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Dans quel état ressort-on d’une bagarre administrative ?

On en ressort vidé.

invisibles

Brigitte et Freddy, complètement investis dans la défense des allocataires sociaux.

Laurent Poma. CC BY-NC-ND.

Ils sont peu voire pas visibles à La Louvière, les rescapés, sortis debout mais éreintés d’une lutte administrative pour récupérer leurs droits. Cet espace d’expression leur est dédié.

D’abord, se retrouver en grosse, grosse difficulté. En solo face à un mur administratif et législatif, ne pas savoir par quel bout résoudre ses problèmes, ni comment se faire comprendre ou simplement se défendre. Ramer pour discuter avec le CPAS ou le Comité spécial du service social. Perdre revenu d’intégration sociale, allocations, perdre "ses droits".

Puis, une bouffée d’air. Quelqu’un, quelques uns, un avocat, une association, un gars de la région de La Louvière, un certain Freddy Bouchez.

Freddy Bouchez a travaillé au CPAS de La Louvière durant neuf ans, de 1992 à 2001. Il est aujourd’hui militant, pilier de l’Association de défense des allocataires sociaux (ADAS) et de la Marche des migrants de la région du Centre.

Freddy Bouchez est notre guide cette semaine pour partir à l’écoute des "vraies bagarres", parfois toujours en cours.

Dans cette rubrique, nous vous faisons rencontrer des invisibles de la région du Centre.

Théo*, 35 ans

*prénom d’emprunt

« J’en étais arrivé au point de ne plus être capable d’interagir avec le CPAS sans hurler ou devenir grossier. J’étais presque prêt à renoncer à mes droits. »

« Je ne viens pas du tout de La Louvière, je suis arrivé ici il y a cinq ans seulement, mais je n’ai pas tardé à tomber dans son système administratif. Quel brol. Au CPAS, lorsque vous attendez un rendez-vous, les chiffres défilent, jamais dans le bon ordre. A l’image du fonctionnement de la commune. »

« Au départ, ça s’est pourtant bien passé. Puis ils ont commencé à changer les assistantes sociales. J’en ai connu cinq. A chaque coup, il faut réexpliquer son histoire depuis le tout début. Heureusement pour moi, lors de mon dernier rendez-vous, ma nouvelle assistante sociale connaissait mon dossier, mais uniquement parce qu’elle venait de parler avec une collègue proche, qui s’était elle-même chargée de mon cas auparavant ! Sinon… »

« A la base, mon PIIS (projet individualisé d’intégration sociale, contrat conclu entre un allocataire et un travailleur social, obligatoire pour percevoir un revenu d’intégration sociale, NDLR) était de reprendre des études d’infirmier. Durant deux ans, tout s’est bien passé, jusqu’à ce que je devienne la cible de la direction de l’école et que je commence un burnout. Vu mon état, vu l’entente avec le corps enseignant, et vu qu’entre-temps j’étais devenu aidant proche pour mon père et mon oncle gravement malades, mais sans parvenir à faire reconnaître ce statut, je ne pouvais plus continuer mes études. Mon PIIS avait donc radicalement changé et j’ai eu l’honnêteté de prendre rendez-vous avec le CPAS pour leur signaler ce changement. Seulement voilà : l’assistante sociale qui devait me rencontrer pour réviser mon PIIS n’était pas là. Et à chaque fois que je relançais le CPAS, on me répondait la même chose : assistante sociale en congé. »

« Je comprends qu’il y ait beaucoup de dossiers à traiter. Mais bon. »

« Au mois de février, le CPAS a suspendu mon RIS (revenu d’intégration sociale). Sauf que pendant trois mois, les factures s’accumulent, puis les rappels. Ça s’accumule, ça s’accumule… Et vous faites quoi ? Je comprends qu’il y ait beaucoup de dossiers à traiter, mon objectif n’est pas de tirer sur le personnel social. Je sais qu’ils sont sous tension et sous pression. Mais bon. »

« Lorsque mon assistante est revenue, elle n’avait apparemment pas de temps de s’occuper de mon dossier. Là, ça n’allait plus du tout, j’allais péter un boulon. On vous oublie, en fait ! Je ne sais pas si vous réalisez… C’est comme si votre employeur partait trois mois en vacances et ne vous payait plus pendant son départ. »

« J’en étais arrivé au point de ne plus être capable d’interagir avec le CPAS sans hurler ou devenir grossier. J’étais presque prêt à renoncer à mes droits, à faire la manche, tout ce que vous voulez, tellement j’en avais marre de me justifier à chaque rendez-vous. C’est alors que je suis allé voir Freddy Bouchez. Je n’avais plus de RIS depuis trois mois et on est passés ensemble devant le comité spécial de sécurité sociale. »

« Avez-vous déjà eu le bon plaisir de passer devant un comité spécial ? Voilà comment ça se passe : vous entrez dans une grande pièce et vous vous retrouvez au centre d’un genre de conseil de direction, composé d’une dizaine de membres. C’est assez impressionnant, assez sévère. Chacun d’entre eux vous pose une question et vous devez vous justifier comme un petit enfant. "Il va falloir faire quelque chose monsieur ", "vous ne pouvez pas rester dans cette situation-là ", etc. Vous avez beau expliquer clairement votre situation, ils ne l’entendent pas de cette oreille. Certains d’entre eux savent apparemment mieux que vous ce que vous avez à faire. On vous pousse : au boulot, au boulot, au boulot. »

« Le jardin intime n’existe plus »

« Ça revient à déballer ce dont on a le plus honte devant une dizaine d’inconnus. Parce qu’évidemment, j’ai honte. D’être soi-disant un assisté de la société. Chaque mois, j’ai l’impression de tendre la main comme un clochard. »

« Je vis tous ces entretiens comme des batailles lors desquelles je dois presque me dénuder, me balader à poil. Il n’y a plus d’intimité ni de droits. Puisque tu es allocataire social, tu dois forcément tout déballer. "Voici mes revenus" ; "tels sont mes droits". Le jardin intime n’existe plus. »

« J’ai l’impression d’être un petit vieux de 65 ans alors que je n’en ai que 35 »

« Pour qu’on me laisse tranquille, j’ai proposé de faire aide-soignant plutôt qu’infirmer, ça ne mettrait qu’un an au lieu de trois, ce serait plus facile pour tout le monde. Ça avait l’air de soulager le CPAS… Sauf qu’ils n’ont pas eu l’air de comprendre l’implication d’un tel choix. Être infirmier, c’est faire des soins. Être aide-soignant, c’est laver des culs. Alors oui, ça me ferait un boulot, mais pas du tout le travail dont j’avais rêvé. Et puis on s’étonne que je ne parvienne pas à sortir du burnout, que ma santé ne me permette pas de reprendre des études ? Au départ, je demandais simplement de me laisser un peu d’air, mais on n’a pas voulu m’entendre. Le système vous pousse, vous pousse, vous pousse à persévérer. Conclusion : aujourd’hui, je suis sous médicaments, je suis suivi par la clinique de la douleur, j’ai l’impression d’être un petit vieux de 65 ans alors que je n’en ai que 35. »

« Je suis dépressif, anxieux, inquiet pour l’avenir et très, très en colère. En colère parce que j’ai prévenu à plusieurs reprises que si on me demandait de tirer sur la corde, ça allait mal se passer. J’ai l’impression d’être tombé dans une usine aux rouages bien huilées, où rien n’est fait pour aider les gens dans le besoin. Les allocataires sociaux ont connu des accidents de parcours, ils se sont pris une pierre dans le pied et doivent se relever. Malheureusement pour nous, ça prend du temps. Et du coup, vu le fonctionnement du système social, certains abandonnent. »

« Devant une convocation du CPAS ou une assistante sociale qui dit "c’est comme ça", certains ne se battent pas. Moi, je suis un emmerdeur né donc je vais gratter dans les textes de loi, je n’accepte pas n’importe quoi. Et Freddy, ce n’est pas un couillon, il connaît la loi et il se met à jour. Au CPAS, ils savent très bien qu’il connaît le métier et que malgré son calme apparent, il ne lâchera pas le morceau, jusqu’à aller au tribunal du travail s’il le faut. »

« En fait, c’est malsain. Ce n’est plus un suivi, c’est un contrôle. »

« Me rendre seul au CPAS, c’est terminé. Peur de rater une information, peur des commentaires, peur de dire quelque chose qui soit mal interprété. On préfère avoir des témoins. Vous imaginez notre état d’esprit ? J’ai besoin d’avoir quelqu’un à mes côtés parce que j’ai peur. J’ai l’impression d’être toujours coupable de quelque chose. »

« En fait, c’est malsain. Ce n’est plus un suivi, c’est un contrôle. Ce n’est plus de la présomption d’innocence ; c’est de la présomption de culpabilité, jusqu’à preuve du contraire. Et pour leur faire entendre raison, il faut se lever tôt. »

« Dans mon cas, je pense qu’ils ont réalisé avoir commis une erreur en suspendant mon RIS pendant trois mois. Ils ont essayé de justifier cette décision jusqu’au bout, "parce que ceci", "parce que cela", plutôt que de reconnaître la connerie et s’en excuser. Personne ne m’a dit : "Désolé pour le désagrément occasionné". Ça, ça m’aurait fait plaisir. Et sans Freddy, je pense que j’y serais encore… »

« Ce que je voudrais ? Qu’on m’autorise à suivre les formations de mon choix sans m’ennuyer tous les six mois. Qu’on arrête de me considérer comme un gamin de 15 ans qui doit être privé d’argent de poche s’il n’a pas réussi ses examens. Qu’on arrête avec toutes ces idées de PIIS, tous ces papiers à signer sans ne rien y comprendre. Le CPAS, il y a quelques années, je m’en souviens bien, écoutait nos explications puis proposait de se revoir un an plus tard. C’était nettement mieux. »

Azizza, 49 ans

"Pourquoi ? Mon fils a dix ans, il reste toutes les vacances à la maison, pas de stage. Pourquoi ?"

Adélaïde, 37 ans

"On est restés comme ça un an. 85 euros par semaine et 100 euros d’allocations familiales."

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