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Sur les traces de mon père, tué par une ombre

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Jan Rosseel.

Le père de Jan Rosseel est l’une des victimes des tueurs du Brabant. Trente ans après, l’imaginaire du photographe orphelin reconstruit la part manquante d’un drame national.

L’imagination salvatrice d’un photographe blessé dans sa chair. Pour compléter le puzzle menant aux assassins de son père. C’est l’œuvre au noir de Jan Rosseel, 36 ans. Il avait tout juste 6 ans quand son père a ajouté son nom au funeste compteur des tueurs du Brabant. « L’ »énigme judiciaire qui salit une époque. Ces années de plomb durant lesquelles, de 1982 à 1985, 28 meurtres ont été commis le plus souvent à l’heure de pointe dans des grandes surfaces de la Région bruxelloise. Une violence inouïe et répétée, défiant notre démocratie : les agresseurs courent toujours.

« Juste avant la fermeture, mon père est allé chercher une côte de porc et des cigarettes au Delhaize de Braine-l’Alleud. Le tabac tue, lit-on sur les paquets de clopes. C’est vrai, ça je peux le prouver… » Le père de Jan a été abattu par un homme athlétique, aux épaules larges et se réfugiant derrière un masque complet de vieillard. En trente ans, ce photographe exilé aux Pays-Bas a cent fois, mille fois reconstitué la scène du crime. Sa semi-fiction picturale, récemment exposée à Anvers, alimente le livre L’automne belge qui sert d’exutoire à son auteur1.

Ce que sait Jan Rosseel ? Le 27 septembre 1985, vers 20 h 15, deux tueurs masqués et un autre cagoulé font irruption dans le supermarché. Ils sont armés de riot guns. Sur le parking, le trio a déjà saisi un jeune otage et tué un homme qui s’interposait. Le « géant », comme dit la légende, croise un type qui n’obéit pas assez rapidement aux ordres l’intimant de se coucher à terre, qui essaie d’aider une jeune fille en panique, et qui est froidement descendu. C’était le père de Jan, victime d’une véritable opération commando…

« Mes photos n’ont pas la prétention d’expliquer ce qui s’est passé. D’ailleurs, je suis devenu très sceptique à ce propos, avoue Jan Rosseel. La justice aura besoin de preuves en béton si elle veut éviter le coup de massue qu’asséneraient les avocats de la défense : invoquer l’usure du temps, cibler un problème de procédure pour enterrer l’affaire. »

Tu vois vert, je vois rouge

Serein dans la tourmente, ce photographe privé de vérité emprunte à la psychologie cognitive le concept de confabulation. Il nous initie ainsi dans son univers faussement désespéré. « Aux patients victimes de la maladie d’Alzheimer, dit-il, on recommande de compenser les trous de mémoire par des informations neuves ou inventées. Sur les traces des tueurs du Brabant, les enquêteurs sont également obligés de remplir des vides. C’est forcément la porte ouverte aux manipulations… » Se traduisant par autant de fausses pistes, ces manipulations ont fait dérailler l’enquête dès ses prémices. Qu’elles aient été voulues ou… non.

C’est précisément l’un des apports de cet intrigant projet photographique. « Des expériences ont été menées par des psychologues et des juristes, poursuit Jan Rosseel. Le contexte était un vol de sac à main. Face à un témoin certain d’avoir vu filer un homme en vert, on opposait une personnalité plus forte assurant qu’elle avait vu du rouge ou du bleu. Du coup, le témoin initial perdait ses certitudes2. »

L’une des photos mises en avant par le photographe flamand illustre ce phénomène. Il s’agit d’un tueur masqué ressemblant à François Mitterrand, l’ancien président de la France. On pourrait y voir la silhouette du géant qui dégaina brutalement sur son père. Mais s’agit-il bien de lui ? Quelle frontière entre la réalité et l’imagination ? Des rescapés de la tuerie de Braine-l’Alleud ont cru voir un simple vieillard, d’autres le clone de Mitterrand.

À travers ces photos mixant le réel et la fiction, Jan Rosseel s’interdit de nous influencer vers une thèse ou une autre. Celle des prédateurs sans mobile politique (à laquelle il ne croit pas) ou celle d’une déstabilisation de l’État via des créatures vampirisées par l’extrême droite (on sent bien que ça le fascine, mais pas au point de lui donner les noms des assassins). « Je regrette la bagarre des ego entre les défenseurs de ces deux thèses. L’enquête en a souffert. Ce sera mon seul propos politique : les tueurs ont fait leur boulot ; l’État, non… »

L’État, via le pouvoir judiciaire, a désormais jusqu’au 9 novembre 2025 pour faire éclater la vérité : la Chambre a en effet voté, le 16 octobre 2015, l’extension du délai de prescription en matière pénale de 30 à 40 ans, un amendement sur mesure pour ce dossier exceptionnel qui a marqué l’histoire belge dans sa chair. Mais Jan Rosseel reste sceptique, lui qui cite dans son livre l’ex-sénateur VLD Hugo Coveliers, lucide et un brin désabusé : « Ce dossier fait un million de pages. Si vous portez l’affaire devant un tribunal aujourd’hui, tout avocat quelque peu habile y dénichera des milliers d’irrégularités. Je pense qu’il sera donc impossible d’obtenir une condamnation… »

  1. L’automne belge, Jan Rosseel, Hannibal, 2015, 232 p., 45 €.
  2. Voir par exemple les travaux pionniers de la psychologue cognitiviste Elizabeth Loftus (université de Washington) sur la mémoire humaine et la fiabilité relative des témoignages oculaires.

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