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Le greffier et l’orientation client
Episode 1/3
Le greffier d’un parlement, c’est le patron de l’administration de notre assemblée des élus. Côté wallon, il fait tourner la baraque. Et fait tourner son personnel en bourrique, dénoncent des agents.
Au Parlement de Wallonie, les présidents et présidente passent. Ils s’appellent Happart, Collignon, Hoyos, Dupriez, Antoine, Marcourt. Sont écolos, socialistes, humanistes. Si proches de l’exécutif en séance plénière dans le bâtiment Saint-Gilles, ancien hospice namurois reconverti en Parlement. Et si loin, pourtant, du vrai pouvoir qui décide, l’exécutif.
Ils passent et un homme reste : Frédéric Janssens. Greffier du parlement. Premier fonctionnaire de Wallonie. Au niveau protocolaire du moins.
Ordre et pieuvres
Un homme « complexe », « extrêmement exigeant », « amoureux du parlement », « une machine politique », « au verbe musclé », pour reprendre quelques qualificatifs utilisés par des députés. Quand on le rencontre, il est tiré à quatre épingles : cravate à motifs de pieuvres, costume bleu à ligne, boutons de manchette. « L’apparence, c’est aussi cela qui fait exister une institution », dit-il.
Son bureau ressemble à ce qu’il veut incarner. De l’ordre, de l’organisation. Des livres sur la vie parlementaire sont empilés sur une étagère. Un veston impeccablement installé sur une penderie. Seule chose qui "dépasse », une affiche encadrée de Tintin au pays des Soviets.
Rôle et râle
Bienvenue au Square Masson, à sept cent mètres du « Saint-Gilles » en descendant la Meuse. Frédéric Janssens est inconnu du grand public et bien connu des politiques. D’emblée, il dit qu’il a l’engagement pour la chose publique « chevillé au corps ». Qu’il est là pour « contribuer au fonctionnement de la société », plutôt que de rester chez lui « à râler, à dire que tout est trop coûteux, que ça n’avance pas ». Clinique, il énonce les fonctions d’un greffier de parlement.
- Le greffier reçoit, diffuse et enregistre les documents parlementaires
- Le greffier est le conseiller institutionnel du président et des organes du Parlement. « Attention, pas conseiller politique, insiste Janssens. On doit dire si telle idée, telle initiative est conforme ou non à la constitution et à la tradition parlementaire. »
- Le greffier est le secrétaire général de l’administration du Parlement.
Cette administration, c’est le greffe. 115 agents pour faire fonctionner le parlement et faciliter le boulot des élus. « Ce n’est pas parce que vous mettez 75 députés dans un hémicycle ou un rectangle comme chez nous que vous avez un parlement. Cela dépend de comment les documents aboutissent, comment les comptes-rendus sont faits, comment les textes sont amendés. Ça c’est le rôle du greffe : faciliter et permettre. Mais à la fin, c’est le politique qui décide. »
Patron et chef cab’
Janssens est au cœur de la machine. Il est la machine. Le mot greffier trône en jaune dans l’organigramme du greffe publié dans le rapport annuel 2020 du parlement (et en rouge dans le 2021). Connecté à tous les services, avec, au-dessus de lui mais pas en jaune, le Bureau, qui règle les âpres dossiers administratifs et financiers, ainsi que l’organisation interne. Comme le dit Stéphane Vanden Eede, qui a travaillé au parlement avec Patrick Dupriez (Ecolo, président de 2012 à 2014), Janssens, « c’est un patron. Dans tous les sens du terme… »
Ce « patron » qui n’a connu que le secteur public est devenu wallon par le travail. Né à Ixelles en 1967, il étudie l’économie publique à l’ULB. « J’étais intéressé par les cours de droit public et plutôt bon, en fait », évalue-t-il a posteriori.
Il devient collaborateur parlementaire pour le groupe PRL à la Chambre des représentants, sous l’égide de Serge Kubla. Enchaîne les postes et les nuits au travail dans les institutions, toutes les années 90 : secrétaire politique du groupe libéral au Conseil régional wallon (le nom du Parlement à l’époque), chef de cabinet pour les libéraux et directeur de l’administration à la naissante province du Brabant wallon. Il débarque dans l’exécutif wallon comme chef de cabinet de Jean-Marie Séverin, ministre des Affaires intérieures et de la Fonction publique et retourne à la Province.
José puis Janssens
En parallèle, il a mis les mains dans le cambouis politique local. Ancien président national des jeunes libéraux, il est conseiller communal pendant 15 ans, à Wavre. Président du CPAS pendant 8 ans. Mais l’horizon est bouché dans le BW. Pour André Antoine (cdH), ex-président du parlement de 2014 à 2019, « il aurait pu devenir bourgmestre mais Charles Aubecq [maïeur libéral durant 23 ans, ndlr] va choisir Charles Michel pour lui succéder. » Le clan Michel est maître en ses terres, et Janssens ne fait pas partie de la garde rapprochée.
L’avenir passera par une offre d’emploi. En 2008, le greffier en place depuis la création du Parlement wallon (encore appelé Conseil régional, à l’époque), Jean-Claude Damseaux, étiqueté PS, part à la retraite. L’institution traîne une réputation désastreuse de clientélisme et de népotisme. Le départ du greffier est une belle occasion pour réclamer plus de transparence. Son successeur sera choisi après un examen, et non pas à la simple discrétion du Bureau.
Janssens termine premier, seul dans la catégorie « très apte », selon lui. Il bazarde ses mandats politiques et débarque au Square Arthur Masson le 1er septembre 2009. Le président, José Happart, vient de quitter le navire en concluant son mandat par un scandale, le Californiagate, un voyage parlementaire où sept députés et lui ont été faire bombance en Amérique, tout en optant pour le menu politique ultra-light, et se sont enfouis des per diems dans le veston en pleine crise économique.
Client et changement
« À l’époque de Happart [président du parlement 2004-2009], le parlement se la coulait plutôt douce, estime Stéphane Vanden Eede. L’arrivée de Janssens, ça a été le choc des cultures. Le niveau d’exigence a décuplé. Dans ce genre d’institutions, un greffier ou un secrétaire-général a un pouvoir énorme, par rapport au bureau, qui n’en a pas tant que ça. »
Janssens revoit l’organigramme en repartant d’une page blanche. C’était plus relax avant, vraiment ? « C’est exact », reconnaît-il. « Toutes les institutions doivent évoluer. »
L’évolution pour lui, passe par un « changement de paradigme » au sein du personnel. Assis dans son divan en cuir noir du quatrième étage, Janssens décrit les grands traits de sa conception du travail du greffe. « Les institutions doivent garantir et conquérir leur légitimité. Comme fonctionnaire et aussi ancien professeur de marketing public, si je suis attaché à quelque chose, c’est l’orientation client. »
Sécurité et société
En 2012, le Parlement, sous sa houlette, reçoit un petit Graal de relations publiques, une certification ISO 9001 émise par une multinationale suisse, SGS, qui œuvre dans l’alimentaire, l’industrie lourde, l’e-commerce ou les services publics. Le communiqué de presse du parlement publié à l’époque met la barre haut : avec l’ISO 9001 arrive « une recherche permanente du plus haut degré d’efficience et une démarche constamment orientée ’clients’».
Mais le client, au Parlement, c’est qui ? « Les citoyens, les députés, aussi, avance Janssens. Ça demande donc pour le personnel de ne plus se considérer soi mais bien le client. De ne plus dire : de toute façon les parlementaires passent, nous, on reste, la moitié d’entre eux sera pas réélu, on va pas se fatiguer. Ça peut se dire et ça se dit certainement. La sécurité d’emploi, ce n’est pas un passeport pour le n’importe quoi. Il faut pouvoir rendre à la société ce qu’elle nous offre et dire que nous veillons à assurer un service au citoyen. »
Europe et région
Frédéric Janssens a « une très haute image de sa fonction », confie un député. Il a voulu replacer le Parlement wallon à la hauteur des autres hémicycles belges. En 2015, il est d’ailleurs officiellement renommé Parlement de Wallonie. Plus clinquant que « Conseil régional wallon ». Janssens a aussi réfléchi, au contact du terrain, le changement de rôle de ces assemblées au 21ème siècle.
Avant, les hémicycles produisaient des lois. Désormais, l’exécutif a la main et le parlement valide. « C’est devenu plus compliqué pour un député d’écrire un projet de loi car le poids de la législation européenne a grandi. Je ne suis pas certain que les députés soient suffisamment outillés pour faire face à cette masse d’éléments. En même temps, la nécessité d’exprimer ce que la population pense a émergé progressivement. » Le Parlement est désormais un lieu où, selon Janssens, on effectue surtout un contrôle du gouvernement, à travers des résolutions et un dépôt massif de questions. Le greffe peut en traiter 300 à 400 tous les quinze jours (une semaine sur deux, le travail parlementaire se fait à la Fédération Wallonie-Bruxelles).
Question et pression
À la manière des grandes entreprises, une page du rapport du parlement 2019-2020 est dédiée aux chiffres, égrenant les questions orales (2527), les questions écrites (2300), les questions d’actualité (244), et les propositions de décret (29, seulement). Janssens a déjà comparé le rendement de l’assemblée avec le nord. Les députés wallons interrogent deux fois plus que les députés flamands, annonce-t-il. Et le MR, pourtant dans la majorité, dépose des questions en masse. Il jauge les effectifs des parlements. « Si on enlève les malades de longue durée, nous sommes cent personnes en opérationnel ici. À la chambre, ils sont plus de 600. Certes, ils travaillent en deux langues. Mais nous produisons un tiers de leur activité, à 100 seulement. »
Et de se comparer, aussi, au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, doté de moins de compétences, et qui navigue avec un équipage de greffe à 140 fonctionnaires.
Depuis 2012, Janssens a ajouté deux normes ISO à son arc : « Management environnemental » et « Management des systèmes de sécurité de l’information. » Aujourd’hui, le Parlement de Wallonie est « la seule administration parlementaire au monde à être certifiée à trois normes internationales de management », se targue son rapport annuel.
Humiliations et sanctions
Voilà pour le côté lumineux. La refonte à l’aune d’un nouveau management d’une institution a réussi, aux yeux de Frédéric Janssens.
Du côté obscur, tout démarre, dans les médias du moins, en 2013 et 2014. Deux articles de Sudpresse font état d’un « atmosphère électrique » entre Janssens et les fonctionnaires du parlement. En 2013, « certains évoquaient, pêle-mêle, des déprimes, du harcèlement, des humiliations, des sanctions, des cas de burn-out et un absentéisme élevé », écrit le journal.
Janssens sort le parapluie. « Chaque année une enquête de satisfaction anonyme est réalisée. Il y a aussi une boîte à suggestions. Or, il n’y a jamais eu d’échos de ce type. »
Violence sous silence
A l’époque, le greffier n’a pas raconté l’exacte vérité aux médias. Et huit ans après, le malaise continue. Un ancien fonctionnaire abonde : « Janssens demandait trop, demandait mal. Si on compare avec les autres institutions wallonnes, il avait une Rolls-Royce en terme de fonctionnaires, il l’a cassée et désormais il n’y a que des gens qui ont peur. »
Derrière le manager maîtrisant tous les rouages institutionnels se cache, selon plusieurs témoignages, écrits et oraux, un homme pouvant utiliser un langage violent et des méthodes RH décriées par son personnel.
Les questions de Médor : tous les mois une nouvelle enquête, en 3 épisodes. Les publications se font les mardi, jeudi et vendredi de la 3ème semaine, à 11h. Gardez les yeux ouverts.
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À sa tête, actuellement Jean-Claude Marcourt, PS, et quatre autres députés : Manu Disabato (Ecolo), Jacqueline Galant, Sybille de Coster-Bauchau (MR), Sophie Pécriaux (PS).
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