Ce moment est venu. Celui du renoncement. (2/2)

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Cyril Elophe. Tous droits réservés.

François Colinet est multidiplômé, journaliste, professeur, passionné de voyages. Il est également un expert de la douleur. Malgré lui. Ce récit est le fruit de sa rencontre avec Médor dans le cadre de cette série web sur les opioïdes. Les propos de François ont été reproduits tels quels. Sans détour. Pour ce second volet, il développe une notion qui lui est chère : le renoncement.

Dans le premier article, François Colinet explique qu’il y a cinq ans, une opération a complètement changé sa vie. En mal.

« Je me suis réveillé et j’ai compris que j’allais vivre un nouveau chapitre de ma vie. Un chapitre de renoncement. Alors que jusque là, j’étais plutôt dans le dépassement. Mon handicap, c’était un sac à dos mais il ne m’empêchait rien. J’ai obtenu six diplômes de l’enseignement supérieur, j’ai voyagé, j’ai été en reportage en Afrique pour la RTBF, j’étais journaliste culturel, constamment en sortie le soir. J’ai vécu à fond. J’ai milité, défendu les droits des personnes handicapées.

Jusqu’en 2015, mon handicap m’a poussé à ouvrir des portes. A 15 ans, je savais qu’il y avait une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Si je voulais vivre longtemps, je devais faire de la kiné une demi-journée… par jour. Sérieux. Ce n’est pas possible de proposer à un ado qu’il consacre la moitié de sa vie à la prolonger. Mais je savais que tôt ou tard, je devrais assumer le choix de faire fi de ce conseil et vivre intensément. Ce moment est donc venu : celui du renoncement. Avec un champ de ruines devant moi. »

Tous fragiles

« Dans le cadre d’une licence à l’Institut d’études de la famille et de la sexualité à l’UCL, j’ai fait mon mémoire en 2005 sur un philosophe argentin, Miguel Benasayag. Il mène un travail sur la fragilité. Selon lui, nous devons sortir de l’idée de la dichotomie faible/fort. L’idée est que nous sommes tous fragiles dans des contraintes imposées. Si je l’accepte, je peux redéployer de la force dans le cadre. C’est toute la question de l’adaptation. Moi aujourd’hui, je peux maintenir une activité de psychologue si j’accepte que j’ai besoin d’une sieste, d’horaires adaptés.
Juste avant l’opération de 2015, j’ai écrit mon mémoire en psychologie. J’ai collecté trois récits de vie de myopathes (une maladie neuro-musculaire dégénérative, Ndlr). Un homme dans la septantaine, une femme dans la trentaine et une autre dans la cinquantaine. Ces personnes doivent renoncer par palier d’aggravation à des pans entiers de leur vie. La conclusion de ces discussions, et de mon mémoire, était que l’on peut garder un flux de vie même en enchaînant des deuils successifs, à condition que nous ayons encore la possibilité de poser des choix. Sinon la perte est totale, invivable. »

La force du souhait, un droit ?

« Nous sommes dans une société qui a beaucoup de difficultés avec le renoncement. Elle nous renvoie à l’impuissance. Je prends l’exemple des couples sans enfants naturels. Après six tentatives remboursées de fécondation in vitro, j’ai des amis qui envisagent toutes les possibilités dont la mère porteuse, les banques d ovocytes a l’étranger. Où est le destin ? Le concept même de fatalité ? L’autre exemple, c’est les couples homosexuels prêts à faire intervenir une tierce personne dans le processus de création. Je n’ai pas de jugement moral, mais un questionnement philosophique : jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour combler notre désir le plus cher ? Jusqu’où voulons-nous repousser les limites ? En même temps, moi, si j’avais pu repousser les miennes, je l’aurais fait. Mais comment gérer ces limites ?

Cette société n’est pas pensée pour accepter la fatalité. Ce qui rend très difficile le renoncement, c’est que nous sommes de plus en plus dans une société du « droit ». Évidemment, l’avancée des droits est fondamentale (ceux des femmes, des enfants, des personnes handicapées ou de toutes les minorités) et est le résultat de luttes indispensables et toujours en cours. Mais avancer dans le renoncement exige de pouvoir faire le tri entre des droits fondamentaux pour lequel il faut continuer à se battre et des souhaits qui nous constituent et sur lesquels nous pouvons travailler pour être le plus heureux possible… Par exemple, « j’ai le droit à avoir un enfant » n’est pas un droit, quelle que soit la force du souhait. Être heureux n’est pas un droit mais une construction. »

La violence du « tout est possible »

« Nous vivons dans une société où le message « tout est possible » est glorifié. Regardez un type comme Philippe Croizon. Sans bras, sans jambes, il traverse la Manche à la nage ! C’est un exploit dingue mais ce n’est PAS normal. Son message de dire que rien n’est impossible met une pression et une culpabilité sur ceux qui ne soulèvent pas de montagnes. Ou soulèvent juste les leurs.
Ce que je questionne, c’est cette société de toute puissance. On ne nous accompagne pas dans la logique de renoncement et de remplacement. Ces discours du « tout est possible » sont violents parce qu’ils instaurent l’idée que « si on veut, on peut ». Il y a plein de personnes handicapées qui peinent à trouver leur place, modeste, et qui reçoivent ces messages de toute puissance comme une gifle. Les questions fondamentales liées à la perte sont plus difficiles à vivre parce que la médecine a résolu beaucoup de problèmes. Notre hanche n’est plus bonne, on la remplace. Les problèmes physiques sont remplacés par des prothèses artificielles pour aller mieux, plus longtemps. Mais pour moi, la médecine est arrivée au bout de ce qu’elle pouvait faire. Je ne me souviens plus d’une journée sans douleur. J’ai dans le meilleur des cas des moments à 2 ou 3 de douleur sur une échelle de 10. Je vais toujours vivre avec cet épuisement.
Suis-je en déclin ? Il y a deux lignes à observer : un déclin lent et inexorable. Je ne fais qu’acter des pentes. Mais à l’intérieur de ce déclin, avec une vision plus fine, je peux déceler de belles choses. Je connais simplement une forme accélérée et plus brutale de ce que nous expérimentons tous. Je vis à 40 ans ce que d’autres vivent à 60. La fin de ce chemin est balisé par des marqueurs assez nets. La capacité de marcher ou pas par exemple. C’est une question d’autonomie. La conscience de fin de vie est beaucoup plus marquée, d’autant plus dans un pays qui vous laisse le choix de partir. »

Rester maître du bateau

« Dans les trois cas de myopathies de mon mémoire, ils pouvaient renoncer à quelque chose s’il y avait un projet autre qui les portaient. S’il n’y a plus de projet, aussi modeste soit-il, alors on ne reste pas. Cela peut être l’amour d’un proche. Moi, mon premier choix, c’est être en relation, en lien. Etre en projet, c’est aussi être en projet pour les autres et pour soi.

Le monsieur souffrant de myopathie à 70 ans, c’était vraiment difficile parce qu’il ne voyait plus comment s’adapter. L’autonomie est centrale dans la question de la liberté. Si tu te couches, tu te lèves, mais quand tu dépends de quelqu’un, tu perds la liberté de choisir quand et comment démarrer ta journée. Un jour, il faudra que j’y pense et ce sera dans ma nouvelle vie, ma nouvelle norme, une donnée à intégrer. Comme c’est devenu une nouvelle norme de ne plus faire mes courses moi-même.
Quand tu nais avec un handicap, soit on essaie de faire de toi un homme intégré, heureux, soit tu es surprotégé par peur ou par honte. Mais la seule manière d’accepter le sort, de renoncer, c’est de rester maître du bateau. Sinon tu pleures à n’en plus finir.


Renoncement et bonheur, l’un peut amener l’autre. Mais j’ai du mal avec le mot « bonheur ». Si tu me demandes aujourd’hui si je suis heureux, je suis obligé de te répondre non. En tout cas je ne te répondrai pas oui. Parce que ma vie est vraiment très difficile. Maintenant, le chemin vers une certaine dose de renoncement permet de ne pas rester coincé uniquement dans la tristesse. Mais c’est plus une question de mouvement. Je ne cherche pas le bonheur. C’est quelque chose qui ne me parle pas. Par contre, avoir cette capacité intellectuelle d’acceptation qui permet de sortir de la tristesse à un certain moment… Tous les jours, j’ai une vague de tristesse qui m’arrive, à des moments différents, mais je ne reste pas dedans, parce que j’ai un appétit de vie, je continue à penser que la vie est merveilleuse, ce qui rend encore plus difficile ma situation : je me rends compte de ce que je n’ai plus. »

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