« On confond douleur physique et souffrance morale »

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Cyril Elophe. CC BY-NC-ND.

Marie-Élisabeth Faymonville est spécialiste en anesthésie-réanimation. Depuis 2004, elle dirige le Centre de la douleur du CHU de Liège. Alors que les Belges prennent de plus en plus d’anti-douleurs, Marie-Élisabeth Faymonville rappelle que derrière la douleur physique se cache souvent une souffrance morale, bien moins avouable.

Comment peut-on définir la douleur ?

La douleur est une sensation désagréable qui provoque une émotion, laquelle entraîne un comportement et des pensées. Elle est au carrefour de ces quatre composantes. La douleur aiguë est un système d’alarme : elle avertit l’individu qu’il existe une menace pour l’intégrité de son corps. Dans un contexte de douleur chronique – qui perdure dans le temps –, c’est totalement différent : la douleur perd la fonction d’alarme. Elle se définit alors par les répercussions qu’elle a sur la qualité de vie.

La douleur chronique ne se soigne donc pas comme la douleur aiguë ?

Dans la douleur aiguë, j’applique le traitement et l’individu est normalement guéri. En cas de fracture par exemple, le membre est mis au repos pour faciliter la consolidation. Mais en cas de fracture dans laquelle le nerf est un peu lésé, il se peut qu’après un certain temps de repos, la personne garde une douleur, même si les radios montrent que l’os est parfaitement consolidé. Alors, que faire ? On peut donner des médicaments, mais très rapidement, ceux-ci vont provoquer des effets secondaires. Et ils n’enlèveront pas toute la douleur.


Il faut donc trouver d’autres solutions ?

Oui : la distraction, la focalisation de l’attention (s’occuper), l’activité physique, les stratégies pour gérer l’anxiété comme la méditation et l’auto-hypnose. Dans les douleurs chroniques, c’est essentiellement via les trois composantes émotions/pensées/comportement que je vais pouvoir augmenter ou diminuer la sensation douloureuse.

Quelles émotions et pensées la douleur peut-elle provoquer ?

Imaginons que vous ayez une fracture suite à un accident de voiture : si les compagnies d’assurance n’ont pas encore reconnu que vous étiez dans votre droit et traînent à intervenir, des émotions comme la colère, la tristesse, le sentiment d’injustice vont survenir. De même, imaginez un footballeur qui se blesse juste avant une compétition internationale : si son avenir s’en trouve brisé, il gardera certainement des douleurs plus importantes. En 45, l’anesthésiste américain Bicher avait déjà montré que les civils blessés avaient beaucoup plus de douleurs que les militaires pour des lésions presque identiques. Pourquoi ? Car pour le civil, la blessure est une injustice qui le perturbe dans son parcours. Pour le militaire, c’est ce qui l’empêchera de retourner au front.


La douleur change de signification en fonction de l’histoire personnelle, mais aussi du contexte culturel ?

Bien sûr. La spiritualité judéo-chrétienne considérait que la douleur permettait de gagner le paradis. On devait même s’infliger de la douleur. Très longtemps, cela a empêché qu’on traite correctement la douleur dans nos sociétés. On ne s’y est intéressé sérieusement qu’à partir des années 70. J’ai encore vu des enfants qu’on opérait simplement en les curarisant (Ndlr, Curariser : induire une relaxation musculaire/administrer des myorelaxants. A ne pas confondre avec la sédation, qui rend inconscient. Aujourd’hui, les deux techniques sont utilisées de manière complémentaire lors d’une intervention chirurgicale).

L’éducation joue aussi un rôle dans le rapport à la douleur ?

La douleur est quelque chose d’appris. Dans certaines familles, on peut très tôt aller vers la dramatisation : les enfants comprennent alors que le meilleur moyen d’attirer l’attention, c’est d’avoir mal. Dans d’autres familles, au contraire, on apprend très vite à minimiser la douleur, à dire que ce n’est rien. Et puis il y a des mimétismes : les enfants observent ce que les douleurs de leurs parents amènent dans le jeu familial ; ils comprennent que c’est un moyen d’expression. Dans nos sociétés, de manière générale, il est plus honorable de dire “j’ai mal” que de dire “je n’arrive pas à gérer ma vie”. Parmi les gens qui se plaignent de douleurs physiques, je vois personnellement beaucoup de gens qui ont mal à leur travail.

Qu’est-ce que ça signifie “avoir mal à son travail” ?

Avoir un travail qui ne me plaît pas, se sentir dans une impasse, ne plus voir le sens. Comment est-il possible d’avoir un tel niveau d’absentéisme et de maladies de longue durée alors que nous avons une médecine de pointe, une facilité d’accès aux structures de soin, un niveau socio-économique élevé ? On peut se poser des questions ! A-t-on créé une société qui ne supporte plus l’effort ?

Certaines conditions de travail sont aussi proprement insupportables, non ?

Bien sûr. Quand vous voyez une puéricultrice qui doit s’occuper seule de sept bambins dans une crèche, vous avez compris. C’est un beau métier et tout à coup, il devient impossible de le faire correctement. De même, si je suis mère célibataire, que je n’ai pas eu l’occasion de faire des études, que j’ai trois bambins et que je fais le bilan de ce que ça me coûterait de les faire garder, comment ne pas conclure raisonnablement que je ferais mieux de ne pas aller travailler ? Je suis presque obligée d’avoir un handicap, de consommer du médical pour justifier ma situation sociale. Car soyons réalistes : plus les conditions d’accès au chômage seront restrictives, plus on trouvera de gens dans les centres comme le nôtre. Alors que si on disait à cette mère célibataire qu’entre tel âge et tel âge, elle a le droit d’avoir un métier qui s’appelle “élever ses enfants”, elle ne serait pas obligée de justifier une incapacité de travail.


La douleur devient-elle une justification ?

Oui, une personne qui arrête de travailler pour des douleurs physiques voit en même temps dans ces douleurs la justification de son absence. Elle se met alors à scanner en permanence son corps pour se prouver qu’elle est dans son droit. Cette attitude occasionne de l’anxiété et un stress, qui modifient à leur tour le sommeil. La personne se dit aussi que si elle n’est pas capable d’aller au travail, alors elle ne peut pas non plus s’octroyer des loisirs. Un isolement, un déconditionnement physique se mettent en place (Ndlr : le déconditionnement physique est une diminution de la condition physique/des capacités physiques). On voit beaucoup de personnes embourbées dans ce schéma.


Concrètement, où ces personnes ont-elles mal ?

L’essentiel des douleurs est d’ordre musculo-squelettique : des maux de dos principalement, mais les douleurs peuvent bouger. Le substrat biomédical est parfois très très maigre : vous aurez beau faire des examens, en général, vous ne trouverez rien.

Est-ce qu’on peut mesurer la douleur ?

La douleur est éminemment personnelle. C’est par définition quelque chose que je vis à la première personne et que je rapporte à l’autre. Mais en pratique, on demande aux gens d’évaluer leur douleur sur une échelle de 0 à 10, en leur disant que 0, c’est le silence des organes et que 10, c’est la douleur la plus forte qu’on puisse imaginer – comme si on vous opérait à vif. Il se peut très bien que je me trouve face à des personnes qui transpirent, qui sont livides, qui ne peuvent pas bouger – en oncologie par exemple – et qui me disent que leur douleur est équivalente à 6/10. À côté, je peux avoir des gens qui me parlent comme vous à l’instant et qui me disent : “docteur, j’ai 12/10 !” Est-ce que je dois pour autant vous donner un morphinique ? Non, car vous pourriez faire un problème. En revanche, si je donne le morphinique à la personne en oncologie, il est probable qu’elle se sente beaucoup mieux et que sa douleur descende à 4/10. Il faut de l’expérience pour faire la différence, mais surtout il faut prendre le temps d’écouter la personne. Car la plupart du temps, on confond douleur physique et souffrance. Et la souffrance, elle, peut être immense. Vous pouvez être assise là en face à moi et avoir une souffrance à 15/10 !

Souffrance morale, vous voulez dire ?

Oui, et cette souffrance morale peut elle-même donner des douleurs physiques, en l’absence de toute blessure au niveau du corps.


Qu’est-ce que le seuil de la douleur ?

Il existe un certain niveau à partir duquel la stimulation d’un nerf va amener une réponse électrique dans ce nerf. Mais le stress, l’anxiété, une humeur triste peuvent dérégler le système inhibiteur de la douleur : cette réponse peut alors se déclencher trop rapidement. On parle de seuil de la douleur abaissé. C’est ce qu’on observe dans les colopathies fonctionnelles. L’intestin répond normalement à une distension : la distension est douloureuse, par exemple en cas de gastro-entérite. Les bactéries provoquent alors des contractions trop importantes et l’individu a des crampes. Mais si l’individu a de l’anxiété, qu’il a éventuellement vécu un accident comme une incontinence fécale en public et en ressent depuis un stress énorme, le seuil peut descendre au point que la digestion normale lui donne des douleurs.

On observe aujourd’hui une hausse significative de la consommation de certains antidouleurs dérivés de la morphine (opiacés) en Belgique. Comment l’interprétez-vous ?

Nos sociétés nous apprennent très tôt que la solution vient de l’extérieur. Dès qu’un enfant a un rhume, on lui donne quelque chose. La médecine, de manière générale, est mise sur un piédestal. Les médias y participent. Les firmes pharmaceutiques, qui gagnent leur vie avec le médicament, mettent elles aussi en avant l’idée que la solution vient de l’extérieur. Évidemment, dans la douleur aiguë, cette approche a beaucoup de sens. Le travers est de penser que le modèle biomédical classique peut être appliqué dans la douleur chronique : non seulement, les médicaments ne permettent pas d’enlever la douleur chronique mais ils peuvent accroître la sensibilité à la douleur, sans parler des effets secondaires. En même temps, quand vous prenez des morphiniques, vous êtes un peu stone et la détresse de votre vie vous paraît moins insupportable. Vous recherchez cette action rapide, non pour sortir de la douleur mais de la souffrance.

Les médecins ont-ils leur responsabilité dans cette surconsommation d’antidouleurs ?

Nos médecins sont surtout formés pour traiter la douleur aiguë et non pour avoir cette approche globale, qui implique les aspects psychologiques et socioprofessionnels. Et puis, si vous voyez cinquante patients par jour comme certains généralistes, comment voulez-vous faire autrement que de prescrire des médicaments ? Tant qu’on remboursera la quantité et non la qualité dans notre système de soins, on ne s’en sortira pas. Ici, une consultation dure une heure, voire une heure et demie. De toute manière, dans la douleur chronique, ce n’est pas la médecine qui va arranger le problème, c’est vous ! Cela implique de modifier l’émotion, la cognition, le comportement : c’est un tout autre travail, qui demande d’avoir la volonté de faire quelque chose pour soi-même. C’est humain d’attendre le miracle, mais le miracle n’existe pas.

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