L’État en fait-il assez ?

Accidents du travail. Episode 6/7

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Mariavittoria Campodonico. CC BY-NC-ND.

Une législation de qualité, mais pas respectée, des réformes inabouties ou peu efficaces, une inspection du travail désinvestie. La problématique des accidents de travail est un dossier oublié des autorités depuis bien longtemps.

Grande nouvelle ! Le code du bien-être au travail belge est de bonne facture. Cette réglementation, riche de plusieurs centaines de pages, définit les règles à appliquer dans le domaine de la sécurité et de la santé au travail. Bien sûr, la législation est perfectible, mais tous les interlocuteurs interrogés se rejoignent sur la qualité de la législation en vigueur. Merci pour votre attention, à bientôt.

Attendez, restez un peu. Avoir une bonne loi, c’est bien. La faire respecter, c’est mieux. Et c’est là que le bât blesse. Et ce pour deux raisons : un manque de moyens humains et des réformes inabouties.

Une inspection du travail en manque d’effectifs

Les inspecteurs sociaux chargés de contrôler le respect de la législation du bien-être au travail sont (très) peu nombreux en Belgique. Seulement 160, le 1er février 2022, selon les chiffres du cabinet du ministre fédéral du Travail et de l’Economie, Pierre-Yves Dermagne (PS). Un nombre bien inférieur aux normes fixées par l’Organisation internationale du travail (OIT) qui conseille le ratio d’un inspecteur pour dix mille travailleurs. Le nombre moyen de personnes employées en Belgique étant, en décembre 2021, de 4 180 000, le service du Contrôle au Bien-Être devrait compter… 418 inspecteurs. « L’accord de gouvernement stipule que le nombre d’inspecteurs doit être mis en conformité avec les normes fixées par l’OIT. Cet objectif a été rappelé lors des dernières discussions budgétaires », assure à Médor le cabinet Dermagne.

Le problème est tout sauf récent. « Ça a toujours été comme ça », soupire Charles-Eric Clesse, ancien auditeur du travail du Hainaut. « On nous promet l’engagement d’inspecteurs depuis des années et on n’en voit quasiment pas. » Les conséquences de ce manque d’effectifs sont très concrètes sur le terrain. « Lorsqu’un accident du travail mortel se produit, les inspecteurs sociaux sont très réactifs et descendent rapidement sur les lieux de l’accident, même en dehors de leurs heures de travail », observe Patricia Nibelle, auditrice du travail à Bruxelles. « Par contre, pour les accidents d’une moindre gravité, c’est parfois plus compliqué de faire descendre un inspecteur. Cela dépend des disponibilités des services. »

Garant d’une législation qui s’étend des toilettes aux contrôles de machines complexes, l’inspecteur du travail d’aujourd’hui est multicasquettes, multitâches et… pressé par le temps. Même s’il garde une satisfaction de son métier, un ancien inspecteur se confie sur ses difficultés. « Au début de ma carrière, lorsque j’allais sur un chantier, je prenais mon temps pour chaque corps de métier et je pouvais ressortir après plusieurs heures. Avec l’instauration de quotas fixant un nombre d’entreprises à contrôler chaque année, on n’a plus eu le temps de se focaliser sur les risques. C’est impossible, par exemple, d’inspecter en une heure un chantier de construction où il y a plusieurs sous-traitants, qui ne parlent parfois pas français. » Une autre ex-inspectrice, flamande, complète. « On n’est sur le terrain que la moitié du temps en comptant les déplacements. Le reste, c’est de l’administratif. C’est nécessaire, mais c’est un temps où on n’est pas dans les entreprises… » Résultat, le risque pour les employeurs d’être contrôlé est très faible.

Mais le manque d’effectifs n’est pas le seul problème auquel est confrontée l’inspection du travail. Au début du 21e siècle, les inspections techniques et médicales ont fusionné pour créer l’actuel contrôle du bien-être au travail. Près de vingt ans après ce changement, une importante perte d’expertise se fait ressentir. « C’est une catastrophe », alerte Charles-Eric Clesse. « Autrefois, l’inspection technique était composée d’ingénieurs civils. Aujourd’hui, on retrouve comme inspecteurs des historiens, des romanistes et, parfois, des juristes. » Résultat, lorsque l’auditorat du travail décide de descendre sur un chantier, il n’hésite pas à doubler l’inspecteur du travail d’un expert externe pour bénéficier d’un rapport valable. « On supplée le service public qui est censé enquêter. Cela provoque une augmentation des frais judiciaires », se désole Clesse.

Un autre interlocuteur, rencontré sous couvert d’anonymat, va même plus loin. « Tant la magistrature que la plupart des inspections du travail manquent de moyens, notamment humains. Les responsables politiques ne prennent pas les mesures qui s’imposent ou, à tout le moins, les mesures prises sont largement insuffisantes. Cette situation s’explique sans doute en partie par le fait que les dégâts occasionnés à la sécurité sociale par la fraude grave et organisée n’apparaissent pas clairement aux yeux du citoyen. Il en est de même des drames entraînés par les accidents de travail. Si les problèmes étaient plus visibles (comme l’est, par exemple, la violence liée au trafic de stupéfiants), les responsables politiques donneraient à la justice et aux inspections les moyens nécessaires. » 


Des réformes inabouties

Garde-fou essentiel au bon respect de la législation et du code du bien-être au travail, l’inspection n’est cependant pas le seul levier sur lequel le politique peut jouer. L’actualité politique l’a encore récemment prouvé. En fin d’année civile, les différents ministres de l’exécutif fédéral présentent devant les parlementaires une note de politique générale pour l’année à venir. Le moment est solennel. Comme leurs collègues, les ministres du Travail et de l’Economie Pierre-Yves Dermagne (PS) et des Affaires sociales Frank Vandenbroucke (Vooruit) ont dévoilé leurs ambitions pour l’année 2023. Les deux socialistes se partagent les compétences qui touchent aux accidents du travail. Ils ont tous les deux évoqué la problématique dans leur exposé, fin octobre 2022. Cinq fois en ce qui concerne Pierre-Yves Dermagne contre sept pour Frank Vandenbroucke. Le socialiste flamand a surtout évoqué deux réformes majeures visant à réduire le nombre d’accidents en encourageant la prévention :

  • Un système de bonus-malus. Cette mesure vise à récompenser les entreprises proactives dans leur politique de prévention en diminuant le prix de leur prime d’assurance contre les accidents du travail. A contrario, les entreprises dont les efforts seraient jugés insuffisants verraient leur prime augmenter.
  • Un régime de « risque aggravé ». Ce système prévoit l’établissement d’une liste de 200 entreprises présentant un risque aggravé. Comprenez, une entreprise présentant un taux d’accident fortement supérieur à celui de son secteur. Les employeurs présents sur cette liste doivent s’acquitter d’une contribution forfaitaire supplémentaire pour développer un plan de prévention.

Les deux réformes relevées par le socialiste flamand datent, en réalité, de 2004. Cette année-là, outre l’éternelle promesse de renforcer les effectifs de l’inspection du travail, ces deux mesures sont annoncées. En 2009, l’Agence fédérale des risques professionnels (Fedris) est officiellement chargée de ces missions de préventions supplémentaires. Mais alors qu’elles refont aujourd’hui surface, quels résultats ont bien pu avoir ces réformes ? C’est exactement la question que s’est posée la Cour des comptes qui a remis, en décembre 2021, un rapport très critique.

Pour la première réforme, c’est simple, les résultats sont nuls. La réforme n’a jamais été mise en œuvre ! L’arrêté royal d’exécution ayant été annulé par le Conseil d’État en… 2010. « Je souhaite proposer une solution concertée, mais définitive à la question », a assuré devant les députés Frank Vandenbroucke, sans donner plus de précisions.

La seconde réforme, en revanche, est bien en application. Mais, pour la Cour des comptes, la mission « n’a été remplie que de manière limitée ». Le langage est diplomatique. Les chiffres le sont moins. Premier accroc : la liste des 200 entreprises est majoritairement composée de petites entreprises alors qu’une minorité d’accidents s’y produisent. De plus, Fedris ne parvient plus à sélectionner ces 200 entreprises. Ce n’est pas tout. Entre 2015 et 2019, la Cour des comptes a constaté que seuls 62,2 % des entreprises présentes sur cette « liste noire » avaient versé la contribution prévention demandée en vue d’établir un plan de prévention pour améliorer la sécurité dans la société.

Difficile d’imaginer que les patrons qui « oublient » de payer cette contribution financière développent le plan de prévention demandé. « La réglementation ne prévoit d’ailleurs pas de sanctionner le non-paiement », regrette la Cour de comptes qui conclut son analyse sévèrement. « Seules 89 des quelque 228 000 entreprises employeuses (0,04 %) paient une contribution de prévention. Il est donc peu probable que la sélection annuelle d’un nombre aussi limité d’entreprises contribue à réduire le nombre d’accidents du travail. »

Aux cabinets des ministres Dermagne et Vandenbroucke, on reconnaît, à la suite de ce rapport, des « lacunes ». Une suppression de ce système n’est cependant pas envisagée. Outre le fait que le régime est régulièrement modifié et évalué, les cabinets rappellent, dans une réponse coordonnée, la panoplie de mesures mises en œuvre en vue de lutter contre les accidents du travail et améliorer la prévention en Belgique : sensibilisation, campagnes d’inspection ciblées, finalisation d’un arrêté royal pour améliorer la formation sur les chantiers… Tout cela est vrai. Et important. Mais est-ce que cela sera suffisant pour que la Belgique qui défend une « Vision zéro » accident atteigne ses objectifs ? Rien n’est moins sûr.

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  1. Précisons, pour être exhaustif, que le recrutement de 8 inspecteurs sociaux a été autorisé en octobre 2021.

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