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SNCB : quand l’intégrité déraille

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Dave Lander. Tous droits réservés.

À qui profitent les nouvelles gares de Mons, Liège, Namur, Gand ou Anvers ? Aux navetteurs, peut-être. Aux promoteurs immobiliers, sûrement. Alors que la justice s’intéresse à un système d’« enveloppes » et de « racket », certains administrateurs de la SNCB-Holding semblent s’être livrés à de troubles pratiques. Parmi eux, un protégé d’Elio Di Rupo. Et un proche de Didier Reynders.

Il a débarqué tel un play-boy. Le teint hâlé, la dégaine d’un acteur. C’était un vendredi matin d’octobre 2009. « Le conseil d’administration de la SNCB-Holding commençait à fonctionner, même s’il était empêtré dans les soucis financiers. Ce jour-là, un petit nouveau est arrivé, raconte un administrateur de cette société publique qui essaie alors, sans grand succès, de coordonner les chemins de fer belges. Chacun s’est tu, le temps de toiser l’animal. Nous savions qu’il s’agissait d’un protégé d’Elio Di Rupo. Son médecin, disait-on. Certains ricanaient… Tous se demandaient ce que venait faire cet intrus parmi nous. Les coulisses du pouvoir sont terribles, vous savez. Un mot, un geste, et vous voilà enfermé dans une caricature. Pour notre nouveau collègue, c’était facile : Robert Redford était parmi nous. »

Ce parachuté roulant des mécaniques porte un nom ordinaire. Joris. Luc Joris. Il fêtera ses 60 ans à Noël. Mais son beau voyage en train s’est achevé comme il avait commencé : par une porte dérobée. L’administrateur Joris a été forcé de démissionner de tous ses mandats en mars dernier. Au service de l’État dans plusieurs sociétés à capitaux publics, l’intrigant développait en parallèle des activités de consultance financière au Luxembourg via la société Bremco Management, qu’il avait fondée en avril 2011. Joris avait manifestement des choses à cacher : sinon, pourquoi aurait-il fui par l’arrière de sa maison lors d’une perquisition avortée, à la fin de 2014 ? À la même période, l’administrateur délégué Jo Cornu commençait à suspecter l’existence d’un système de corruption au sein de sa propre maison, la SNCB. Qui visait-il exactement ? Les soutiens politiques de Luc Joris, en tout cas, ont pris peur. Et ils ont fait sauter le fusible pour éviter l’incendie. On y reviendra.

Un curieux « expert financier »

« Lors de nos interminables réunions consacrées aux stratégies de mobilité, “Robert Redford” sortait de sa boîte à chaque fois qu’il était question de gros sous », ricane un autre témoin. À la SNCB, personne ne l’avait vu venir. L’arrêté royal du 28 septembre 2009, qui consacre sa nomination, le déclare apte au service : « M. Luc Joris a acquis une expérience considérable tant au niveau international qu’au niveau national, entre autres comme membre du conseil d’administration de FN (armement), Sogepa (participations publiques en Wallonie) et l’Institut royal supérieur de la défense. » Et, comme si cela allait de soi, « il a ainsi démontré ses compétences en analyse financière et comptable, et en relations sociales ». En Belgique, il suffit donc de collectionner quelques mandats pour mériter le statut d’expert financier. Comme si on pouvait être prof de musique sans jouer d’un instrument.

C’est pourtant à ce personnage énigmatique que le Parti socialiste a tout d’un coup bradé sa confiance, en 2009. Un choix risqué. Qui a eu le don d’agacer quelques vieux briscards « rouges », lassés de demander à Di Rupo de faire le tri parmi ses amis. À l’époque, le président du PS semble trop absorbé par la profonde crise politique qui le propulsera au poste de Premier ministre. Il reste sourd aux avertissements de ses camarades quand vient la sollicitation d’un autre président, aussi puissant que lui : celui du conseil d’administration de la SNCB-Holding. Jean-Claude Fontinoy, très fidèle serviteur du ténor libéral Didier Reynders, adore l’immobilier. Ce sexagénaire intouchable a toujours précédé ou suivi la trace du vice-Premier ministre Reynders. À la Régie des bâtiments, qui gère tout le patrimoine de l’État, et à la SNCB, où il s’est pris de passion pour le développement de ces très chères gares.

Fontinoy rappelle donc l’urgence à Di Rupo juste après les élections fédérales de juin 2009 : le PS doit remplacer l’administratrice socialiste et présidente de la SNCB, Edmée De Groeve, inculpée pour corruption. Cette ancienne gestionnaire de sociétés privées avait débarqué à Charleroi-la-Maudite en… s’octroyant quelques menus avantages. Elle se faisait notamment rembourser deux fois les mêmes souches de TVA. À l’aéroport carolo et à la SNCB. Nommée pour assainir, elle avait sali la fonction. Raison de plus pour soigner le casting lorsqu’il fut nécessaire de la remplacer.…

Une tradition de gaspillages…

Cela fait des années que le groupe SNCB bruisse de rumeurs malsaines. Il faut dire qu’avec les lignes à grande vitesse, la Société nationale des chemins de fer belges a fait tourner la bétonnière comme jamais auparavant. Des ponts, des tunnels, des parkings ont été construits sans réelle volonté politique d’en analyser l’utilité. Un exemple parmi tant d’autres : à Louvain-la-Neuve, la collectivité finance actuellement l’érection du plus grand parking (privé) du Benelux. Destiné aux navetteurs cherchant un accès rapide à Bruxelles, a priori. Mais à y regarder de plus près, il s’agit avant tout d’une belle dalle permettant la création d’un quartier résidentiel. De l’argent public, donc, pour enrichir l’UCL (propriétaire des terrains), la firme de construction Besix et le champion français des centres commerciaux Klépierre. « Quand des trains à cadence rapide pointeront le museau, on réalisera qu’il y a un petit souci, souffle Mike Derom du collectif citoyen néolouvaniste Urbaverkoi. Toute extension de la gare nécessitera de creuser… sous le nouveau quartier. Soit les gens devront aller embarquer ailleurs. Soit il faudra solliciter beaucoup d’argent public. »

Tout est à l’avenant à la SNCB. Au mieux, on constate les surcoûts quand il est trop tard. Plus l’armée mexicaine des gérants du rail voit grand, plus les dépassements budgétaires s’avèrent catastrophiques. Le chantier du Réseau express (sic) régional s’impose ainsi comme… le plus grand gouffre à milliards de l’histoire de la SNCB. Ce RER censé désengorger Bruxelles devait être opérationnel il y a trois ans, déjà. En réalité, il tournera à « plein » régime dans dix ans, au mieux. Un quart de siècle de galère aura démultiplié ces fameux suppléments qui permettent aux géants de la construction de se moquer de la rigueur des appels d’offres.

… et de soupçons de malversations

Plus grave : tous les grands projets de la SNCB ont fait couler de l’encre amère. Pas seulement pour évoquer des gaspillages, mais aussi de possibles malversations. « C’est culturel », dit la rumeur. Faut-il rappeler la revente douteuse de la filiale logistique ABX, couvée par l’ancien ministre CD&V Etienne Schouppe ? En 2006, ABX avait été cédée par la SNCB-Holding à un fonds d’investissement britannique pour 10 millions d’euros. Deux ans plus tard, elle était revendue par ce fonds au groupe danois DSV pour… 750 millions ! L’opération avait fait courir la rumeur de commissions occultes et de détournements de fonds en toutes directions. « Schouppe m’a soufflé un jour, dit un ancien manager de la SNCB, qu’il ne tomberait jamais sur ce dossier. Il sous-entendait que si lui était coincé, tous les grands partis seraient éclaboussés. »

Même chose pour le flop magistral de cette ligne Bruxelles-Amsterdam que devaient desservir des trains Fyra tellement rapides qu’ils ont mené leur patron à… la case prison. Ici aussi, les soupçons de corruption avaient fait grincer pas mal de dents, notamment chez les socialistes flamands du SP.A. Et que dire d’une affaire « Bombardier » qui couve depuis quelques mois ? La firme canadienne, qui pourrait bien fabriquer des trains à deux étages pour la SNCB, a démis l’été dernier le CEO de sa filiale belge : soupçons de corruption aux Pays-Bas et en Belgique. Si cet homme-là se met à table, cela pourrait faire des dégâts…

Omerta sur les nouvelles gares

L’endettement de la SNCB, les mauvais choix stratégiques et, à vrai dire, une profonde incurie auraient dû inciter les nouveaux managers à la prudence pour de longues décennies. Mais il faut croire que la vache sacrée hypnotise les esprits cupides. Présentée à juste titre comme un État dans l’État, l’entreprise belge déchaînant le plus de passions se retrouve aujourd’hui au cœur d’une profonde polémique. Ce brûlot-là n’émerge pas réellement sur la place publique : trop d’intérêts sont en jeu et beaucoup d’éminences politiques semblent compromises de manière indirecte. De quoi s’agit-il ? D’un énorme casino ferroviaire auquel participent quelques initiés à la SNCB, leurs relais politiques et une demi-douzaine de firmes très souvent gagnantes lors des appels d’offres. Le petit jeu consiste à valoriser les terrains et les immeubles de la SNCB situés à proximité des grandes gares.

En moins de dix ans, plusieurs projets ont ainsi été menés de front dans la plupart des grandes villes du pays. À Anvers, Gand, Hasselt, Liège, Mons, Namur et Bruxelles, notamment. « J’ai l’habitude de siéger dans des conseils d’administration de sociétés holding, souffle un administrateur respecté pour sa fine connaissance des grands groupes internationaux. Le manque de clarté et la forme d’omerta qui entourent ces chantiers de gares sont très intrigants. Nous, les administrateurs, nous supposons qu’il y a eu d’importants transferts de budgets entre les gares de Liège et de Mons, construites par le même architecte espagnol, Santiago Calatrava, et compensant l’argent investi à Anvers. Combien ? Comment ? Rien n’était clair. Quand nous avons cherché à obtenir de l’information sur ces projets, on nous noyait dans les chiffres. Certains administrateurs plaidaient pour une meilleure gouvernance et demandaient un vrai reporting financier et stratégique sur les “petites” filiales, dont Eurostation et Eurogare, et on leur conseillait de se limiter aux grandes, SNCB et Infrabel. »

Ce qui est sûr, c’est que le PS d’Elio Di Rupo a négocié avec Fontinoy pour imposer notamment le projet pharaonique de la gare de Mons.

Eurostation dans les choux

Ces derniers mois, la ministre fédérale de la Mobilité Jacqueline Galant (MR) et le CEO de la SNCB Jo Cornu ont fait aboutir des audits longtemps… étouffés ou malmenés. Basée à Liège, la filiale Eurogare, qui dessine les contours des gares wallonnes, s’en tire (bien) avec un petit carton jaune. C’est son homologue Eurostation, basée dans la capitale et en charge des gares flamandes et bruxelloises, qui a pris le vent de face. Son management a été illico limogé ou poussé à la pension. On lui reprochait l’attribution de contrats sans appel d’offres ni consultation de marché, des situations de conflits d’intérêts manifestes, d’exagérées notes de restaurant, quelques voyages contestables et une propension à proposer les services de la filiale dans de lointaines contrées où… la corruption s’avère piégeuse. Combiné à la démission du fameux Luc Joris, ce nettoyage du printemps 2015 a fait illusion. Le monde politique et les médias s’en sont félicités. Puis, tout doux, le flux des émotions s’est aiguillé vers d’autres enjeux et l’abcès s’est refermé. Fort heureusement pour le gouvernement de Charles Michel et son seul parti francophone, le MR…

Fontinoy dézingué par Cornu

Mais tout nouvel incident aurait le même effet qu’un court-circuit dans un entrepôt d’explosifs. Entre la ministre Galant (MR, nommée par Charles Michel) et le président Fontinoy (soutenu par Didier Reynders), les tensions sont à leur comble. Il est reproché à Jean-Claude Fontinoy, ce Mazarin de l’ombre, de vouloir contrôler tous les flux d’investissement, de jouer les intermédiaires sur des dossiers sensibles et de favoriser des prises de risque importantes, notamment en poussant un projet de développement immobilier d’Eurostation… en Inde. Où le risque de corruption est élevé. Le 21 janvier 2015, le CEO de la SNCB Jo Cornu a ainsi pris sa plus belle plume pour dézinguer l’encombrant Fontinoy : « Je suis amené à conclure que la présidence et ses services ont pris, ces derniers mois, un certain nombre d’initiatives impliquant de très gros risques financiers pour l’entreprise. (…) Cette remarque vaut d’ailleurs pour toutes [vos] interventions dans les dossiers d’achat et d’investissement. De telles interventions ne peuvent qu’affaiblir la position des services compétents de la SNCB. » Bang !

Un mois plus tard, le 16 février 2015, Jean-Claude Fontinoy atterrissait pourtant en République démocratique du Congo (RDC) avec la double casquette de président de la SNCB et de conseiller du cabinet Reynders. En marge d’une mission économique de haut rang, l’hyperactif ferrailla aux côtés d’hommes d’affaires anversois, d’un membre de son cabinet et d’un représentant d’Eurostation. Cela pour permettre à un consortium belge de remporter le contrat d’exploitation du « corridor de transport Ouest » en RDC, où les concurrents sont chinois et français. Plusieurs documents démontrent que Fontinoy a intensifié sur place son lobbying auprès de l’entourage du président Laurent Kabila et notamment de la ministre du Portefeuille Louise Munga. Une « initiative » de trop dans un pays classé 154e sur 174 selon l’Indice de perception de la corruption 2014 de Transparency International ? Pas de chance pour Fontinoy : en mars 2015 éclate l’affaire Kubla, une affaire de corruption dont l’épicentre se trouve au Congo. Mis sur la sellette au sein du MR, Fontinoy est obligé de renoncer à une partie de ses privilèges. Le staff de son cabinet à la SNCB, jugé pléthorique par Cornu, est revu à la baisse. Aujourd’hui, affaibli, il reste cramponné à sa fonction. Au sommet d’une forteresse assiégée.

Soupçons de délit d’initié

« La SNCB se trompe de métier en faisant de la promotion immobilière, souffle un spécialiste du développement urbain. C’est d’ailleurs dangereux. Si vous êtes un opérateur public, que vous dessinez des plans d’aménagement urbain, que vous rédigez des appels d’offres, que vous achetez ou revendez des terrains bien placés aux abords de gares magnifiques, vous vous exposez plus que de raison aux soupçons de délit d’initié. Surtout si toute l’information est concentrée sur quelques têtes. » En temps normal, cet expert accepte d’apparaître à visage découvert. Pas cette fois. Sur ces questions délicates, la plupart de nos sources ont requis l’anonymat. Un tel est en litige avec son employeur. Un autre a signé une clause de confidentialité. Un autre encore s’est fait menacer durant de longs mois s’il en disait trop. De sourdes accusations convergent vers des hommes de l’ombre qui ont pris le contrôle sur le groupe SNCB, qui l’ont géré en comité restreint sans compte rendu complet aux administrateurs désignés, qui ont ouvert la voie à un affairisme mouillant forcément les partis politiques dont ils défendent les couleurs.

Sur une liste dressée par le quotidien De Morgen, en janvier 2013, la journaliste flamande Ann De Boeck a aligné quatre noms. Les membres d’un « quatuor mafieux », selon elle. Il s’agit de Jean-Claude Fontinoy, de Vincent Bourlard (patron socialiste de la filiale Eurogare), d’Herwig Persoons (administrateur délégué d’Eurostation, étiqueté CD&V et poussé à la retraite après l’audit massacrant du printemps 2015) et de Jannie Haek (ancien CEO de la SNCB et ex-chef de cabinet du ministre SP.A Johan Vande Lanotte). « Les gares sont plus importantes que les voyageurs », avait titré le journal flamand. À la suite de cet article au vitriol, les intéressés ont menacé la journaliste d’une action en justice. Sans suite connue à ce jour.

Joris omniprésent en coulisses

La journaliste du Morgen avait oublié un nom. Celui de Luc Joris. Les témoignages concordants que nous avons recueillis détaillent à quel point le « simple » administrateur de la SNCB-Holding s’est impliqué dans le suivi des dossiers ferroviaires de la filiale Eurostation, alors qu’il n’en a jamais été l’administrateur. Une implication permanente, selon nos sources, de la fin 2009 à sa démission forcée début 2015. Lors de plusieurs réunions de travail ou de négociations avec des investisseurs potentiels, l’administrateur Joris se présentait comme l’émissaire du Premier ministre Elio Di Rupo et valorisait ses contacts directs avec le président Fontinoy, « avec lequel nous le voyions manigancer à chaque conseil », dit un administrateur.

Cette intrusion peu courante dans le pré carré d’Eurostation intriguait des cadres ou des membres du personnel de la filiale. Quel intérêt l’administrateur Luc Joris voyait-il à cette action qu’on imagine mal désintéressée ? Et pourquoi s’est-il imposé si rapidement dans plusieurs lieux stratégiques où l’argent public est brassé par centaines de millions (lire encadré p.20) ? Enfin, que savaient son parti et son président de ses intentions ? Ces questions restent lancinantes, vu la démission sans réelle justification de Luc Joris.

Nord-Midi : des Qataris au Luxembourg

À la SNCB, où Joris débarque donc à l’automne 2009, le nouvel administrateur PS va mettre un peu de temps avant de… sortir de son rôle. Exemple : il cherche des financements pour « le » projet bruxellois qui agite le rail depuis plusieurs décennies. Il s’agit de décongestionner la fameuse jonction Nord-Midi, où sont freinés tous les trains qui passent par la plaque tournante du réseau. L’option la plus ambitieuse mise sur la table par Infrabel (filiale de la SNCB en charge des infrastructures) prévoit quatre tunnels et coûterait 8 milliards d’euros. Impayable. Puis subitement, le top manager d’Eurostation, Herwig Persoons, fonce en duo avec Joris. Il fait travailler ses troupes sur une esquisse à moitié prix, pendant que « Robert Redford » cherche des financements. Ainsi fonctionne la SNCB. Ni le CEO Jo Cornu ni les responsables de la filiale Infrabel ne cautionnent cette solution expéditive. Les chemins de fer sont alors en faillite virtuelle. Leurs plans pluriannuels n’offrent aucune latitude.

Mais Persoons continue. Il a reçu le soutien de Fontinoy. En toute discrétion, Luc Joris se charge de dénicher l’institution financière acceptant de préfinancer deux milliards à rembourser en cinquante ans. Joris aurait amené vers Eurostation des financiers qataris, ING Pays-Bas et la Banque privée Edmond de Rothschild. Selon nos informations, une des réunions avec les Qataris a eu lieu à Luxembourg. Plusieurs témoins racontent que l’administrateur de la SNCB cherchait à tout prix à boucler l’opération, feignant d’ignorer la nécessité d’un appel d’offres.

Des cigarettes aux armes de guerre : un médecin sans frontières éthiques

De la médecine à une vision très personnelle de la promotion immobilière, la carrière professionnelle de Luc Joris l’a maintenu en permanence sur un chemin de crêtes. Jamais loin de la chute, toujours exposé sur des terrains accidentés. À la mi-2000, Luc Joris est l’administrateur délégué de la Fondation Rodin quand celle-ci, luttant contre les assuétudes liées au tabac, s’alimente financièrement auprès des… cigarettiers. En 2009, le PS doit trouver un remplaçant à l’ex-ministre Robert Urbain pour le poste de commissaire adjoint de l’Exposition universelle de Shanghai. Il s’agit d’assister le Flamand Leo Delcroix (CD&V), précédé d’une réputation sulfureuse. Personne ne se presse au portillon. Tiens, si : Luc Joris. L’armement, la défense le branchent aussi. Depuis son implication dans la réforme de l’hôpital militaire de Neder-over-Heembeek en 2007, le médecin à tout faire plaît manifestement au PS. Déjà désigné au conseil d’administration de l’Institut royal supérieur de défense, Joris devient aussi l’un des administrateurs de la Fabrique nationale (FN), détenue majoritairement par la Région wallonne et confrontée au dilemme de la vente d’armes à la Libye. Nous sommes en avril 2009. Luc Joris poursuit sa montée en puissance. Alors qu’il ne dispose pas de la moindre formation en gestion, il entre au CA de la Société wallonne de gestion et de participations (Sogepa), le bras financier de la Région wallonne, où il restera six mois. Puis viennent sa montée dans le train SNCB en octobre 2009 et, enfin, l’accession au conseil de la Société régionale d’investissement de Wallonie (SRIW) deux mois plus tard. Ainsi, en quelques mois, Luc Joris est dans la place. Il occupe plusieurs lieux stratégiques où l’argent public coule à flots.

Gand et Anvers : de l’huile dans les rouages

À Gand, tout au long de l’année 2012, alors qu’Elio Di Rupo était Premier ministre, Luc Joris s’est immiscé au sein d’une négociation serrée relative à l’aménagement du quartier de la gare de Gand-Saint-Pierre. Propriétaire des terrains, Eurostation finit par confier à la firme Optima (finance et immobilier) la construction de quelque 27 000 m² de logements dans les futures Queen Towers. Un marché d’environ 20 millions d’euros. « Encore une fois, explique un témoin, le culot de Luc Joris étonnait. En tant qu’administrateur de la SNCB, il a assisté à plusieurs réunions où il donnait clairement l’impression de défendre le point de vue d’Optima et de vouloir accélérer la prise de décision en faveur de ce candidat, qui disposait, certes, du meilleur prix. Mais la procédure de mise en concurrence était en cours. Une dizaine de firmes se mesuraient et, chez Eurostation, il semblait important de temporiser et d’obtenir un maximum de garanties juridiques auprès du candidat qui remporterait le marché. »

La délégation d’Optima était souvent menée par le CEO Ruben Piqueur, assisté à l’occasion par l’ex-ministre flamand Luc Van den Bossche (SP.a), reconverti dans le privé. En face, les intérêts d’Eurostation et de l’État étaient notamment défendus par l’administrateur délégué Herwig Persoons, les directeurs financier et juridique ainsi qu’un bureau d’avocats gantois. « À ces réunions comme à d’autres, raconte un témoin, Luc Joris répétait qu’il téléphonerait au Premier ministre en cas d’obstacle. » Un autre témoin ajoute : « Entre les réunions importantes, il s’informait de toute évolution significative du dossier. »

À Anvers, le groupe Cordeel (construction) aurait lui aussi bénéficié du soutien inattendu du médecin francophone. Pour faciliter le développement commercial des environs de la gare d’Anvers-Central, Eurostation ferrailla avec la firme flamande pour lui racheter un terrain idéalement situé à la sortie de la gare, en plein quartier diamantaire. À plusieurs reprises, la délégation de Cordeel menaça de tout faire capoter. À chaque fois, le précieux Joris aurait mis de l’huile dans les rouages pour faciliter cette transaction portant, comme à Gand, sur quelque 20 millions d’euros. « Comme pour le dossier Optima/Gand, Luc Joris mettait la pression sur le management d’Eurostation, relatent des témoins directs. Il avait les allures d’un lobbyiste. Il fallait que ça avance vite. »

Des Master Plans dévoyés

D’anciens présidents ou CEO de la SNCB, plusieurs administrateurs, des ex-dirigeants de filiales regrettent sous le manteau que l’esprit des Master Plans conçus par la filiale Eurostation ait été perverti. L’idée initiale était séduisante. Elle remonte à l’époque du Premier ministre Jean-Luc Dehaene (CD&V), au pouvoir de 1992 à 1999. « Pour combler les terribles déficits budgétaires de l’époque, se souvient un acteur de la pièce, Dehaene avait donné carte blanche au CEO Etienne Schouppe et celui-ci s’était appuyé sur Herwig Persoons. L’objectif ? Concevoir de grands plans d’aménagement urbain centrés sur les gares. Eurostation dessinait l’esquisse. La SNCB mettait ses terrains à disposition et en obtenait autant d’autres opérateurs publics (comme la Stib, De Lijn ou les Tec). Cela permettait d’énormes plus-values sur la revente de ces terrains et on partait d’une page blanche pour construire du même coup des tours de bureaux, des hôtels, des centres commerciaux, etc. »

Dès lors, le ver était dans le fruit. La SNCB filialisée s’est muée en promoteur immobilier et un maximum d’information a effectivement été concentré sur un minimum de têtes. Les belles gares projetées par Eurostation ou Eurogare servaient d’appâts pour régler des opérations mammouths. « Je dis cela sans preuve, ose un témoin bien placé. Mais il ne faut pas s’appeler Einstein pour évaluer les commissions qu’il est possible de palper en infiltrant le système. Il suffit d’aller trouver l’investisseur dont on sait qu’il va remporter le marché, de lui promettre une issue favorable à très court terme et d’empocher des commissions secrètes en échange du petit coup de pouce. Sur des marchés de 20 millions ou de deux milliards, 2 % représentent tout de même un fameux paquet d’argent. »

« A », « B » et « C » parlent de racket

La mécanique des « enveloppes » est à ce point instituée que des firmes ayant pignon sur rue ont cherché à s’en dépêtrer. Des victimes de ces pratiques prononcent le mot « racket ». Selon nos informations, le groupe « A », spécialisé dans l’immobilier et habitué à remporter des marchés dans le cœur des villes, a récemment évoqué le « souci » auprès de responsables gouvernementaux. Son administrateur délégué confirme à demi-mot, usant d’un langage diplomatique : « Vous savez, il me paraît difficile de vous parler de ça. Le mot “racket” est sans doute excessif. Disons ceci : nous soutenons l’assainissement des pratiques qui nous est promis depuis plusieurs mois. »

Un poids lourd de la construction, l’entreprise « B », souhaitait attirer l’attention du vice-Premier Didier Reynders sur des allusions répétées à des dessous de table, faites à « B », avant la construction controversée de l’ambassade belge à Kinshasa, engagée en août 2014. C’était un proche de Reynders qui était visé, pour ce dossier comme pour d’autres concernant la SNCB. Cette fois, c’était juré : sentant qu’il serait évincé du marché, le patron de « B » allait taper dans la fourmilière à l’occasion d’une mission économique à l’étranger. Mais le jour J, le CEO s’est dégonflé. Dans ce milieu, il peut être dangereux de cracher dans la soupe…

C’est ce qu’a dû se dire aussi le patron d’une société de nettoyage, nommons-la « C ». Elle se montrait trop heureuse de boucler – enfin – un contrat avec la SNCB. Elle a déchanté au moment de voir accourir un directeur des chemins de fer, juste après la réunion. Selon notre témoin, le manager aurait laconiquement indiqué le chiffre « 3 », assimilé au pourcentage de la commission occulte souhaitée en échange du contrat.

L’ampleur du phénomène semble à ce point établie que… la SNCB elle-même a transmis le dossier au parquet de Bruxelles fin juin. En juillet, le comité d’audit interne s’est entendu sur une formulation belgo-belge qui mériterait quelques éclaircissements : « Les résultats de l’analyse effectuée n’excluent pas totalement la possibilité que des actes à caractère compromettant aient été commis par certaines personnes ». Cet énième audit inquiétant évoque le risque de « factures incorrectes, de paiements irréguliers ou de paiements effectués vers de mauvais destinataires », notamment dans le cadre des fameux Master Plans.

Embrouilles au Liechtenstein

Comment Luc Joris, notamment, pourrait-il justifier son action dans les coulisses de certaines négociations immobilières où la SNCB et ses filiales semblent s’être fourvoyées ? Ces négociations sont-elles étrangères à ses activités de consultance à Luxembourg ? L’homme anguille est introuvable. Dans les milieux judiciaires, on souffle qu’il a filé à l’étranger. Il y a un an, le médecin avait également filé au nez et à la barbe du juge d’instruction montois Alain Blondiaux, venu le perquisitionner (fin 2014) à son domicile de Wezembeek-Oppem, devant lequel était alignée une demi-douzaine de véhicules de belle cylindrée. Du jamais-vu : un type qui s’échappe en pyjama en emmenant vraisemblablement son PC et ses clés USB… !

Ce pan d’enquête là concernait les amitiés hennuyères de l’homme de confiance d’Elio Di Rupo. La justice s’interroge (encore et toujours) sur les paquets de subsides obtenus par le concepteur de spectacles Franco Dragone, aidé par la Société régionale d’investissements de Wallonie (SRIW) dont Luc Joris était l’administrateur. Il serait ainsi question d’un voyage en Chine, où Joris était l’invité de Dragone.

Le sens de la pirouette et de l’… évasion caractérise décidément la trajectoire de cet étrange commis de l’État, accusé d’escroquerie au Liechtenstein en début de carrière. Dans ce paradis fiscal protégé par un rideau de montagnes, Luc Joris avait reçu d’un ami médecin les clés d’une discrète fondation offshore baptisée Ouchka. C’était en 1987. Un an après, l’ami en question s’était senti grugé et avait cherché réparation en Suisse. Les premières embrouilles. Déjà.

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