Corona-Démolition
Un gros chantier bruxellois fermé par la police pour raisons de santé et de sécurité
Enquête (CC BY-NC-ND) : Philippe Engels
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Dans les tours du World Trade Center (WTC) ou à l’hôtel Sheraton du centre de Bruxelles, des ouvriers semblent envoyés au casse-pipe depuis dix jours. Certains portant des masques de protection, d’autres, non. Les pauses et les déplacements se faisant en groupe. Le travail, sans respect de la fameuse distance sociale. La police et l’auditorat du travail sont descendus au WTC, le 27 mars. Le plus gros chantier actuel de la firme De Meuter a été mis provisoirement à l’arrêt. Une enquête a démarré.
(Mise à jour du 9 avril : le chantier a pu rouvrir début avril)
Ce vendredi 27 mars, les forces de l’ordre sont descendues sur l’un des trois principaux chantiers de la construction encore en vie dans le centre de Bruxelles. Des ouvrages emblématiques : la réfection des tours du World Trade Center 1 & 2 (WTC - gare du Nord), la rénovation du centre Manhattan, qui abrite l’ancien hôtel Sheraton, et la construction de la Silver Tower.
À ce stade, seul le chantier WTC, dont la phase de démolition est actuellement prise en charge par la firme De Meuter, a été « visité ».
Il y avait là : la police de la zone Bruxelles-Capitale-Ixelles, le contrôle des lois sociales et le contrôle du bien-être au travail. L’auditorat du travail de Bruxelles a ordonné cette opération.
L’opération a duré une heure.
Il s’agissait de contrôler si ce chantier était en phase avec la sécurité et les nouvelles règles en matière sanitaire, suite à la crise du Coronavirus.
Les entreprises encore actives dans le centre de Bruxelles ne sont pas de petits acteurs économiques : la firme spécialiste de la démolition et du recyclage, De Meuter, donc, opérationnelle sur le chantier WTC 1 & 2, l’association momentanée Besix/Louis De Waele, active sur le chantier du Sheraton, et le groupe Ghelamco, qui érige la Silver Tower, une nouvelle flèche de 137 mètres dans le ciel bruxellois.
La conclusion de cette descente de police : le chantier WTC a été fermé dans l’attente d’un plan sanitaire et de sécurité rassurant les autorités. Plusieurs camionnettes ont quitté les lieux sur le champ.
« Tolérance zéro »
« Je peux vous confirmer que le chantier WTC 1 & 2 a été fermé vers 15 heures, commente le magistrat Fabrizio Antioco, porte-parole de l’auditorat du travail de Bruxelles. Si les sociétés actives au WTC présentent un plan satisfaisant en termes de santé et de sécurité, elles pourront rouvrir. L’auditorat du travail entend mener une politique de tolérance zéro dans le cadre du Covid-19. Si d’autres chantiers devaient présenter des soucis pour la santé et/ou la sécurité des travailleurs, et indirectement de la population, ils seraient fermés aussitôt. »
Un petit retour en arrière s’impose ici. Revenons au mardi 24 mars. Ce jour-là, inondé de soleil, le « quartier Nord » de Bruxelles somnole. Dans toute la ville-Région, la plupart des grues et des chantiers se sont mis à l’arrêt de manière spontanée, et ce depuis le mercredi 18 mars, premier jour du confinement.
Les entreprises de construction n’y sont pas obligées par le gouvernement fédéral, qui est resté flou sur les métiers essentiels pouvant déroger aux règles du confinement total. C’est le blocage des commandes, la difficulté d’approvisionnement en matériaux ou… une règle éthique et de prudence qui ont stoppé l’activité dans le premier secteur économique du pays, en termes d’emplois. Interrogé au JT de la RTBF, ce mardi, un petit entrepreneur général résumait l’irruption de la morale dans la conduite des affaires : « On a essayé de s’adapter en constituant des équipes plus petites (…) Mais on a préféré arrêter (…) Cela aurait été plus simple si le gouvernement avait lui-même décidé de stopper toute activité non essentielle. »
Selon un coup de sonde effectué par la Confédération de la construction dès le 19 mars, 4 firmes sur 10 ont très vite gelé leurs chantiers. Depuis, les annonces de fermeture se sont succédées. Des noms connus comme Thomas & Piron, Willemen, Lixon ou… Besix (à 70 %) l’ont communiqué clairement.
Pour en savoir plus, n’hésitez pas à lire les résultats de l’enquête de la Confédération de la Construction :
Document à télécharger
Gaspillage de masques ?
Ne pas mettre en danger les travailleurs, au risque de surcharger les hôpitaux ? Ce mardi 24 mars et les jours suivants, des camions de la société anonyme De Meuter n’ont cessé de faire des aller-retour entre le quartier Nord et l’un des sites de la société, à Vilvorde, où on recycle des matériaux.
De Meuter et ses camions orange sont partout dans la ville. C’est frappant. Au pied des tours du WTC, les ouvriers au service de la firme prennent leur pause de midi. Nous parlons à Erdal (nom d’emprunt) et à d’autres. Lui songe avant tout à sa famille. Il bosse sans démontrer d’envie débordante. Et pas n’importe où : il rentre chaque jour dans les entrailles désamiantées du WTC 1 & 2, ces tours dressées à deux pas de la gare du Nord, qui étaient censées préfigurer une skyline à l’américaine.
Erdal se méfie de l’appareil photographique, mais il accepte de baisser la vitre de sa camionnette. « Si je me sens en sécurité à l’intérieur de ce bâtiment ? Non… Ma femme a peur, moi aussi. Elle s’inquiète que je ramène ce virus. J’ai de petits enfants… » Dans la rue Willem De Mol, une dizaine de camionnettes sont garées au pied du colosse. Il y en a autant sur le boulevard Simon Bolivar, de l’autre côté des tours, qui mène au parc Maximilien, vidé de ses migrants, lui.
L’ouvrier résume ses craintes : « Il y a parfois plusieurs dizaines de travailleurs dans l’immeuble. On est censés bosser à 1 mètre 50 de distance et à des étages différents. Mais comment voulez-vous ? Sur un tel chantier, il est impossible de travailler strictement à deux, et en respectant les distances sanitaires. »
L’homme d’une trentaine d’années montre un masque FFP3 comme il en manque dans les hôpitaux.
« On en reçoit un par jour », dit-il. Tout le monde ? Pas de réponse claire face à l’évidence. Il reste à ce jour trois gros chantiers opérationnels dans le centre de la capitale - outre celui du WTC - et il ne faut pas mille ans pour s’en apercevoir : des ouvriers portent des masques de protection face aux particules fines ou au Covid-19, d’autres non. Certains se tiennent à distance d’un éventuel porteur sain non-identifié. D’autres relâchent la pression, à la pause de midi, en mangeant en petits groupes.
C’est le cas surtout aux abords de l’hôtel Sheraton, à proximité de la place Rogier. Un autre édifice mythique, dont le lifting a été confié par une mystérieuse société chypriote à une entreprise de construction de Strépy-Bracquegnies (région du Centre), la société anonyme Sotrelco. Comme au WTC, des sous-traitants y sont à la besogne. Ils disent travailler pour l’association momentanée Besix/Louis De Waele, qui a installé ses quartiers dans l’énorme bâtiment en réfection. Le jeudi 26, à midi, un attroupement d’une dizaine de travailleurs attire le regard des passants sortant ou rentrant dans le métro Rogier. Le jeudi à 17h15, une équipe de sous-traitants roumains lève le camp et rassemble les outils dans une camionnette. Ce qui frappe : la proximité des ouvriers, les attitudes différentes face au risque, le port du masque sans que ce soit généralisé.
Sur les trottoirs, aux abords de ces chantiers, ça parle dans toutes les langues. « En espérant que les nouvelles consignes soient bien comprises de tous », souffle à distance un inspecteur social, qui, bien avant la crise, luttait à armes inégales contre le dumping institutionnalisé.
Qui a décidé du maintien du travail sur ces chantiers du centre de Bruxelles ? Au pied du WTC, Erdal, engagé par un sous-traitant turc, critique le gouvernement belge et se plaint alors de ses patrons : « On veut une situation à l’italienne ? » Puis il ajoute, presque gêné : « Si je viens pas travailler, je perdrai mon job… »
Cela dit, un sondage rapide auprès de ses collègues est clair : les ouvriers officiels de De Meuter, en tout cas, peuvent choisir le chômage économique. Du haut de son camion, un chauffeur chargé d’évacuer les gravats rassure : « Je n’ai aucun contact avec des collègues. Je ne sors jamais d’ici. Et par rapport à votre question, oui, nous avions le droit de rester à la maison. »
Au siège de la firme bruxelloise, on confirme, le 24 mars : « Vous cherchez quoi en interrogeant nos travailleurs ? À leur faire peur en laissant penser à une inspection sociale ? À ce qu’on ferme tous nos chantiers ? » Réaction épidermique. Le lendemain, l’un des deux frères fondateurs de ce groupe familial créé en 1977, André De Meuter, calme le jeu : « Posez vos questions, nous y répondrons. »
Ces réponses n’étaient pas encore parvenues à Médor, au moment de la publication de cet article.
Concernant De Meuter, le décès d’un travailleur turc travaillant pour le sous-traitant AKS, lors de la démolition du restaurant Quick de la porte de Namur, en 2017, a provoqué une (rare) fermeture d’un chantier, durant plusieurs semaines. Le dossier a été judiciarisé. « Comme beaucoup de firmes importantes, dit une source, De Meuter a l’habitude d’utiliser des sous-traitants en cascade. Se pose alors la question de la responsabilité en cas d’accident. »
Mais dans le cas du WTC, ces présentes conditions de travail ingrates voire dangereuses, vécues le plus souvent par de la main-d’œuvre d’origine étrangère, auraient-elles pu être évitées par… les pouvoirs publics ?
Le contrat de rénovation des tours WTC 1 & 2 a été décroché par la firme Befimmo en 2017. Befimmo, une « société immobilière réglementée », une SIR publique, comme on dit dans le jargon. Cette société gérant les biens immobiliers de l’État a annoncé au salon Mipim de Cannes, en 2019, qu’elle investirait 375 millions d’euros dans ce projet nommé « Zin ». Avant de revendre l’édifice à un géant étranger de l’immobilier, au double du prix, comme cela vient d’être le cas pour la Tour des Finances de Bruxelles ?
On n’en est pas là. La phase initiale de démolition (et de recyclage) est confiée à De Meuter depuis le 8 février 2019. En tout cas, Befimmo ne semble pas avoir demandé le gel des travaux suite à la crise sanitaire.
Quant au client final du projet Zin, ce sont les pouvoirs publics. Et plus précisément les autorités flamandes (De Vlaamse Overheid). Celles-ci veulent regrouper dans un même lieu tous leurs services, toute l’administration d’ici à 2023. Il n’y a pas d’urgence, a priori, vu l’échéance à trois ans. Le chantier aurait pu être mis à l’arrêt, par prudence, par le gouvernement flamand. Le vendredi 27 mars, donc, l’ouvrage vient d’être stoppé d’autorité. [Mise à jour : Avant d’être rouvert le 1er avril.]
Espérons que ce chantier - comme d’autres - ne s’était pas transformé entretemps en nid à microbes.