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De l’impossibilité de travailler moins de 60 heures par semaine (2/5)

Les conséquences : quand la santé des soignant·e·s est en jeu

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Constance Audet

Marin Driguez. CC BY-NC-ND.

« En médecine, dire que l’on ne va pas bien, ça ne passe pas. On s’endort au volant, mais quand on arrive à l’hôpital, il faut montrer qu’on veut bien faire son travail. »

Il y a deux ans, Constance Audet aurait probablement décliné cette interview. Aujourd’hui, sortie du circuit hospitalier, elle se sent libre de faire tomber l’anonymat pour décrire l’impact de sa formation sur sa vie professionnelle, sa vie privée et sa santé mentale.

Diplômée en médecine à l’ULB en 2016, Constance Audet choisit la pédiatrie comme spécialisation. Elle fait une première escale à La Louvière, hôpital Tivoli. L’année suivante, elle intègre l’HUDERF (Hôpital Universitaire des Enfants Reine Fabiola, à Bruxelles).

Dans un cas comme dans l’autre, elle expérimente le quotidien des médecins “PG” (post gradué.e.s). L’opting out, qui permet des horaires surchargés et implique des gardes fréquentes. Les gardes de nuit, qui exacerbent un sentiment de solitude et provoquent un stress exponentiel. Un stress constant, qui engendre un mal être au travail et mène au burnout.

Certains matins, à peine levée, Constance Audet se demande comment se casser une jambe pour être mise à l’arrêt. En voiture, elle évite de justesse un carambolage avec un poids lourd. Elle développe des symptômes post-traumatiques, notamment lorsqu’elle entend la sirène d’une ambulance.

L’engrenage a commencé à Tivoli (La Louvière).

« Une nuit, un enfant de 10 jours est arrivé aux urgences avec de la fièvre. Le protocole prévoit qu’on lui fasse une ponction lombaire. C’était ma 2e ou 3e nuit de garde. J’en étais toujours à mon premier mois de formation. J’ai appelé ma senior pour lui dire que j’avais déjà vu faire des ponctions lombaires, mais que je n’en avais jamais réalisées personnellement. Je souhaitais un peu de supervision. Elle m’a répondu : "Écoute Constance, j’habite Bruxelles, à 30 minutes de route. Cela fait 30 ans que je n’ai pas fait de ponction lombaire. Tu es sur place, autant que tu le fasses.” Elle m’a conseillé de regarder une vidéo en ligne. Je me suis retrouvée avec ce petit bout de 10 jours. J’allais lui envoyer une aiguille de 4 cm dans la colonne vertébrale, sans jamais l’avoir fait auparavant. »

36 heures au boulot, avec le sourire

Tout s’est finalement bien passé : la ponction lombaire, comme la fin de la garde. Et ainsi, les semaines passent, avec leurs bons et leurs moins bons moments, mais pour gérer le stress et trouver le sommeil après l’adrénaline, Constance Audet commence à prendre des anxiolytiques. Quelques mois plus tard, elle passe aux antidépresseurs. A l’hôpital, personne ne remarque son mal-être et sa fatigue abyssale. Elle prolonge son assistanat de six mois à Tivoli.

« En médecine, dire que l’on ne va pas bien, ça ne passe pas. Le self care n’existe pas. Il faut prester le plus d’heures possible, c’est ce que la hiérarchie valorise. Il faut rester 36 heures au boulot, alors qu’on est dans un état pas possible. On s’endort au volant, mais on va quand même à l’hôpital ! Parce qu’il faut montrer qu’on veut bien faire son travail. On me disait : “Oh Constance ! Quelle assistante disponible ! Etc.” Et donc oui, je souriais à tout le monde. Mais dans l’ascenseur, du rez-de-chaussée au 9e étage, je pleurais. »

« Tout le monde se crée une carapace. On est tellement contents quand les problèmes ne nous tombent pas dessus. Le matin, lors du compte-rendu de la nuit écoulée, on se dit : “Ouf, ce n’est pas arrivé durant ma garde". On en vient à être heureux lorsque nos superviseurs nous donnent un coup de main. »

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Constance Audet : « À l’hôpital, on n’est plus des humains, on est des médecins.  »
Marin Driguez. CC BY-SA

Elle repense à une nuit de garde en particulier. « Une enfant de 8 ou 9 ans, qui était aux soins palliatifs depuis plusieurs mois, commence à faire de la fièvre, une hyperthermie centrale, et malheureusement, cette petite fille décède. On m’appelle, je monte à l’étage et je soutiens les infirmières qui connaissaient très bien cette enfant. Je dois ensuite annoncer le décès à la famille. Cela fait six mois que je suis pédiatre… J’appelle alors mon senior et je lui demande s’il peut venir m’aider à remplir le constat de décès. Je n’avais jamais fait cela pour un enfant. En parallèle, je dois descendre aux urgences parce qu’il y a beaucoup de monde cette nuit-là. Dans ce genre de situation, quand l’attente est longue pour les parents, on se fait souvent insulter. "Ça se voit que vous n’avez pas d’enfant et j’espère que vous n’en aurez jamais” ; ce genre de choses. Finalement, mon senior arrive pour le constat. J’étais seule en pédiatrie, j’étais au 36e dessous, mais il n’est pas venu me demander comment je me sentais. Il a fait le constat et il est parti. Le lendemain, on m’a juste dit : “Ah Constance, tu n’as vraiment pas de bol avec tes gardes, toi…” J’ai aussi entendu le commentaire inverse : “Tu as de la chance, c’était vraiment une mort idéale, parce qu’elle était en soins palliatifs." »

Pendant longtemps, en se remémorant cette nuit-là, Constance Audet s’est sincèrement estimée chanceuse d’avoir reçu un coup de main de son supérieur pour compléter le constat. « Il m’a fallu des mois pour avoir le recul suffisant pour regarder cette scène autrement. On en parle du manque d’humanité de ce senior ? Ne pas me demander si je vais bien ou si je me sens capable de terminer cette garde ? À l’hôpital, on n’est plus des humains, on est des médecins. En découlent des remarques du style : “Comment ! ? Tu veux juste prester tes heures ? Mais qui es-tu comme médecin ?” C’est la conscience professionnelle avant tout.”

Constance Audet met un terme à son assistanat en 2018, sur les conseils de sa psychologue. Elle se tourne vers la plateforme Médecins en difficultés, une antenne de l’Ordre des Médecins. Pour que son récit ait plus d’impact, on lui conseille de récolter d’autres témoignages de médecins assistant.e.s en milieu hospitalier, ce qu’elle a commencé à faire au printemps dernier dans l’espoir de voir, enfin, bouger les lignes.

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Parler des patients entre assistants par Facebook pour s’entraider, faute de supervision ? « C’est un peu limite au niveau du secret médical, mais on le fait parce que c’est efficace », selon Henri berger
Marin Driguez. CC BY-NC-ND

Henri Berger est un autre (rare) assistant à témoigner ouvertement. Contrairement à Constance Audet, il est toujours en cours de formation, dans le service de soins intensifs d’un hôpital wallon. Il estime que les conditions de travail y sont correctes. Par contre, il a connu un autre lieu de stage « particulièrement extrême ».

« De 70 à 90 heures par semaine, pratiquement pas d’encadrement, des pressions de la hiérarchie, des refus d’arrêt maladie… C’était lors de ma première année de spécialisation en médecine interne. A plusieurs reprises, j’ai dû faire des interventions qui, à mon sens, mettaient plus le patient en danger qu’autre chose. Sans avoir le droit de lui proposer de quitter les urgences pour se rendre dans un autre hôpital. »

De la santé des soignant.e.s à celle des patient.e.s, il n’y a qu’un pas, franchi sans hésitation par le CIMACS (Comité Interuniversitaire des Médecins Assistants Candidats Spécialistes, organisme plutôt liégeois). « Les conditions de travail actuelles des assistant.e.s sont dangereuses pour les patients », avance Géraldine Chartier. « C’est honteux. Les MACCS veulent devenir médecins pour aider les gens, mais il n’y a rien à faire, quand vous êtes à 80 heures par semaine, vous n’êtes pas dedans. »

Urgentiste sans formation

Plusieurs sources nous ont indiqué que le service SMUR d’Erasme tourne parfois seulement avec des assistant.e.s et des infirmier.e.s. Une assistante passée par Erasme nous dit : « J’apprends la médecine interne, mais je me suis retrouvée à faire des gardes SMUR alors que je n’ai pas de formation d’urgentiste. Être attribuée, seule, à des postes pour lesquels on n’est pas formées, c’est problématique. »

Henri Berger n’est passé personnellement par Erasme, mais connaît de nombreux MACCS qui ont été dans le cas. Il nuance légèrement le propos : « Erasme a la réputation d’un hôpital où l’on ne veut pas aller en tant qu’assistant parce que ce n’est pas un endroit pour apprendre. C’est un endroit où l’on souffre pour le bénéfice du service. Mais pour les patients, c’est l’un des meilleurs hôpitaux de Bruxelles.”

Il reconnaît par contre le manque de supervision, dans cet hôpital comme d’autres. Il parle d’astuces imaginées, entre MACCS, pour s’entraider lors des gardes : un groupe WhatsApp, des conversations Facebook… “C’est un peu limite au niveau du secret médical, mais on le fait parce que c’est efficace. Ça nous évite de paniquer. On le fait pour le bien des patients. C’est un palliatif qu’on a trouvé pour compenser le manque de supervision. »

Un assistant en urologie, passé par quatre hôpitaux du réseau UCLouvain, nuance davantage : « Durant toutes mes gardes, en quatre ans d’assistanat, j’ai toujours trouvé quelqu’un à l’hôpital pour répondre à mes questions. Avec un peu d’assurance, il y a moyen de trouver. On est toujours sous la supervision de quelqu’un, quelque part. Il faut aussi relativiser : si tu as une garde par semaine, ça signifie que 80 % du temps restant, tu n’es pas seul. Et l’on ne voit pas apparaître de nuit des pathologies qui sont absentes de jour. »

Si les expériences varient de service en service et d’hôpital en hôpital, la fatigue et le stress des médecins “PG” sont deux constantes à Bruxelles comme en Wallonie. Les raisons qui poussent les MACCS à accepter ces horaires infernaux sont, elles, unanimement partagées.

Chapitre suivant :

LES CAUSES : POURQUOI LES MACCS ACCEPTENT-ILS CES DÉBORDEMENTS D’HORAIRES ?

Chapitre précédent :

LE CONSTAT : LES LIMITES LÉGALES SONT RÉGULIÈREMENT FRANCHIES

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