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La fabrique du monde sans repos

Le travail des sans-papiers pour notre société

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Pieter Fannes. CC BY-NC-ND.

Un « sans-papiers » sur le chantier du métro bruxellois, ce serait « un cas isolé ». Sauf que les faits sont un peu plus compliqués. C’est l’histoire d’un chef de projet qui photographie et expose un sans-papiers ayant bossé sur son chantier. C’est l’histoire de sociétés phénix qui de faillite renaissent, la cendre encore brûlante. C’est l’histoire d’une fraude ordinaire et de dysfonctionnements sur un chantier public. C’est l’histoire de Mohammed, sans-papiers une fois de plus collé au mur.

Décembre 2016. Une salle de réunion au siège de Beliris. Médor a sollicité une discussion sur la présence d’un « sans-papiers » sur le chantier de la station de métro Arts-Loi. Avec, au bout de la brève conversation cette question au directeur, Cedric Bossut :

(Médor) - Vous avez régulièrement ce genre de courrier (le signalement par la police d’un travailleur sans papiers sur un chantier) ?

(Cédric Bossut) - Non, on est assez rarement informé de ce genre d’hypothèse. En 10, 15 ans, cela a dû arriver trois ou quatre fois. C’est rare.

Trois ou quatre cas sur plus d’une bonne centaine de chantiers en 10, 15 ans ? Les statistiques approximatives de M. Bossut vont exploser avec les récentes révélations concernant le chantier Arts-Loi. Trois cas de travailleurs « sans-papiers » y sont clairement identifiés, l’un d’eux évoquant entre 5 à 10 sans-papiers sur le chantier pendant des mois.

La photo à cacher

Flash-back. 2009. Ligne 2. À droite, direction Simonis. À gauche, direction Simonis aussi. Bienvenue dans le métro bruxellois et ses quelques lignes à gérer. Arts-Loi, une station importante, doit être entièrement rénovée. Beliris signe un contrat de 10 176 408,78 euros (pour un budget total de 25 millions) avec CFE, société mastodonte belge de la construction.
En 2013, Mohammed débarque sur le chantier pour la société « Tuna ». Il est sans papiers. Huit ans qu’il s’esquinte la santé à faire des boulots de « merde ». Renaud Bentégeat, administrateur délégué du CFE Brabant, préfère parler de contrats de « nettoyage et de maintenance » pour Tuna.

Nettoyage et maintenance ? « Foutaises. » Mohammed parle de murs de 60 centimètres, remplis de ferrailles, à casser au marteau-piqueur. Le garçon a les nerfs en boule et le dos en compote. Dans le monde du travail, les « sans-papiers » constituent l’ultime caste, les Dalits du monde laborieux derrière les CDI, les CDD, les détachés, les travailleurs au noir. Le nombre de ces travailleurs clandestins est impossible à fixer. Le chiffre de 75 000 était donné en 2006. Le nombre, rond et commode, de 100 000 est à présent avancé. L’équivalent de la population d’une ville comme Mons.

Le témoignage de Mohammed pourrait être remis en cause. Mais son récit tient la route. Il évoque d’autres chantiers qui ont bien eu lieu. Vivaqua, l’ambassade de Singapour, la gare du Nord. Il donne des détails. Presque deux ans avec Tuna. Et puis surtout, élément accablant, son portrait fait partie du travail du photographe J.D.V., exposé depuis des mois dans un couloir de la station Arts-Loi.

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Olivier Bailly. CC BY-NC-ND

Il est là, l’éternel bonnet vissé sur la tête, assis en bout de banc en compagnie du « boxeur qui travaillait bien quand il veut », et de Karim, autre sans-papiers. Tous les jours, les 85 000 usagers de la station peuvent croiser le regard de ces deux « illégaux ».

Le sans-papiers tant caché n’a jamais été aussi visible. Ni aussi rentable.

Le prix de Mohammed et Karim, c’est 50 euros la journée. Heures sups comprises. Chaque maillon de la chaîne profite de ce tarif écrasé. Sauf l’écrasé, bien sûr. « À Arts-Loi, je commence à 19 h jusqu’à 7 h du matin, raconte Mohammed. Une fois, j’ai fait de 19 h jusqu’à 19 h, on était dans le trou profond de six mètres, on creusait. J’ai pas vu la lumière. C’était un sale travail. Normalement, c’est pas comme ça qu’on travaille. C’est le chantier le plus pourri que j’ai fait. »

"Effets immédiats"…

« Les sans-papiers n’ont pas de lieu pérenne où se reposer, explique Jojo Burnotte, animateur de la Commission des travailleurs immigrés la FGTB wallonne. Ils sont incapables de se projeter dans un avenir. On crée un monde de gens sans repos. »
Comment Mohammed en est-il venu à démolir des murs, creuser un tunnel pour une société supposée faire de la maintenance ou du nettoyage ? Comment CFE, maître d’ouvrage, n’a-t-il pas remarqué cette présence ? La CSC parle de 15 sans-papiers sur le chantier. Mohammed en évoque entre 5 et 10. Sa présence s’est étalée sur quatre mois.

Ce qui est certain, c’est que Mohammed et Karim ne furent pas les seuls travailleurs illégaux de « Arts-Loi ». Un autre cas « officiel » a été porté à la connaissance de Beliris. Le 1er avril 2015, un travailleur sans papiers algérien est arrêté par la police. Un mois plus tard, la société de sous-traitance qui « l’employait », THN, est interdite de chantier « avec effet immédiat ».

Onze cas

THN, c’est la suite de Tuna. Même siège social, même gérant. Et mêmes pratiques.

De 2010 à 2015, l’inspection sociale a contrôlé onze travailleurs en situation irrégulière sur leurs différents chantiers. Après avoir essuyé huit cas de fraude et une croissance remarquable (en trois ans, un chiffre d’affaires qui passe de 102 000 à 428 000 euros et un personnel de 4 à 19 employés), la société Tuna a jeté l’éponge en 2015 et est tombée en faillite.

Le patron C.I. eut la bonne idée de refiler la gérance quelques mois avant la mise en faillite. En février 2014, C.I. crée la société THN. D’origine turque, l’homme « est arrivé en Belgique avec une sandale déchirée », explique Mohammed. C.I. a su raconter son histoire, faire rêver les migrants et les persuader qu’il était un des leurs. Mais pas à 50 euros la journée. Dès 2015, THN débarque sur le chantier Arts-Loi. La même année, la société affiche un chiffre d’affaires de 1 568 202 euros pour un bénéfice avant impôts de 31 422 euros. Coût du personnel : 498 699 euros. Travailleurs illégaux non compris. Évidemment.

Le « sans-papiers » attrapé à Arts-Loi fut le onzième et dernier cas porté à la connaissance de la justice par les services d’inspection sociale. Tous sur des chantiers privés, sauf le cas « Arts-Loi ». Pour ces onze travailleurs en situation irrégulière, combien de Mohammed et Karim n’ont-ils pas été pris en compte ?

Accord innovant

Fin de l’année 2016, le curateur de la société Tuna clôture la faillite « pour insuffisance d’actifs ». Il ne parvient pas à entrer en contact avec le « nouveau » gérant de la société. Dans la même période, C.I. et THN négocient avec le substitut à l’auditorat du travail, Gautier Pijcke.

Ils sont dans le collimateur de la justice. Motif des préventions : occupation de travailleurs en séjour illégal, absence de vérification des titres de séjour et absence de Dimona. C.I. reconnaît les faits reprochés.

Son avocat a fait preuve d’innovation en utilisant pour la première fois la « déclaration préalable de culpabilité ». Soit un accord avec le ministère public après reconnaissance des faits délictueux. Le 21 novembre 2016, un accord est trouvé.

L’amende à payer par C.I. avoisine les 140 000 euros, avec un sursis pour la moitié de la somme. Et l’assurance d’être surveillé de près par les services d’inspection.

Et tant pis pour le marché du travail du sans-papiers, bientôt sans travail ? « C’est clair que si on éradique ce type de fraude, il n’y aura plus de travail pour les sans-papiers, explique Jan Knockaert, de l’Organisation pour les travailleurs immigrés clandestins (ORCA). Des chantiers s’arrêteront, vous attendrez longtemps avant de recevoir une assiette propre au restaurant et vos bureaux ne seront plus nettoyés. Alors on se rendra compte qu’on a besoin d’une migration économique. On va devoir créer un système de migration non pas uniquement pour les hauts qualifiés, mais également pour les autres classes qui travaillent déjà chez nous. »

De nombreux "cas isolés"

Si, comme le pense Beliris, Tuna/THN et le chantier « Arts-Loi » sont un cas isolé, Tuna/THN a alors beaucoup travaillé ces dernières années.

Car, selon Jan Knockaert, d’ORCA, « des chantiers publics comme le palais de justice, la crèche du parlement, le nouveau bâtiment du Conseil européen, le poste de police d’Anvers ont été construits ou rénovés entre autres par des sans-papiers. Le bureau d’un grand parti belge aussi ! Et tous ces chantiers que je vous cite datent de ces cinq dernières années ». On y ajoutera donc la station Arts-Loi.
En 2015, 4 347 contrôles eurent lieu dans le secteur de la construction.

Ils ont concerné 10 271 personnes. Un contrôle sur trois (34 %) identifiait des irrégularités. Un contrôle sur cinq a donné lieu à un constat d’infractions au travail au noir. Et 35 cas concernaient des sans-papiers.

En extrapolant ces chiffres sur les environ 260 000 emplois du secteur, un bon millier de sans-papiers travailleraient sur nos chantiers.
Parmi ces cas, entre 2013 et 2015, il y eut donc des sans-papiers sur un chantier phare d’un service public, au cœur de Bruxelles, avec la présence d’inspecteurs de chantier et de travailleurs de CFE. La particularité de ce chantier étant que, contrairement aux cas généralement évoqués, l’exploitation n’est pas la résultante d’une chaîne sans fin de sous-traitance.

Comment les chefs de chantier de CFE n’ont-ils rien remarqué ? Nous aurions aimé les rencontrer mais, à la suite d’une réorganisation interne au sein de CFE, plus aucun d’entre eux ne travaille au sein de la société.

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Pieter Fannes. CC BY-NC-ND

Pour éviter l’exploitation économique, les techniques de contrôle existent dès l’offre de prix. Ainsi, à Beliris, « on vérifie que les premiers sous-traitants sont agréés et qu’ils disposent de l’agréation pour les travaux pour lesquels ils seraient désignés ».

Autre levier d’action, le prix. « Au moment de l’attribution, on vérifie que les prix ne sont pas trop faibles. Le cas échéant, on écarte les offres en dessous de 15 % de la moyenne des prix. »

Un bon système, mais pas infaillible. L’année de Mohammed (2013), la société Tuna aurait facturé pour 30 000 euros de services, selon la comptabilité retrouvée par CFE. Bizarre. La société était présente tout le long de l’année, régulièrement avec 4 à 6 ouvriers sur le chantier.

Les factures ne correspondraient pas au volume de travail fourni par Tuna. Faute de mémoire vive du chantier à CFE, personne ne peut nous expliquer cette anomalie.
Toujours au moment de l’offre de prix, une liste non exhaustive des sous-traitants peut également être annexée.

Liste dépassée

Dans le cas du chantier Arts-Loi, sur les 37 sous-traitants qui sont effectivement intervenus dans la station de métro, seuls sept étaient repris dans la liste déposée par CFE en 2009. Pourquoi ? Parce que la liste de l’offre de CFE est réalisée par le « service d’offres » et, si elle est acceptée, c’est le service « exploitation » qui… recommence une sélection de sous-traitants. « 98 % des entreprises fonctionneraient ainsi », avance Renaud Bentégeat (CFE). Reste la question de l’utilité d’une liste qui au moment du contrat ne correspond en rien à la réalité du chantier…

Sur le chantier, un contrôleur de Beliris est sur place mais son rôle est de vérifier la qualité du travail exécuté, pas les ouvriers. Logique. Ni le donneur d’ordre (ici Beliris) ni CFE n’ont les pouvoirs des inspecteurs sociaux. De plus, rien ne ressemble plus à un ouvrier en situation légale qu’un ouvrier en situation illégale. Enfin, la variété des profils présents sur un gros chantier (ouvriers employés, détachés, indépendants, au noir, etc.) complique l’identification des fraudes.
Il existe bien un protocole d’accord entre Beliris et le SPF emploi, le premier envoyant la liste des chantiers en cours au second. Si Beliris a un soupçon de travail illégal, il en informe le SPF via ce protocole.

Et liste bidouillée

Par ailleurs, depuis 2012, des enregistrements quotidiens du personnel sont exigés. « On ne signait rien sur Arts-Loi, assure Karim. On travaillait de nuit. » Ces listes font un peu marrer Mohamed. « À l’ambassade de Singapour (chantier Valens/CFE de 2012/2013), ils ont commencé à demander les cartes d’identité. Puis avec le temps, ils ont été obligés de noter les numéros nationaux et tout ça. Mais, moi, j’ai eu de la chance parce que c’est moi qui contrôlais. Comme il leur fallait des noms et des numéros, je demandais juste aux Belges. Quand le directeur vient, il doit trouver des noms, des numéros nationaux. Faut pas ramener le fichier vide, c’est tout. Mais ils savent. »

La liste des présences n’est donc pas trop difficile à bidouiller. Un ouvrier en situation illégale de THN a été attrapé le 1er avril 2015, mais à lire le journal des travaux, la société THN n’a jamais travaillé sur le chantier « Arts-Loi » ! C’est la société Tuna qui était enregistrée sur place.

Et (black)list encore dépassée…

Depuis avril 2014, les chantiers d’un montant minimum de 500 000 euros hors TVA sont obligés d’enregistrer les présences sur chantier, via un système informatisé (CheckInAtWork). Une réelle avancée.
Si Beliris contrôle les sous-traitants, CFE en fait de même. « Nous demandons l’attestation Limosa, A1 ou la preuve des cotisations de l’ONSS en ordre, assure Renaud Bentégeat (CFE). Utiliser des travailleurs en situation illégale est inacceptable et je n’imagine pas que des personnes de CFE aient pu le faire de manière volontaire. » Pour autant, être pris la main dans le sac ne fait pas d’une entreprise un paria de la construction.

En 2016, THN se retrouvait sur un autre chantier à participation de Valens et CFE. « Ce n’est pas normal, poursuit l’administrateur délégué de CFE. On avait restructuré notre système qui gère la “blacklist” des entreprises fichées, plus souvent pour question de défauts de mise en œuvre que de fraude sociale d’ailleurs. Votre enquête a cependant mis le doigt sur un dysfonctionnement historique en interne chez nous. Un cas comme THN ne sera a priori plus possible dorénavant. »

Tous au courant

Selon Mohammed et Karim, des travailleurs de CFE, les machinistes notamment, étaient au courant de leur situation sur le chantier. Et la photo exposée renforce à nouveau leurs propos. Car le photographe du cliché, c’est également… le chef de chantier pour CFE. Le responsable de chantier exposant le visage d’un sans-papiers devant des dizaines de milliers de personnes, un raccourci de l’hypocrisie du secteur de la construction ? Un portrait en tout cas embarrassant. Car les sans-papiers sur un chantier, c’est comme les cadeaux lors d’un anniversaire. On s’y attend, mais c’est toujours mieux d’avoir l’air surpris.

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  1. Structure qui exécute les chantiers mis en place pour soutenir Bruxelles (notamment en matière de mobilité ou aménagement du territoire avec un budget fédéral). Répondant aux requêtes de Médor, Beliris a fourni de manière volontaire et complète les documents nécessaires pour cette enquête.

  2. Belgique en sous-sol, immigration, traite et crime organisé (Éditions Racine, 2007), Frédéric Loore et Jean-Yves Tistaert.

  3. Une autre société du même gérant, Tuna Entreprise Général, tombe en faillite en 2014.

  4. Message électronique par lequel l’employeur communique obligatoirement toute entrée et sortie de service d’un travailleur à l’ONSS.

  5. Ce nouveau mode d’extinction de l’action publique existe depuis février 2016. L’accord est soumis pour homologation au tribunal compétent.

  6. Interview menée en 2015.

  7. Interview de Marianne Hiernaux, porte-parole de Beliris sur BX1, vendredi 17 février 2017.

  8. Chiffre concernant les huit services d’inspection sociale du pays. Source : Service d’information et de recherche sociale (SIRS). Les chiffres de 2016 ne sont pas encore officiels mais affichent les mêmes tendances.

  9. Rubrique « Main-d’œuvre étrangère sanction lourde ».

  10. Depuis décembre 2012, un système d’enregistrement des présences sur chantier doit être organisé par le maître d’œuvre.

  11. Déclaration obligatoire d’un employeur engageant un travailleur européen détaché, non assujetti à la sécurité sociale belge, qui vient travailler temporairement et/ou partiellement en Belgique.

  12. Formulaire qui atteste de la législation de sécurité sociale applicable à son détenteur, il est délivré par les autorités du pays dont le travailleur dépend.

  13. Entre décembre et février, Médor a tenté de joindre plusieurs fois le photographe via mail et Facebook, sans réponse de sa part. Il ne travaille plus pour CFE.

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