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Saïmiri, sourire d’ange
Harcèlement chez les scouts
Saïmiri est un jeune adulte encore marqué par le harcèlement et l’homophobie subis chez les scouts, plus de 15 ans auparavant. Ce témoignage est l’un de ceux qui nous ont poussés à nous pencher sur la violence dans le scoutisme. Les mouvements de jeunesse, les jeux et la vie de groupe créent parfois les meilleurs souvenirs du monde. Parfois aussi les pires. Enquête intégrale à lire dès le 1er juin dans Médor 31.
J’ai été scout de 2008 à 2011. C’était il y a quinze ans mais les humiliations répétées que j’ai vécues sont encore vives. Ce harcèlement a été dévastateur.
La troupe
J’étais dans une unité du sud de Bruxelles. Quartier privilégié, bourgeois, classique. Uniformes tirés, normes bien ancrées et hiérarchie rigide.
Les scouts totémisés (les « aînés ») imposaient des tâches ingrates aux plus jeunes : vaisselles, ramassage de bois, poubelles… A table, nous étions servis en dernier, nous mangions moins, nous étions peu pris en considération dans les décisions de la patrouille. L’un des jeux des « grands » était de se servir dans les affaires des plus jeunes, d’éventrer leurs sacs et d’éparpiller leurs contenus. Mon chef de patrouille (CP), 16 ans, l’avait justifié en expliquant qu’un de nos chefs de troupe avait été bien plus dur avec lui, lorsqu’il était à ma place. Dans cette troupe, il fallait endurer durant les deux premières années pour accéder au statut privilégié d’« ainé ». C’était comme ça, c’était la tradition.
Ce bizutage évoluait en intensité et prenait fin avec son point culminant : la totémisation. Durant notre deuxième année, nous étions appelés les « sous-merdes » par l’entièreté de la troupe. Tout le monde trouvait ça normal.
Le rite d’initiation qu’est la totémisation est le grand secret de la troupe, le moment redouté, une menace planante. Lorsqu’elle arrive, au milieu d’une nuit de grand camp, nous sommes tirés de nos lits par des tambours résonnant à travers toute la prairie. Chaque futur totémisé a un chef sur le dos. II lui hurle de faire son sac et de le refaire sans cesse car « il manque des choses. » Gueule en terre, moqueries, balayettes. Nous devons faire des imitations humiliantes. Pour moi, c’est « une moule qui jouit ».
Après quelques épreuves, les futurs totémisés sont rassemblés dans la plaine. On nous distribue un œuf, c’est « notre ami », sur lequel nous devrons veiller tout au long de la totémisation. Vous l’avez ? À travers la totémisation, qui durera deux nuits et une journée, les chefs vont nous apprendre à prendre soin les uns des autres. J’ai le souffle court, je suis angoissé et dois retenir mes larmes. Je sais que je serai seul dans cette épreuve car j’ai très peu d’amis dans mon année, personne avec qui me serrer les coudes.
Nous passons ensuite une nuit seul dans les bois (les chefs n’étaient en réalité pas loin) et nous enchaînons avec une randonnée azimut le lendemain, suivie des épreuves organisées par les scouts plus âgés. L’objectif est de nous épuiser. C’est durant la deuxième nuit que nous passons à tour de rôle devant la troupe pour recevoir notre totem. Face à tous, nous recevons enfin nos totems ainsi qu’un « qualificatif ».
Je suis Saïmiri (petit singe-écureuil). Mon quali est « sourire d’ange ». Devant la troupe, les chefs ont tenté de le justifier positivement : je suis un « garçon doux et gentil ». J’en doute. Le « sourire de l’ange » est surtout le nom d’une mutilation aux coins de la bouche et, à cette époque chez les scouts, je souriais peu. Je n’aimais pas y aller et redoutais chaque réunion. J’étais harcelé par les scouts de mon âge, moqué par les aînés, négligé par les chefs.
Le harcèlement
Je n’étais pas le seul. Timothée était « le gros ». Vincent était « handicapé ». Antoine était « le Noir ». Moi, j’étais « le pédé ». Nous avons tous subi une campagne d’exclusion assumée. L’objectif, formulé comme tel par les autres scouts, était de nous faire dégager de la troupe. Timothée, Vincent, Antoine (et un tas d’autres) sont partis. « Pourquoi tu viens encore en réunion ? », m’a-t-on demandé. « Mes parents m’obligent. »
Les violences étaient physiques et verbales. J’ai été poussé et frappé, sous les rires de mes autres harceleurs. On ne m’appelait pas par mon prénom mais par un surnom insultant. Je me rappelle encore d’une chanson écrite sur moi, explicitement homophobe. Alors que je n’avais que 13 ans, on me demandait si je suçais des bites. Puis, les innombrables ricanements.
C’était la culture de cette troupe. Des rapports de force, des propos homophobes, racistes (Antoine, le seul garçon Noir de la troupe, a reçu un nom de singe comme totem et « hakuna matata » comme quali), validistes… toute la panoplie. Et des humiliations publiques.
Pour faire le malin devant ses potes, un scout s’est masturbé, dans la tente montée sur pilotis. Lorsqu’il a éjaculé, il a visé un scout qui se trouvait en dessous de lui. Il a été puni par un dropping – c’est-à-dire qu’il a été déposé à plusieurs kilomètres du camp et devait revenir à pied, en poussant un vélo dont on avait enlevé la roue avant. Dans son dos, il portait un écriteau « je suis puni, ne m’aidez pas ».
Les problèmes n’étaient pas isolés ou la faute de quelques individus. Ils reflétaient la mécanique de cette troupe, celle de la domination. Que les chefs usent aussi de punitions violentes en est, pour moi, un signe. Ils faisaient partie du problème.
J’étais aussi moqué par les chefs. J’étais sensible, pas très costaud. Ils cherchaient à « m’endurcir », me poussaient à crier plus fort lors des rassemblements, s’amusaient à m’opposer aux scouts plus forts dans les épreuves de lutte, de bras de fer.
À plusieurs reprises, ils ont utilisé le surnom insultant que les autres scouts utilisaient pour moi. Une fois, c’était devant toute la troupe. Tout le monde a ri. Ce souvenir me tord le ventre aujourd’hui encore.
Il y a eu une rupture de confiance avec les chefs. Ils n’étaient pas présents pour me défendre ou s’assurer que je vivais bien le scoutisme. Ma mère est allée les voir pour comprendre le problème. Je ne pense pas que ça ait changé quoi que ce soit.
Les blessures
Le sentiment de rejet est tenace. Ces quatre années ont démoli ma confiance en moi. Mes harceleurs ont longtemps occupé de la place dans mon cerveau, où résonnaient leurs insultes. Je les imagine encore dans l’assemblée lorsque je prends la parole en public. Au coin de la rue, lorsque je tiens la main de mon copain.
Des années plus tard, il n’y a que deux scouts qui ont tenté de s’excuser. L’un a envoyé un message s’excusant d’avoir été « méchant » et invoquait l’influence du groupe. L’autre a reconnu ne même pas se rappeler de ce qu’il m’a infligé. Je ressens un mélange de colère, de mépris, de soulagement. Pendant toutes ces années, j’ai porté mon traumatisme seul.
J’ai très peu parlé du harcèlement que j’ai subi. La honte, d’une part, m’en a empêché. Mais la minimisation de mon vécu aussi. « Oh mais tu as du tomber sur des cons. C’est si beau le scoutisme, ce n’est pas comme ça partout. »
L’enquête figurera dans le Médor 31, à paraître début juin. Si cette thématique vous intéresse, pensez à vous abonner afin de recevoir l’exemplaire directement chez vous. C’est la meilleure manière de nous permettre de mener de telles enquêtes, en toute indépendance.