La course au remboursement

[Episode 2/3] : Tu n’as pas 86 de QI ? Paie ta logopédie.

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Amélie Carpentier.

Dans cet épisode, nous sommes en 2018, Salia est en troisième maternelle et se retrouve chez la neuropsychologue, à passer un test de QI dont le résultat pourrait changer la donne. Si son QI est suffisamment élevé, ses séances de logopédie pourraient être remboursées…

Salia reçoit une poignée de pièces de puzzle. Elle doit reconstruire le dessin de montgolfière. Elle prend son temps pour positionner chaque pièce, c’est le premier exercice du test de quotient intellectuel.

Salia travaille mieux sans ses parents à côté, sinon elle est trop occupée à attirer leur attention. Rida attend donc dans la pièce mitoyenne. Quelques signes d’anxiété brouillent son tempérament calme. Rida et Cynthia sont convaincus, comme Caroline, que leur fille a un bon potentiel, mais de là à penser qu’elle peut atteindre 86… Un QI compris entre 85 et 115 signifie que l’enfant a un développement "normal" de ses capacités cognitives.

Son vocabulaire, sa mémoire, sa logique et sa rapidité sont évalués. Une heure et une dizaine d’exercices plus tard, la neuropsychologue annonce aux parents que le test s’est bien déroulé. Elle aurait même pu mieux faire si la fatigue ne l’avait pas rattrapée à la fin du test. Le lendemain, les parents reçoivent un e-mail affichant le résultat : le QI de Salia s’élève à 87.

La barre des 86

Cynthia fond en larmes. L’instant est chargé d’émotions : étonnement, soulagement, fierté. Beaucoup de fierté. Cynthia a arrêté de travailler à la naissance de Salia. Elle interprète ce résultat comme une récompense pour le travail fourni à la maison. Ils ont dû réduire leur rythme de vie, se priver de sorties et de loisirs pour assurer le développement de leur fille. « On se dit que ce n’était quand même pas pour rien. C’est une grande satisfaction, et un peu de fierté quand même… Il faut toujours être un peu fier. »

Rida et Cynthia préviennent Caroline. Ils peuvent commencer les démarches : rendre un dossier à la mutuelle et prétendre au remboursement des frais de logopédie. Ils ne payeront « plus que » 40 euros par mois, au lieu de 200 actuellement.

Ce seuil qu’elle dépasse, le fameux 86, est fortement critiqué. Selon Thomas Dabeux, porte-parole de l’ASBL Inclusion, qui défend les droits des personnes avec handicap, «  le seuil de 86 n’a aucune raison d’être d’un point de vue scientifique, on ne le retrouve pas dans la littérature scientifique, il ne correspond pas non plus au seuil de déficience intellectuelle. Il y a donc un champ assez large de personnes touchées par cette restriction. Rien ne justifie au niveau thérapeutique, si ce n’est des raisons budgétaires, ce critère de quotient intellectuel dans la nomenclature. » 

De plus, ces résultats sont fortement influencés par le suivi en logopédie. Comme le précise la recommandation rédigée en 2014 par Inclusion, UNIA (Centre interfédéral pour l’égalité des chances) et le délégué général aux droits de l’enfant adressée à la ministre de la Santé, « c’est entre autres parce qu’ils ont difficilement accès au langage et à la communication que ces enfants sont enclins à obtenir des scores insuffisants au test de QI. A contrario, un meilleur accès à la logopédie leur permettrait d’améliorer leurs capacités cognitives et communicationnelles et, partant, d’augmenter leurs résultats au test de QI ». 

Du point de vue de l’INAMI, on estime que si l’enfant a un QI inférieur à 86, il nécessite un soutien plus approfondi et pluridisciplinaire. La logopédie seule ne permettrait pas de pallier ses difficultés. L’enfant devrait se tourner vers l’enseignement spécialisé, par exemple, mais cela va à l’encontre d’un projet d’inclusion dans les écoles, pourtant encouragé par le Pacte d’excellence pour certaines catégories d’enfants. La Belgique a déjà été pointée du doigt par l’ONU, notamment en 2014, pour son manque d’intégration des enfants porteurs de handicaps dans l’enseignement ordinaire. 

Dans la recommandation rédigée par Inclusion, UNIA et le délégué général aux droits de l’enfant, il est mentionné que la Convention relative aux droits des personnes handicapées soutient l’inclusion dans l’enseignement ordinaire. En 2014, le Comité des droits des personnes handicapées se dit « préoccupé par les informations selon lesquelles nombre d’élèves ayant un handicap sont référés à des écoles spécialisées et obligés de les fréquenter en raison du manque d’aménagements raisonnables dans le système d’enseignement ordinaire. »

Demande refusée

Au printemps 2019, Rida et Cynthia remettent leur dossier à la mutuelle. En plusieurs séances, Caroline Théate, la logopède, a pu compléter sa partie. Elle doit prouver la nécessité de son intervention, détailler les progrès de Salia et répondre à une série de questions, notamment sur la prononciation de certains mots par Salia.

Quelques semaines plus tard, c’est la douche froide. Leur demande est refusée. Sur le papier, il est noté “trouble psychiatrique”.Caroline appelle le médecin-conseil. Selon lui, le test passé par Salia aurait été trop facile. La logopède se souvient précisément des paroles du médecin : « Un enfant avec un handicap comme ça ne peut pas avoir ce QI. » En plus, le médecin sous-entend que Salia, porteuse du syndrome de Down, souffre d’un trouble psychiatrique.

Outrée, Caroline proteste : « Le syndrome de Down est un syndrome, pas un trouble psychiatrique, ils ont droit au remboursement. » Cette situation l’indigne. « La mutuelle veut se protéger et prendre juste les bons enfants. Ils ont essayé de jouer sur les mots. Si je ne connaissais pas le domaine et si je n’étais pas combative, j’aurais abandonné. »

De leur côté, les parents téléphonent à UNIA pour obtenir des renseignements et appellent la mutuelle pour les accuser de discrimination. Ils tentent à nouveau leur chance, avec un dossier en béton.

Cette fois, leur demande est acceptée. Soulagement général. Cette aide est déterminante pour que Salia puisse passer en première primaire dans la même école. Dès septembre, leur budget de 200 euros par mois se réduira à 40 euros et Rida pourra réduire son temps de travail.

Le passage en primaire

En septembre 2019, Salia rentre en première primaire et rencontre bien des difficultés. Sa nouvelle institutrice est stricte et émetdes exigences inadaptées pour Salia. Elle se sent mal à l’aise en classe, trop souvent la dernière à comprendre, bien qu’ellecontinue de progresser avec Caroline. Quand elle a commencé, deux ans et demi plus tôt, la petite fille apprenait à formuler une phrase, maintenant elle apprend à lire.

Pour les parents, « l’idéal, c’est de rester avec des enfants qui la connaissent. Elle a l’habitude, les enfants l’aident d’eux-mêmes, ils se rendent bien compte qu’elle a certaines difficultés, mais ça se passe bien. Par contre, elle était très attachée à sa première institutrice, les suivantes n’ont pas fait le choix d’avoir Salia dans leur classe. Nous voulons que les enseignants la considère comme une enfant ordinaire, tout en sachant qu’il y’a des spécificités pour elle. »

Les parents vont trouver la directrice et lui expliquent qu’attendre de Salia qu’elle obtienne des bonnes notes est inutile. L’important, c’est le processus d’apprentissage et le partage avec les autres élèves. Mais la directrice, pourtant de bonne volonté, leur répond qu’il faut « combler le retard de Salia ». Ces tentatives de dialogue semblent vaines.

Cynthia et Rida sont épuisés, ils multiplient les heures supplémentaires et courent partout pour faire vivre leur famille nombreuse. Où trouver l’énergie supplémentaire, alors qu’on est déjà à bout et que le chemin ne fait que commencer ? Et si, finalement, il fallait renoncer à l’enseignement ordinaire ? En enseignement spécialisé, Salia pourrait bénéficier d’aménagements adaptés à sa condition, même d’un autre soutien en logopédie… Cynthia et Rida hésitent… Mais tiennent bon. Pour le moment…

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