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Trixxo, épisode 3 : Sale boulot

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Léo Gillet. CC BY-NC-ND.

Les aides-ménagères, nettoyant jusqu’à s’en tuer la santé, se sont vues refuser pendant des mois une médiocre augmentation de salaire par leurs employeurs. Dans la rue, chez Trixxo et auprès d’autres entreprises critiquées, elles ont crié une colère extraordinaire. Jusqu’à obtenir un compromis.

«  Est-ce que vous êtes en colère ?  », crie Grâce Papa, la voix déformée par le crachat du mégaphone. La secrétaire régionale CSC se tient sur une estrade, aux côtés de Sébastien Dupanloup, secrétaire fédéral de la FGTB, et de plusieurs aides-ménagères. Leurs pancartes et banderoles sont frappées de cette revendication : « Salaire décent. » En face, la foule rouge et verte hurle, siffle et brandit des balais. Nous sommes le 28 novembre 2019, à Bruxelles, et des centaines de femmes, des aides-ménagères, se sont rassemblées aux pieds des bureaux de Tempo-Team (entreprise d’interim et de titres-services) puis de Federgon (fédération des prestataires de services de ressources humaines) pour réclamer l’augmentation de leur salaire et plus de reconnaissance pour leur métier.

S’ensuivent d’autres manifestations, moins importantes, devant les bureaux de tous les acteurs qui bloquent face aux revendications des syndicats. Le 12 décembre, elles étaient devant la firme Trixxo, qui en plus de limiter l’augmentation des salaires, flouerait l’ONSS et manipulerait ses employées.

Cette manifestation du 28 novembre est une première. La première de l’histoire du secteur des titres-services. Dans le tumulte de la foule, Catherine Mathy, secrétaire permanente FGTB à Charleroi, explique que «  c’est un secteur où il est habituellement difficile de rassembler les travailleuses  » puisqu’elles sont chaque jour dispersées chez leurs clients respectifs, sans moments de rencontre. «  Aujourd’hui, la preuve est là, elles en ont marre.  » Les moyens mis en place par les trois syndicats – FGTB (socialiste), CSC (chrétien) et CGSLB (libéral) – ont permis ce rassemblement. Campagnes d’information sur les réseaux sociaux, appels à participation, formulaires d’inscription, navettes acheminant les manifestantes d’un point de rassemblement à un autre. Pour l’occasion, la figure de proue du PTB Raoul Hedebouw a fait le déplacement et des groupes féministes comme le Collectif 8 mars se sont joints à l’action.

Regardez notre portfolio sonore sur cette manifestation.

Prime risible

Si elles se sont rassemblées ce jour-là, c’est parce que les négociations sectorielles étaient à l’arrêt depuis… mars 2019. Des mois de blocage entre représentants des travailleuses et employeurs. «  Federgon, qui représente les sociétés commerciales, bloquait les augmentations de salaires telles qu’elles sont prévues à l’échelon interprofessionnel, c’est-à-dire 1,1 % du salaire brut  », poursuit Catherine Mathy. Malgré un accord interprofessionnel (valable a priori pour tous les secteurs d’activité), Federgon et les patrons qui y siègent, dont Trixxo, souhaitaient limiter cette augmentation à 0,6 %. Les raisons invoquées par la fédération pour ne pas accorder l’augmentation « nationale » de 1,1 % étant : les marges limitées et les subsides publics trop faibles (ceux-ci financent pourtant le système des titres-services à près de deux tiers, comme exposé dans l’article précédent). «  À la place, le patronat proposait une prime annuelle : une augmentation en net de 130 euros pour les temps pleins, 65 pour les temps partiels  », s’offusque la syndicaliste Catherine Mathy.

Dans les slogans des aides-ménagères et sur leurs pancartes, la colère était dirigée contre les patrons et les actionnaires, ceux qui «  s’en mettent plein les poches  » grâce à l’argent public. Sébastien Dupanloup affirme que de nombreuses entreprises du secteur (Les P’tites Fées Bleues en Wallonie, Het Poetsbureau en Flandre, etc.) se versent chaque année «  de gras dividendes  », tandis que la plupart des aides-ménagères qu’elles emploient se situent en deçà du seuil de pauvreté, payées 1 070 euros brut par mois en moyenne, selon une étude de l’UCL de 2016. «  On a trouvé l’argent des patrons  », s’exclame une manifestante du 28 novembre depuis l’estrade. Elle ouvre un coffre, attrape une poignée de pièces en chocolat, qu’elle lance à la foule.

Soudain, parmi les centaines de femmes présentes, un visage familier. Celui de Marie-Virginie, aujourd’hui vêtue d’une veste rouge de la FGTB, et qui apparaît dans le documentaire belge« Au Bonheur des Dames ? », réalisé par Gaëlle Hardy et Agnès Lejeune en 2018. Ce film, par ailleurs soutenu par le syndicat socialiste, donne la parole à Béatrice, Francine, Marie-Virginie, Laurence, Christel, Rosalie, Nermina et Sabine. Huit femmes, huit aides-ménagères présentées sans misérabilisme. La plupart soulignent être fières de leur métier et abordent les liens affectifs qu’elles tissent parfois avec leurs clients – Christel, «  c’est mon rayon de soleil  », sourit une cliente âgée. Mais elles témoignent également du manque de considération pour leur travail et de sa pénibilité physique. «  Il faut bien se dire qu’il y a des clients qui estiment que, comme ils nous payent, on est à leur botte et on doit faire tout ce qu’ils disent  », explique Christel.

À Francine, une cliente a exigé qu’elle s’accroupisse pendant des heures pour récurer des tapis. Laurence, elle, décrit les problèmes de santé – «  mal de dos, bloquée au niveau des cervicales  » jusqu’à en pleurer - qui l’ont forcée à réduire son activité à mi-temps, comme 90 % de ses collègues. Selon une étude menée par la FGTB et la VUB, elles sont jusqu’à 84 % à souffrir de leur dos, de leurs muscles ou leurs articulations. S’y ajoute la batterie de produits chimiques - toxiques et cancérigènes - avec laquelle ces femmes travaillent quotidiennement. Chez les aides-ménagères, les maladies pulmonaires sont une cause de décès bien plus fréquente que parmi la population moyenne, soulignait une étude menée en 2017 par Laura Van Den Borre, chercheuse en sociologie à la VUB, spécialisée dans les domaines de la santé publique et du travail.

Souffrir ou bosser ? C’est la précarité financière qui a pourtant poussé Laurence à reprendre le travail à temps plein.

Écoutons la dans cet extrait du documentaire Au bonheur des dames.

Carrefour des inégalités

«  C’est un métier ingrat, qu’on se le dise !  », avance Isabelle Gilles, aide-ménagère chez Trixxo et déléguée CGSLB. «  Ça ne me dérange pas de nettoyer mais il faut le rappeler : il est fréquent qu’on arrive chez des clients où c’est vraiment immonde, où traînent parfois des repas vieux d’une semaine et des serviettes hygiéniques au sol… On s’estime heureuses quand les clients ont vidé leurs poubelles.  » Il y a le mépris pour leur travail et pour ce qu’elles représentent, aux yeux de la société. Dans le film, tant Francine que Christel jugent nécessaire de rappeler qu’elles ne sont «  pas des esclaves  ». «  On m’a déjà appelée la bonniche », explique Isabelle Gilles, qui ne s’est pas laissée faire. «  Moi, j’ai du tempérament mais je pense aux plus jeunes, par exemple. Il y a pas mal d’histoires de harcèlement sexuel ou de racisme, des clients qui ne veulent pas d’étrangères  ».

«  Le secteur des titres-services est un carrefour où se rencontrent inégalité sociale, inégalité des sexes et une orientation trop stéréotypée des nouvelles arrivantes  », signaient le même 28 novembre dans Trends, Sofie De Graeve et Els Flour, du groupe d’action féministe flamand Furia. Le secteur est en effet constitué de 98 % de femmes et, parmi elles, 46 % sont peu qualifiées. À Bruxelles, 76 % sont d’origine étrangère. Alors que le système de titres-services avait été pensé pour offrir un cadre légal et sécurisé à ces publics fragilisés, les difficultés des négociations et ces témoignages convergents prouvent que le dispositif a échoué : il ne leur offre ni un salaire ni des conditions de travail décents.

À 9 euros le titre-service, déductible d’impôts, «  c’est finalement la classe moyenne, (principale utilisatrice de ce système, ndlr) qui reçoit un beau subside de l’état pour bénéficier d’une aide-ménagère, alors que cette catégorie de la population n’en a, financièrement, pas forcément besoin  », avance Sébastien Dupanloup, de la FGTB.

L’argument habituel, mis en avant par Trixxo sur son site et récemment repris dans Trends, pour justifier ce modèle, est que «  les personnes qui font appel à une assistante de nettoyage effectuent elles-mêmes plus d’heures de travail  ». Youpie, elles seront plus productives une fois le « sale boulot » relégué à d’autres !

Le confort de la classe moyenne et l’expansion commerciale de Trixxo s’effectuent en l’occurrence aux dépens de travailleuses précarisées. Dans un contexte de division du travail maintenant une partie de la population (femmes, peu qualifiées, immigrées et souvent les trois à la fois) dans la pauvreté.

Car pour que l’équilibre de ce système demeure, le prix du titre doit pouvoir rester accessible à cette classe moyenne, considèrent les entreprises. C’est pourquoi elles rechignent à monter sa valeur au-dessus de 9 euros. Et pour conserver leurs marges, elles ont également bloqué l’augmentation salariale d’1,1 % s’il n’y avait pas un alignement des subsides publics - alors qu’ils représentent déjà deux tiers de leurs recettes totales.

Après onze mois de négociation et d’échec sur la question d’une augmentation salariale environnant les 12 centimes par heure, un projet d’accord entre les différentes parties a été trouvé le 3 février 2020. L’augmentation sera de 0,8 %, calculée à partir de janvier, expose la FGTB. S’y ajoutent une série de mesures pensées pour améliorer, entre autres, la mobilité des aides-ménagères, ainsi qu’une charte contre les comportements inappropriés. Victoire d’étape.

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