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L’appel de la déesse

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David Evrard. Tous droits réservés.

Cercles, tentes rouges, bénédiction de l’utérus : le soir venu, dans les villes et campagnes de Belgique, des femmes se réunissent pour explorer leur « féminin sacré ». Entre transes et confidences, la quête de la déesse puise à tous les bénitiers. Diablement païen.

Vous avez vu comme elle est belle ? » Au rez-de-chaussée de cette maison bourgeoise, une dizaine de femmes lèvent la tête vers la fenêtre. Ce soir-là, un croissant rutilant ponctue le ciel bru­xellois. Nous sommes quelques jours après la nouvelle lune, moment qu’Aurélie de Schoutheete a choisi pour organiser ses « cercles ». L’astre, c’est important. Rapport aux 29 jours que dure une lunaison, soit peu ou prou le temps d’un cycle menstruel. Dans cette symbolique, la nouvelle lune, c’est le temps des règles, une période « synonyme de lâcher-prise, de vide, de repos, de prise de distance, de prise de conscience », comme l’indique le site de LuaLuna, l’association créée par Aurélie et sa sœur aînée Laetitia en 2012.

Voix ténue et visage poupin, Aurélie invite les participantes à prendre place sur des coussins posés au sol. Le cercle est formé. Tenue confortable conseillée et somme de 15 euros requise. Aujourd’hui, quatrième jeudi de novembre, c’est aussi Thanksgiving. Pas anodin pour cette ostéopathe de 36 ans mariée à un Américain. « C’est le moment où on remercie la terre pour les récoltes, où on entre dans une période plus sombre aussi, de ralentissement… », explique-t-elle, un œil sur ses notes. « Gratitude pour les maîtres spirituels », plaide notre voisine. « Gratitude pour mon corps », s’incline Aurélie. « Gratitude d’être des privilégiés en Europe », débite une brune à l’allure sage. « Gratitude d’être là, dans le groupe », tente une autre.

Le rituel qui suit consiste à puiser dans deux bols contenant respectivement du riz blanc et du riz noir – allégorie céréalière de « ce qui est bon et mauvais en nous » – pour placer le tout dans un troisième récipient, histoire de tout mélanger. « Ce qui n’est pas bon, c’est OK aussi », glisse Aurélie. Ce qui n’est pas OK, là tout de suite, c’est la tablette qui bugge. Une bande-son idoine finit tout de même par se faire entendre. On embrasse sa poignée de riz, on la répand en pluie avant de poser une main sur son cœur. Sur fond de musique mélo, une jeune femme émaciée se met à sangloter. Renseignements pris : ça arrive. Même si Aurélie insiste sur la nécessité de « cadrer » les choses pour éviter trop de débordements émotionnels.

Évidemment, se connecter à son « féminin sacré », ce n’est pas comme d’aller à l’épicerie bio. Il ne faut pas s’attendre à quelque chose de socialement acceptable. Ici, les femmes ne papotent pas. Elles ne réseautent pas. Elles n’essaient même pas d’être épanouies et bien dans leur peau. Elles se contentent d’être ensemble, convaincues qu’elles ont quelque chose à partager qui ne relève pas de leur être social, mais de leur être spirituel. Aurélie, que sa jeunesse cosmopolite a amenée à vivre un temps auprès de sages-femmes du Mexique, explique avoir ressenti très tôt l’envie d’appartenir à une « communauté de femmes ». Une impulsion qu’elle partage avec sa sœur Laetitia, psychologue, qui dit avoir découvert l’intrinsèque « puissance » des femmes lors son travail auprès de rescapées du génocide rwandais.

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David Evrard. Tous droits réservés

Progrès et tabou

À coups de retraites sur l’île de Corfou (Grèce), les frangines suivront ensemble les enseignements de Chameli Ardagh, Norvégienne installée aux États-Unis à la tête du mouvement « Awakening Women » (« Fem­mes en éveil »), une de ces nouvelles « spiritualités féminines » qui prospèrent dans les souterrains des religions dominantes et de la laïcité instituée. Désormais installée en France, dans la Drôme, Laetitia organise des cercles dans ce sillage d’inspiration hindouiste. Aurélie, elle, s’est aventurée dans une voie « plus bouddhiste ». Ce qui ne l’empêche pas d’évoquer de temps à autre des déesses grecques, la Vierge Marie ou des archétypes comme l’Enchanteresse ou la Sorcière.

Après une pensée pour les victimes d’Harvey Weinstein, notre maîtresse de cérémonie propose de former des groupes de trois. Une participante se place debout au milieu des deux autres qui l’incitent à exprimer « ce qu’elle ressent là maintenant ». Pas avec des mots, malheureuse : avec ton corps. « Laisse de l’espace pour ça », lui assènent alors ses comparses. Aurélie entraîne la meute : elle feule, se met à quatre pattes, ses yeux se révulsent. Si elle en rajoute, c’est pour la bonne cause. Sinon, personne n’osera.

Mélodie, la trentaine plantureuse, est de celles qui ont rampé et grogné ce soir-là. On la contacte quelques jours plus tard : elle a trouvé « incroyable de laisser son corps parler et de voir que tout ce qu’il disait était parfaitement compréhensible ». C’est sur les conseils de son homéopathe que cette comédienne a découvert les cercles il y a un an. « En tant que femme, on ne peut pas nier qu’on est très connectée à la nature à travers le cycle menstruel. Si la lune peut influencer les marées, elle peut forcément nous influencer nous ! Le sacré, on le vit dans nos entrailles », raconte-t-elle, bien consciente que ce discours épouvanterait ses parents, di­gnes représentants d’une gauche anticléricale et féministe sûre de son fait. « J’ai grandi dans un milieu où la spiritualité était un sujet complètement tabou », poursuit celle qui dit avoir ressenti très tôt qu’il y avait « autre chose ». Pour Mélodie, le biberonnage progressiste a viré au carcan. « Je suis toujours anticléricale ! Simplement, je crois que la spiritualité que je vis – et que beaucoup de gens vivent aujourd’hui – relève de spiritualités plus ancestrales. »

Au sein de ces cercles, nombreuses sont les femmes qui ont écumé les chapelles du développement personnel : méditation, reiki, chamanisme, psychothérapies diverses et variées. Mais les cercles, à leur sens, participent d’une démarche autrement plus collective. « Pour moi, c’est un féminisme spirituel, résume Aurélie de Schoutheete. Ce que nous faisons est un engagement : ce n’est pas seulement une manière de guérir des parties de nous, mais un rééquilibrage du féminin global, quelque chose qui devient un combat social. » Fidèle de LuaLuna, Nathalie Dantoing ne dit pas autre chose : « Ils ouvrent à toutes les femmes qui se réunis­sent en cercles de par le monde. C’est cette sororité qui me touche et que je sens. » À tel point que Nathalie a elle-même lancé, en marge de sa « boutique pas triste pour les rondes », ses propres cercles dans son village de 400 âmes de Villers-lez-Heest, en province namuroise.

Car, depuis quelques années, groupes Facebook et défilés de vidéos sur YouTube aidant, le féminin sacré s’immisce dans tous les replis de Wallonie. Signe des temps ? « Ma lecture, c’est qu’après des années de patriarcat, le féminisme, ce cri pour l’égalité, a amené les femmes à fonctionner comme des hommes, avance Caroline von Bibikow, qui organise des cercles de femmes dans le Brabant. Aujourd’hui, nous entrons dans un nouveau paradigme, une nouvelle quête pour renouer avec ce que nous sommes : des intuitives, des guérisseuses, les petites filles des sorcières qui ont été brûlées à cause de leur connaissance de la nature, des plantes. »

La déesse perdue

Pour Émilie Hache, philosophe spécialiste des questions écoféministes et maîtresse de conférences à l’Université de Nanterre, ces cercles s’inscriraient dans la droite ligne du mouvement néopaïen féministe, emmené dans les années 70 et 80 par des personnalités comme l’Américaine Starhawk, militante antinucléaire, « sorcière » revendiquée et icône du wicca, mouvement religieux syncrétiste vouant un culte à la nature. Néopaïen ? Starhawk ? Wicca ? En 2018, tout cela ne dit plus grand-chose à celles qui courent après leur féminin sacré. Notre philosophe s’en réjouit. « Ce qui est très beau dans ce mouvement, c’est justement qu’il ne repose pas sur un argument d’autorité qui viendrait demander à ces femmes de qui elles parlent et d’où elles parlent. C’est une rupture avec un féminisme intellectuel très théorique. »

À la manière du néopaganisme seventies, les nouveaux cercles de femmes sem­blent proches d’une spiritualité pré-judéo-chrétienne qui aurait voué un culte à une ou plusieurs déesses. Défendue par l’archéologue Marija Gimbutas dès les années 60, l’hypothèse de sociétés matriarcales organisées autour de ce culte finira par tomber en désuétude suite aux attaques d’anthropologues comme Françoise Héritier ou Alain Testart. Pour Émilie Hache, le débat n’est ni clos ni anecdotique. « Historiquement, politiquement et philosophiquement, il est fondamental de savoir si une religion de la déesse a existé. D’un point de vue académique, il y a toujours une controverse. Personnellement, ça me semble évident, mais c’est un point de vue minoritaire. Mais il y a une autre chose qui, pour le coup, est sous nos yeux : chez les Grecs, il y avait des dieux et des déesses. Le passage au monothéisme n’est donc pas seulement celui de plusieurs dieux à un dieu, mais de dieux et de déesses à un dieu. Ce qui signifie que, dans les religions monothéistes, il n’y a QUE du masculin sacré. » Philippe Matthey, historien des religions à l’Université de Genève, rappelle de son côté que les recherches sur les commencements de la religion juive ont montré qu’initialement, le dieu soi-disant « unique » était toujours flanqué de sa compagne Ashera, mystérieusement évaporée dans la bataille. « Il y a sans doute eu un kidnapping de la partie féminine. »

Jane Delespesse, « coach évolutif spécialisée en féminin sacré », fait partie de celles qui recherchent aujourd’hui la captive. « Bonjour à toi Belle Amazone – Bienvenue sous la Tente rouge dans la douceur, la confidentialité et le partage de nos dons de magiciennes », nous écrit-elle quelques jours avant notre rencontre dans son pavillon cossu du Brabant wallon. La cinquantaine blonde, Jane aurait voulu être une artiste. Adolescente, elle se voyait carrément entrer dans les ordres. Finalement, elle sera publicitaire-graphiste puis une de ces accompagnantes à la naissance officiant sous le nom de « doula », avant qu’une transplantation des poumons – intervention rare et périlleuse – ne la propulse irrémédiablement sur le chemin de la quête spirituelle. Munie de son tambour, elle invite chaque participante à s’arrêter un moment devant elle pour « déposer ses tracas et ses conflits » avant de se glisser sous la tente. Nous voici une petite dizaine assises en tailleur, collées-serrées, les visages éclairés à la bougie au milieu d’effluves de tisane à la sauge.

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David Evrard. Tous droits réservés

Sacrées menstrues

Pas encore dans l’ambiance ? Écoutez plutôt. « Autrefois, les peuples nomades s’arrêtaient trois jours au moment où les femmes avaient leurs lunes. Elles se réunissaient alors dans une tente et, pendant ces trois jours, elles ne faisaient rien. De jeunes hom­mes leur servaient à manger… elles restaient ensemble… elles faisaient leur toilette… » Les participantes – toutes novices – sont ébaubies. Inspiré du best-seller de l’Américaine Anita Diamant, La tente rouge (1997), ce récit est peut-être imprécis d’un point de vue historique, mais qu’importe. « La ritualisation des menstruations de manière collective, elle, est attestée dans de nombreuses cultures, même lorsqu’il s’agissait de considérer les femmes comme pestiférées et de les tenir à l’écart pour cette raison », explique Émilie Hache.

Or, à l’heure où des voix s’élèvent pour contester les épisiotomies en série, les tampons toxiques et la pilule camisole, le cycle menstruel réclame à nouveau droit de cité. « De plus en plus de femmes me disent vouloir retrouver leur cycle », témoigne Jane. Un désir qui participe au succès croissant d’une certaine Miranda Gray, à l’origine des « bénédictions mondiales de l’utérus » (ou « womb blessing »). Ces méditations guidées sont accomplies seules ou en groupes lors de certaines pleines lunes pour recevoir « l’éveil de la conscience féminine », dispensées gracieusement et à distance par Miranda avec l’aide de ses disciples, les « moon mothers ». Rien qu’en Belgique, on compte environ 150 de ces « mères lunaires », plusieurs milliers à l’international. Dans La lune rouge (1996), le livre qui l’a fait connaître et qui circule désormais partout sur Internet, cette chétive Anglaise à lunettes incitait déjà les femmes à se réapproprier les variations psychiques et physiques liées à leur cycle menstruel, dévalorisées, voire niées dans nos sociétés. Par leur similitude avec les phases lunaires, les phases du processus ovulatoire sont, selon elle, un moyen privilégié de se (re)connecter au sacré…

Pour commencer, on peut toujours, comme le propose Jane, poser la main sur l’utérus de sa voisine. La nôtre est une brune aux yeux bleus entraînée ce soir-là par une amie. On lui trouve la respiration un peu anxieuse ; elle nous juge présente et bien centrée. Suivront quelques confidences sous le contrôle d’un bâton de parole, une séance d’autolouange bardée de superlatifs et des poignets reliés par un fil rouge rituellement déroulé de l’une à l’autre. « Mon but est que les femmes se rendent compte qu’elles sont des déesses », serine Jane.

Béni soit l’utérus

Sonnette cassée et portable en rade : mis à part lancer des pierres contre la fenêtre, on voit mal comment manifester notre présence à la « moon mother » avec qui nous avons rendez-vous quelques semaines plus tard. On n’a plus qu’à espérer que la fameuse connexion des énergies féminines fonctionne. Une silhouette s’immisce finalement entre les rideaux blancs du premier étage. Longues boucles noires, grand sourire, signe de la main. Connexion réussie.

Née sous la dictature chilienne il y a 44 ans, Claudia Oléa, architecte installée à Bruxelles, a longtemps dû mettre un couvercle sur son « féminin sacré ». « J’ai vécu dans un contexte où la peur était partout. Quand on ne peut pas exprimer ses opinions, comment pourrait-on exprimer ses ressentis subtils ? », raconte-t-elle devant une tisane « Joie de vivre ». Sa première « bénédiction de l’utérus » à l’orée d’une forêt belge, c’était en 2012, mais son visage s’en illumine encore. « Nous étions une dizaine de femmes, entourées d’arbres, au centre d’un puits de lumière. Un petit ruisseau coulait derrière. C’était magnifique. »

Claudia s’inscrit alors aux « ateliers » que Miranda Gray organise régulièrement de par le monde et devient « moon mother », avec droit de délivrer « bénédiction » et « soins de l’utérus ». Aujourd’hui, elle coordonne les « moon mothers » belges, persuadée que l’utérus est un « portail céleste ».

Quand il ne fait pas ricaner, ce vocable d’initiés peut susciter la méfiance. En France, le président de Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires), Serge Blisko, s’est alarmé, citant le nom de Miranda Gray, de « l’émergence de groupes dirigés par des femmes et qui s’adressent exclusivement aux femmes ». Produit dérivé de l’égalité des sexes en marche, les « gourelles », si elles existent, sont en effet une espèce totalement indomptée sur le marché de la croyance. Chez nous, le Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles (CIAOSN) confirme à Médor n’avoir reçu aucune plainte concernant les « moon mothers », les tentes rouges ou les cercles de femmes. « Mais la France a une conception de la laïcité très différente de la nôtre et donc une approche tout à fait différente du phénomène sectaire », estime Kerstine Vanderput, directrice du CIAOSN, qui rappelle que la différence entre religion et secte est très théorique. Le phénomène, pour l’heure, ne l’inquiète pas outre mesure.

Une chose est pourtant certaine : si elles ne sont pas malintentionnées, les femmes que nous avons rencontrées ne croient pas non plus que ce qu’elles font est insignifiant. Claudia parle d’une « nouvelle révolution féministe ». Jane, d’un « nouveau monde ». Aurélie trouverait merveilleux que les cercles croissent et se multiplient. En y mettant une dose apocalyptique variable, raisonnablement assaisonnée de considérations sociales, toutes croient qu’une ère différente s’annonce pour les femmes. Qui, comme dirait l’autre, sera spirituelle ou ne sera pas.

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