique se tend et les arrête. Ils ne peuvent aller plus loin. »

Tout au long du projet, les différents acteurs de terrain et experts ont été sondés, police, prostituées, travailleurs sociaux, criminologues, affinant peu à peu la liste des paramètres. Parmi les « détails sécuritaires obligatoires », on retrouve une antenne de police, « discrète mais dissuasive », des systèmes de reconnaissance biométrique, des boutons d’alarme, mais aussi l’existence de deux parkings distincts. « C’est une des demandes les plus importantes des prostituées, insiste même Alexandra Paparelli. Actuellement, elles doivent se garer devant leur vitrine et sont sans arrêt vandalisées. »

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David Evrard. Tous droits réservés

L’entre-deux du sexe

Les pouvoirs publics ont officiellement un autre critère : penser un lieu qui s’assume ! En 2011, lors­que le bourgmestre PS Alain Mathot décide de lancer le projet, sa volonté affichée est d’encadrer une pratique qui a brusquement augmenté dans sa commune, la fermeture des salons de prostitution par la Ville de Liège en 2008 ayant déporté une partie de l’activité. « C’est une décision qui veut sortir de l’hypocrisie et assume un encadrement digne de ce nom, face à un état de fait », traduit Alexandra Paparelli, pour qui l’Eros Center « ne doit surtout pas ressembler à une annexe de la prison de Lantin ! » Mais quand on lui demande pourquoi le projet du bureau Jourdain est sorti du lot, c’est plutôt la notion d’entre-deux qui émerge. « Il y avait dans ce projet un mix réussi entre glamour et acier, entre caché et découvert, sécurité et plaisir… » Un entre-deux qui fait écho au rapport que la Belgique entretient par rapport à la prostitution : une tolérance l’air de rien. Si la loi n’interdit pas (ni n’autorise) la prostitution, le racolage et le proxénétisme sont, eux, illégaux. Et les riverains acceptent l’Eros Center, tant qu’il n’est pas visible. Toujours cet entre-deux.

L’acier wallon

D’ailleurs, que veut dire « assumer » en architecture ? C’est le genre de questions que se pose Lisa De Visscher, professeure d’architecture à l’ULiège : « Intégrer un bâtiment dans une ville, c’est poser la question politique de son rapport à la ville. Ici, c’est poser la question de la façon dont on intègre la prostitution dans la ville. Construit-on une forteresse, un bâtiment aveugle ou pense-t-on une certaine perméabilité avec l’extérieur ? Où l’implanter ? Dans le centre ? En extérieur ? Comment se déploie-t-il ? » Des questions épineuses, « qui reviennent surtout au maître d’ouvrage, et avec lesquelles l’architecte doit composer. » Ici, une chose est sûre, l’option choisie reste globalement tournée vers l’intérieur.

Prenons un élément fondamental qui parle du rapport entre un bâtiment et son intégration dans le tissu urbain existant : la façade. Le bureau Jourdain a décidé de jouer sur la notion de rideau, de voile. « Pour suggérer plutôt que montrer. » Pas de perron ni de porte d’entrée visiteurs clairement assumée à front de rue. Un maillage type « cotte de mailles » en inox, permet, en journée, de faire passer l’activité du bâtiment inaperçue lorsqu’on y jette un œil en passant en voiture (le mouvement rend opaque le maillage), tout en dévoilant légèrement l’intérieur, si le curieux s’arrête. Mais à la nuit tombée, la lumière intérieure laisse soudain deviner l’activité. Le coup du rideau métallique a une autre corde à sa maille, qui a fait chavirer le cœur du bourgmestre : il évoque l’histoire d’amour entre la ville et l’acier. Un coup facile, censé « intégrer » la bâtisse dans son environnement direct… celui d’une zone d’activités où, la journée, l’Eros Center pourrait presque passer pour un entrepôt industriel bien foutu.

Ce qui nous amène à la fameuse question du lieu d’implantation choisi : « L’environnement de la parcelle est rude », estiment les architectes du sexe. Un euphémisme. Voici les voisins directs du futur Eros Center, rue Marnix : le site industriel Cockerill au nord, une ligne de chemin de fer au sud, un parc à conteneurs à l’est. On est bien loin du seul autre modèle belge existant, la Villa Tinto à Anvers. Projet porté par un promoteur immobilier, il s’intègre dans un secteur de centre-ville et dessine quelques rues de vitrines intégrées dans un espace urbain avec habitations et commerces. Mais cela veut-il dire que le politique a souhaité reléguer la prostitution à la périphérie ? Ce serait trop facile. La parcelle choisie pour l’Eros Center colle à la réalité de la ville de Seraing. C’est déjà dans la même rue Marnix que la prostitution existe dans la commune. Une implantation qui s’explique par l’histoire de la ville : c’est à la sortie de l’usine Cockerill que la prostitution s’est en partie fixée. Il n’est donc pas totalement illogique de vouloir améliorer une situation existante, et l’intégrer dans un vaste plan de réaménagement du quartier déjà en cours. Finalement, dans la Cité du fer, tout mène toujours à la question de la reconversion « sidérurgique ». Un dossier dont personne ne voit le bout, mais sur lequel, comme sur les bordels, on préfère tirer le rideau. Fût-il rouge.

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