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Justice pour les accidents du travail : peines perdues ?
Accidents du travail. Episode 4/7
Enquête (CC BY-NC-ND) : Louis Van Ginneken
Illustration : Mariavittoria Campodonico
Enquête (CC BY-NC-ND) : Julien Bialas
Publié le
Chaque année, plusieurs centaines de dossiers sont ouverts par les auditorats du travail suite à un accident du travail. Les employeurs, immunisés sur le volet civil, sont cependant rarement condamnés par le tribunal correctionnel. Au risque de voir naître un sentiment d’impunité ?
Place Poelaert. À l’intérieur du Palais de Justice, toujours emprisonné par ses échafaudages, s’anime la 69e chambre correctionnelle du tribunal de première instance de Bruxelles. Le procès qui s’ouvre fait suite à un accident mortel survenu le 2 septembre 2019. Ce jour-là, un ouvrier de 42 ans a perdu la vie sur un chantier anderlechtois. Que sait-on de l’accident ? Presque rien. Si ce n’est l’issue, fatale. L’ouvrier a chuté mortellement d’une cage d’escalier en travaux. La justice va devoir répondre aux nombreuses questions restées en suspens, dont celles liées à la sécurité du chantier.
La famille du défunt, qui s’est constituée partie civile, est invitée à prendre place au premier rang, à droite. Côté gauche, sur le banc des prévenus, une entreprise (occupant près de 200 travailleurs) et son gérant doivent répondre de plusieurs infractions de droit pénal social et d’homicide involontaire. Le président ouvre la première audience, pose quelques questions au prévenu, donne la parole à l’auditrice du travail, pugnace. Au fil des interventions, et malgré des zones d’ombres persistantes, le fil des événements se dessine. Les avocats vêtus de leurs toges noires entrent en scène.
Ceux de la partie civile rendent hommage au défunt, insistent sur les manquements relevés par l’inspection du travail (absence d’analyse des risques et équipements de protection collective inadéquats). En face, avec toutes les précautions d’usage pour les proches de la victime, la défense appuie sur les doutes et les faiblesses de l’enquête. Avant de questionner la responsabilité de l’ouvrier : que faisait ce père de famille dans cette cage d’escalier, lui dont le poste de travail était situé à plusieurs mètres de là ? Les arguments s’enchaînent. Les échanges sont techniques, comme souvent dans le droit pénal social. Le président reprend la main. Offre une ultime opportunité aux parties de s’exprimer, laisse le dernier mot au prévenu avant de placer l’affaire en délibéré.
Le jugement tombe quelques mois plus tard. Si les proches du défunt vont devoir faire leur deuil sans avoir eu des réponses quant aux circonstances exactes de l’accident, la responsabilité de l’entreprise (et de ses gérants) est établie. La société est condamnée pour homicide involontaire. « Le dossier révèle plusieurs éléments tenant à une mauvaise organisation de la société en matière de sécurité », dit le jugement, en citant les absences de contrôle effectif de la sécurité des travailleurs, de mesures de protection collective ou encore d’analyse des risques.
Alors que cette même société avait déjà été confrontée quelques semaines plus tôt à un autre accident du travail grave, le tribunal s’étonne que ce précédent semble n’avoir « suscité que de l’indifférence de la part de la prévenue » et ne « peut pas suivre l’argumentation suivant laquelle l’ouvrier serait seul fautif et aurait été le seul garant de sa propre sécurité ».
Des poursuites assez rares
Obtenir des condamnations devant le tribunal correctionnel n’est pas quelque chose de courant. Et pour cause. Les auditorats n’ouvrent, en moyenne, que quelques centaines de dossiers suite à un accident du travail. Si ce chiffre peut sembler dérisoire au vu des dizaines de milliers d’accidents enregistrés annuellement, il s’explique aisément. Les victimes reconnues étant déjà indemnisées par l’assurance de leur employeur, les causes de l’accident et les éventuelles fautes sont peu explorées.
Quant aux dossiers ouverts par le ministère public, peu arrivent jusqu’au tribunal. Nombre d’affaires (de moindre gravité ou lorsque les preuves sont insuffisantes) sont rapidement classées sans suite. D’autres font l’objet d’une amende administrative ou d’une médiation pénale - une alternative au tribunal louée pour ses résultats rapides et ses indemnisations plus généreuses pour les victimes. Déjà immunisés presque totalement sur le volet civil (voir ci-après), les employeurs ont donc « un risque très peu élevé d’être poursuivis devant les juridictions répressives. De manière générale, on ne va poursuivre que les accidents graves et mortels, vu qu’on n’a pas les capacités pour faire le reste », confirme Charles-Eric Clesse, ancien auditeur du Hainaut.
Cette réalité fait-elle naître dans le chef de certains patrons un sentiment d’impunité ?
A Bruxelles, les magistrats Patricia Nibelle et Fabrizio Antioco soulignent que les infractions sont quelquefois dues à une véritable stratégie dans le chef de certains entrepreneurs. « Il peut y avoir de la naïveté, dans des petits chantiers par exemple, avec des entreprises étrangères qui ne connaissent pas bien la législation applicable. Il arrive, en revanche, que la loi soit volontairement enfreinte. Certains employeurs sont prêts à prendre des risques pour faire des profits. C’est une méthode de travail. Ils se disent que, s’ils se font prendre sur un dossier, ce n’est pas grave, car ils pensent qu’ils resteront gagnants via tous les autres. C’est un calcul coût-bénéfice très cynique, mais un calcul extrêmement risqué… »
Pour assainir le secteur, l’auditorat de Bruxelles applique une politique de tolérance zéro. « Certaines infractions pourraient sembler anodines. Mais, in fine, ce sont bien souvent ces petites infractions qui sont à l’origine de l’accident », explique Patricia Nibelle. L’auditorat du travail de Bruxelles n’hésite pas à stopper des chantiers et placer des scellés le temps de la régularisation de la situation. « Cela ne plaît pas à tout le monde, mais c’est la politique adoptée par l’auditorat. Notamment pour tenter d’éviter les accidents de travail, en espérant que le message passe. »
Total condamné pour homicide involontaire
Établir une infraction pénale dans le chef d’un employeur direct n’est pas aisé. Faire reconnaître la responsabilité de multinationales lorsqu’elles ont eu recours à des sous-traitants l’est encore moins. C’est malgré tout ce à quoi s’applique le cabinet d’avocats Progress Lawyers. « Souvent, les condamnations concernent les acteurs en bas de la chaîne », explique l’avocate Leïla Lahssaini. Mais l’employeur ‘officiel’ d’un travailleur n’est parfois qu’un sous-traitant de sous-traitants.
« Nous, on essaye de remonter aux grandes entreprises, aux donneurs d’ordre, qui ont aussi leur part de responsabilités. En obtenant des condamnations à ce niveau, on espère des répercussions positives sur toute la chaîne. Mais les sanctions restent assez légères par rapport aux moyens financiers de ces sociétés. On ne voit pas au sein de la justice une volonté de prendre des mesures fortes vis-à-vis des sociétés donneuses d’ordre afin de changer la façon dont elles travaillent. »
Également membre de Progress Lawyers, Jan Buelens a obtenu, le 18 novembre 2022, une condamnation dont il espère qu’elle fera jurisprudence. La multinationale Total et un de ses sous-traitants ont été reconnus coupables de la mort de German et William. Les faits remontent à 2013. À la raffinerie du port d’Anvers, ces deux ouvriers d’une entreprise sous-traitante avaient été tués dans une violente explosion.
« Le tribunal a considéré que Total n’avait pas assuré l’accueil des deux travailleurs, ni veillé à la législation sur le bien-être. Ils ont été condamnés pour une faute qui a conduit involontairement aux décès. C’est quand même assez exceptionnel. Ce jugement pourra être utile pour des cas où l’échange d’information n’est pas fait correctement dans la constellation de sous-traitants. »
Cette condamnation rend également hommage au combat d’un homme. Pendant neuf ans, Guido, le père adoptif de German, s’est battu pour que justice soit faite et que les responsables de la mort de son fils soient mis face à leurs responsabilités. Depuis l’accident, il a multiplié les démarches pour garder cette affaire vivante, l’auditorat du travail d’Anvers ayant classé l’affaire sans suite par deux fois. Guido a mis des milliers d’euros dans une expertise indépendante, confrontée aux rapports de Total.
« Si je n’avais pas cherché la vérité, il n’y aurait pas eu d’enquête. » Des années durant, il a multiplié les manifestations devant l’usine de la multinationale française, pour dénoncer sa responsabilité, et les prises de parole publiques, pour faire vivre la mémoire de son fils. Le 19 novembre 2022, il a mené une ultime action symbolique sur la tombe de German, lorsqu’il a prononcé ces quelques mots : « Total, coupable d’homicide involontaire ».
Les employeurs immunisés au civil
Rarement inquiétés sur le volet pénal suite à un accident du travail, les employeurs ont une immunité (presque) totale au civil. Les raisons remontent au début du 20e siècle, époque où les catastrophes humaines liées au travail étaient plus courantes encore. C’est dans ce contexte qu’un compromis historique entre le monde patronal et ouvrier est trouvé. Il est reconnu que le travail subordonné crée des accidents et des maladies. Un droit de réparation est instauré : les employeurs sont tenus d’indemniser la victime en cas d’accident. En contrepartie, ils ont l’immunité de responsabilité. En d’autres termes, un travailleur ne pourra jamais se retourner contre son patron.
Un siècle plus tard, en 2023, la donne est fort similaire. Les employeurs doivent souscrire à une assurance-loi qui indemnise les travailleurs en cas d’accident. Les employés, eux, ne peuvent toujours pas poursuivre leur patron sur le plan civil pour réclamer une indemnisation intégrale. Cette immunité peut être levée dans sept cas définis par la loi et notamment lorsqu’un accident est précédé d’un avertissement écrit de l’inspection du travail qui a observé une infraction. « Mais dans les faits, ce cas n’a jamais été utilisé », regrette Charles-Eric Clesse. Et pour cause. En sous-effectif, l’inspection du travail contrôle préventivement un nombre très limité d’entreprises et dresse peu de PV écrits.
Révolutionnaire au début du 20e siècle, cet accord historique entre monde patronal et ouvrier est aujourd’hui critiqué. « Ce compromis date d’une époque qui est très lointaine des valeurs actuelles », regrette Sophie Remouchamps, avocate spécialisée dans le droit du travail. « Il n’y a pas de principe équivalent au pollueur-payeur dans les accidents du travail. Aujourd’hui, un employeur qui crée des risques est dans une situation assez similaire à celui qui fait tout pour assurer la sécurité de son personnel. Il y a quelque chose qui n’est pas juste », conclut l’avocate qui, dans le chapitre 5, se montre également très critique quant à l’indemnisation forfaitaire prévue pour les victimes par la loi.
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Egalement députée et conseillère communale (PTB).
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Le sous-traitant, employeur des deux hommes, a interjeté appel. Pas Total pour qui la condamnation est définitive.
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Les autres cas, extrêmement rares, prévoient, par exemple, une levée d’immunité lorsque l’employeur souhaite intentionnellement l’accident.
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