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Jacques a dit

Le bourgmestre autoritaire au milieu du lac

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Jacques Gobert, le mardi 8 octobre. Ferme, fermé.

Laurent Poma. CC BY-NC-ND.

Pour relancer La Louvière, où l’emploi manque et le projet de ville reste flou, il faudrait rassembler plutôt que diviser. Il reste 5 ans à Jacques Gobert, et sans doute 11, pour revenir à ses fondamentaux sociaux : incarner une cité capable de se battre face à l’adversité. Portrait, en guise d’épilogue.

Scène 1. Le Far West

Vincent Thirion vit à Feluy. Il vient de Charleroi. Il dirige depuis bientôt trois ans le Centre culturel régional de La Louvière. Il parle avec respect, gourmandise et même une pointe d’admiration de son nouveau cadre de vie, le jour et la nuit, quand il y a spectacle. « Une drôle de ville, tout de même ! Quand on vient de la gare sinistrée, c’est un monument culturel, puis l’autre, sourit-il. Je me souviens d’une pièce jouée ici, à Central, l’année où je suis arrivé. C’était We Want more. Le genre Monty Python, assez délirant et audacieux. Ça se termine avec un acteur qui meurt sur scène, sous une tente. A un moment, un spectateur se lève, quitte son siège, descend les marches, grimpe sur la scène et va voir sous la tente. Tout le public le suit alors et les gens se mettent à chanter ensemble sur les planches. » Il faut être Louviéroise ou Louviérois pour ça. La curiosité, la chaleur humaine, l’impertinence.

A la vie, à la mort. Celle de la ville et de son centre, où les commerces souffrent. L’emploi fout le camp parce que le capital trouve moins cher ailleurs. Même au sein de la majorité, dirigée avec fermeté par le socialiste Jacques Gobert, 58 ans, on ose poser la question existentielle. « Au Far West, quand il n’y avait plus d’activité, plus de pétrole à extraire, on fermait tout et on se déplaçait ailleurs. La Louvière, si on ne sort pas des postures agressives et des divisions, n’est pas à l’abri d’un destin tragique, ose l’échevine Ecolo Nancy Castillo, arrivée il y a quelques années à La Louvière, lancée dans l’arène politique en octobre 2018 sans tous les codes pour comprendre ce bouillon de ville en dix mois, montre en main.

Cela dit, c’est la seule tonalité un peu dissonante de la majorité. Après les élections communales du 14 octobre 2018, Jacques Gobert a ouvert le collège échevinal aux petits écologistes (43,4 % pour le PS, 6,9 pour Ecolo). Mais, tous les lundis, à 14 heures, le collège est préparé sans Nancy Castillo, la caution verte. Le même rituel, à chaque fois. Les échevins socialistes arrivent ensemble. Ils vont mettre la voiture au parking en contournant l’hôtel de ville par la gauche. L’échevin Leroy, ancien infirmier, gare son camion blanc devant le bâtiment, sur la place communale qui est devenue la sienne. Nancy Castillo attend, les jambes croisées. Le directeur général (de l’administration) Rudy Ankaert, embarrassé par la situation, toussote en comptant les mouches. Puis quand le team Gobert débarque bruyamment, l’échevine écologiste a intérêt à rester concentrée. Une blague circule dans la ville : « Quand l’échevine Castillo quitte la pièce deux minutes, la moitié de l’ordre du jour est réglé avant qu’elle ne revienne. »

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A Central, le 9 octobre. L’allégorie du clan. L’image d’un bourgmestre entouré de gentilles groupies et de quelques hauts fonctionnaires abusant de leur fermeté.
Laurent Poma. CC BY-NC-ND

Scène 2. Le choc

Dans le bâtiment neuf occupé par l’administration, relié par une passerelle en bois, tournant le dos au projet immobilier La Strada, ce manque de démocratie participative crispe une partie des 1 800 fonctionnaires qui y travaillent (de loin le plus gros contingent d’emplois de la ville). Un cas de harcèlement moral, puis un autre, a fait bouillir la marmite. Le premier a choqué la rédaction de La Nouvelle Gazette, souvent conciliante avec le pouvoir en place, provoqué les mails vengeurs d’un corbeau et fini par émouvoir cette ville où tout le monde s’arrange, se dit « tu » et se connaît : le suicide d’Olivier Buisseret, un journaliste reconverti dans la fonction publique. Il dirigeait le service « sécurité ». Il se disait harcelé par sa hiérarchie. Il avait indiqué qu’il se sentait seul, non reconnu. Le 26 janvier de cette année, il s’est jeté sous un train. Marié avec enfants, souriant, « un mec bien », aux yeux de la population.

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Mail anonyme du 22 février 2019, à 20h00, envoyé à des décideurs politiques, des syndicalistes, des journalistes.

En parallèle, au même moment, la cheffe du service « communication » était poussée dans ses derniers retranchements. La com’ de la ville, c’est sacré. La cheffe en question avait bonne réputation. Parce qu’elle a toujours résisté aux diktats du pouvoir. En gros, à la ville, on s’était fixé comme règle d’informer le contribuable sur les réalisations concrètes du collège. Pas d’assurer les relations presse du PS. Passons… De cette position claire, personne ne se plaignait réellement, ni le bourgmestre ni personne, jusqu’au début 2019, correspondant au début d’une nouvelle mandature de six ans. Un audit est alors présenté par une boite de consultance externe. En première instance, tout va bien. Aux membres du service, on annonce juste quelques trucs à améliorer.

Mais tout change brutalement quand l’audit livré devient massacrant en seconde lecture. Comme si « on » avait demandé au consultant de durcir sa copie. Là, la cheffe de service est désavouée par la hiérarchie. Comme son collègue de la sécurité, mais pour des raisons différentes. Soudain, le sang rouge du leader syndical de la CGSP Calogero Morina ne fait qu’un tour. L’administration se met en grève. Des stickers visent personnellement le bourgmestre et son clan (tout le monde sait à La Louvière, et c’est comme ça dans beaucoup d’entités sous majorité absolue, que Jacques Gobert gouverne la ville avec une poignées de hauts fonctionnaires et d’échevins).

Morina va voir Gobert. « Nous étions seul à seul. Je peux dire ce que je lui ai dit. Je tairai par pudeur sa réaction, mais Jacques m’est apparu touché par le suicide. Profondément… Je lui ai conseillé d’ouvrir les yeux sur ce qui se passait dans l’administration. Des procédures disciplinaires plutôt que du dialogue constructif. Tant de conflits interpersonnels, aussi. Mal gérés. » Surtout entre des femmes proches du bourgmestre. « J’ai élargi le propos. J’ai dit à Jacques : Il est où le jeune homme qui avait rénové le Cpas, qui s’était mis dans les pas de Willy Taminiaux, son prédécesseur, lequel appelait tout le monde par son prénom ? » Jacques Gobert a l’un ou l’autre penchant autoritaire. Mais il est assureur, de profession (c’est son fils qui a repris le bureau « Jacques Gobert & Fils », situé à Strépy-Bracquegnies). Il sait compter. La CGSP, c’est plus de 752 électeurs potentiels, risquant de filer. Gobert a donc réagi : il a utilisé son pouvoir à bon escient, demandé au patron de l’administration de lui trouver une enveloppe de 200 000 euros. Tout bientôt, un plan dont Médor a pu lire le contenu promettra du management d’empathie et non de l’évaluation pour être coupable. Qui sait ?, La Louvière, habituée aux difficultés, va peut-être innover en autorisant une part de travail à domicile.

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Philippe Decressac. La Nouvelle Gazette. 12 octobre

Scène 3. Décrocher les électeurs

Place Maugrétout, le 29 septembre 2018. Comme tous les trois ans, une foule compacte vibre dans la bonne humeur, toutes classes sociales, origines et confessions confondues. 30 000 personnes assistent à l’opéra urbain « Décrocher La Lune », imaginé par l’exilé fiscal Franco Dragone et repris par le directeur artistique Luc Petit. Si on écarte les bambins, les seniors dans l’incapacité de se déplacer et les distraits, c’est comme si l’équivalent de la population active de La Louvière se réunissait sous la même envie. Chez Antenne Centre, la télévision de la région du Centre présidée par le bras droit administratif du bourgmestre, on sent l’embrouille. Des embrouilles comme cela, il y en a chaque semaine chez les Loups…

Car à l’époque, les élections communales se profilent dans les quinze jours. Jacques Gobert et son entourage bien implanté (à la télé, à la police, à la maison du tourisme) ont rougi la date du 29 septembre dans leur agenda. Juste avant le spectacle, le bourgmestre a prévu un petit discours historico-politique, louant Dragone, la créativité ambiante, la qualité de vie dans la plus sicilienne des villes wallonnes, fêtant du reste ses 150 ans. Chez Antenne Centre, la pression est maximale. La lutte des clans s’invite en studio. Gobert fait le forcing. Le MR, en coalition avec le PS, à l’époque, fulmine. Les téléspectateurs vont avoir droit à un moment de bravoure journalistique rare au pays du surréalisme : au moment où le maïeur socialiste prend la parole pendant trois minutes (quinze étaient espérées), l’équipe d’Antenne Centre reprend l’antenne et meuble en voix « off ». Gobert est censuré (c’est à partir de la minute 33, sur la vidéo).

Parfois, La Louvière résiste aux choix qu’on lui impose contre son gré. Timidement. Mais elle résiste. Ce qui n’empêche pas le clientélisme de prospérer davantage encore qu’à Mons ou Charleroi, les rivales. Xavier Papier, chef de file du groupe Plus & cdH, trouve un mot pour cela, intégrant le favoritisme dont jouiraient certains entrepreneurs ou tenanciers de bars : la collusion.

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Au marché. De nombreuses femmes (mais pas celles-ci) gravitent autour du maïeur. Et elles se disputent sous ses yeux.
Laurent Poma. CC BY-NC-ND

Scène 4. Les femmes

A Decrocher la lune, il y a un an, Jacques Gobert couve des yeux sa nouvelle protégée. L’artiste urbaine Leslie Leoni, qui tient la boutique Brock&Roll à La Louvière et incarne un vent de fraîcheur. Le bourgmestre l’a placée haut sur sa liste, et sans doute les initiés savent qu’il lui construit un avenir d’échevine de la Culture. La jeune femme à la frange noire fait la fête, irradie. Elle se ménage à peine, même si un autre événement bien positionné dans l’agenda se profile : Brock&Roll Factory, un salon de l’image imprimée organisé du 5 au 7 octobre 2018 au musée Keramis. Jolie pub pour l’ovni du PS louviérois, une semaine avant le passage aux urnes : on y a recensé quelque 1 500 visiteurs.

Forcément, le financement public d’un tel événement, où une candidate est mise en valeur si près des élections, apparaît un peu délicat. Une chicane est imaginée. L’argent transite de la ville à la maison du tourisme (dirigée par un haut fonctionnaire proche du bourgmestre), puis de la maison du tourisme à Brock&Roll Factory. Combien ? 15 000 euros tout de même. « Avec ça, beaucoup d’asbl sportives ou culturelles pourraient… décrocher la lune », ricane une source anonyme. Pourquoi ce subside n’a-t-il pas été assumé en direct ? N’est-ce pas malsain ?

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24 septembre 2018, en pleine campagne électorale. Le CA de la maison du tourisme va être averti que 15 000 euros pourront financer l’événement monté par une candidate PS.

Médor a retrouvé les conventions et les échanges de mail qui détaillent ce mécanisme très particulier. Aux administrateurs de la Maison du Tourisme du parc des canaux et châteaux (couvrant les communes de la région du Centre), on a écrit que tout était en ordre et que le service juridique de la ville n’y avait rien trouvé à redire. Nous avons montré ces documents à Xavier Papier (Plus & cdH) et à Antoine Hermant (PTB), dont les partis étaient dans l’opposition avant et après les élections communales d’octobre 2018. Ils nous ont dit ne pas connaître ce cas. Pour Xavier Papier, « ce serait l’illustration d’une opacité de gestion inquiétante ». Antoine Hermant estime que « c’est inadmissible » et que « si on avait su, on leur serait rentré dans le lard (sic) ». Depuis qu’il a fédéré les mécontents et grossi de 1 à 7 sièges au conseil communal, le PTB est devenu le principal aiguillon du PS. Un parti « poujadiste », selon Jacques Gobert.

Même au PS, la concentration du pouvoir génère des tensions. En juin dernier, la conseillère communale Fatima Rmili a claqué la porte – ce qui est rare chez les socialistes, réputés soudés. Ses proches dépeignent le portrait d’une femme meurtrie, incarnant les espoirs déçus des candidats d’origine turque ou marocaine « trop souvent considérés ici comme des attrape-voix ». Très populaire, proche des gens, incarnant la méthode Taminiaux (serrer des mains, faire la bise et parler des problèmes du quotidien), Fatima Rmili se voyait échevine. C’est son ami Leslie Leoni qui lui a brûlé la politesse. Lorsqu’un poste d’échevin PS s’est ouvert l’été dernier, il y avait six candidates ou candidats déclarés, dont les deux « amies » Fatima et Leslie. Le PS louviérois n’aurait autorisé le vote que sur une seule option, le choix Leoni. Cruel, tout de même, la vie politique à La Louvière fourmille d’exemples où « on » opposerait des femmes les unes aux autres. Comme si elles servaient de faire-valoir. Pourquoi Jacques Gobert ne fait-il pas taire la critique sur ce plan-là ? Il a les coudées franches. C’est son parti, son mode de fonctionnement qui sont pointés du doigt.

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Si Peter Wilhelm érige en ce moment les premiers murs de La Strada (la partie logement, en haut de la maquette et en bleu), c’est pour tenter un dernier coup de poker. Montrer sa volonté d’avancer sur le résidentiel alors que le commercial rapporte plus. Quitte ou double.
Laurent Poma. CC BY-NC-ND

Scène 5. Le frontal

Jacques Gobert versus Salvatore Curaba, le président du club de football « mythique » de la RAAL, vainqueur de la coupe de Belgique en 2003. Jacques Gobert versus Peter Wilhelm, le promoteur immobilier qui a promis la Strada à la ville désargentée, en 2008, et dont les relations houleuses avec le bourgmestre sont pires encore que relatées par la presse locale. A la longue, il faut croire que le patron socialiste cultive l’art du frontal. Rares sont ceux qui osent l’affirmer. Beaucoup le pensent. Un adversaire politique résume le dilemme personnel de Jacques Gobert : « Il connaît ses dossiers, c’est sûr. Il travaille beaucoup, c’est certain. Mais il y a une forme d’autisme chez lui et en cas de difficultés récurrentes, cela tourne un peu à la paranoïa. Il sait qu’il n’est pas un leader naturel. Son charisme est relatif. Quand on a un tel profil, en politique, on a tendance à vouloir contrôler la situation. Le problème, c’est que dans l’arène politique, il y a des paramètres qui vous échappent. Or, Jacques Gobert déteste perdre le fil et le contrôle. Il s’énerve alors. »

D’autres toutefois, et Médor l’a constaté, estiment qu’au contraire, cette attitude de poisson froid a de quoi dérouter ceux qui s’opposent à lui. Il ne répond pas aux questions embarrassantes, il trouve toujours une bonne raison de renvoyer la faute à autrui. Au pire, cela passe pour de la déresponsabilisation. Au mieux, on peut durer trente ans en politique à ce rythme-là. S’il engrange un nouveau mandat de bourgmestre (il semble assuré qu’il ne sera jamais député ni ministre), en 2024, Jacques Gobert achèvera sa carrière politique en 2030. Il aura contrôlé les leviers de « sa » ville durant trois décennies complètes. Même Elio Di Rupo, qui n’a pas la moindre sympathie à son égard, n’aura pu en faire autant à Mons.

Avec Salvatore Curaba, « le » manager qui monte, le bourgmestre semble avoir tout récemment mesuré l’impasse de l’ignorance mutuelle. Ils se sont parlés. Et ont convenu d’enterrer la hache de guerre. Certes, la moindre étincelle pourrait relancer l’incendie entre les clubs rivaux de la RAAL et de l’Union La Louvière Centre, contrôlée par des amis entrepreneurs turcs du maïeur. Le grand écart avec ceux-ci s’amorce-t-il ? De manière générale, Jacques Gobert pourrait-il renoncer aux conforts du clan ? « Je ne me prononce par sur ceci, commente le syndicaliste Calogero Morina, mais ceux qui ont encore un impact sur les choix de Jacques Gobert lui recommandent de mieux choisir ses alliés. » 

Reste Peter Wilhelm. Le promoteur qui a dessiné le nouveau cœur de ville pour le compte de la ville. Avec lui, un costaud, la partie reste serrée. Ils ne parlent plus le même langage, et la ville joue gros dans la bagarre. Sur ce dossier, de loin le plus miné pour lui, Gobert aurait commis l’erreur de traiter son partenaire comme s’il construisait de simples aménagements routiers. Alors qu’il s’agit d’une véritable ville dans la ville. Il y a été au frontal et perdu un temps considérable, de 2018 à 2013. Or, là, la même année, Mons a prévu d’élargir ses Grands Prés et Charleroi a engagé les travaux de sa Rive Gauche. Trop de commerce de masse (Primark & Co) tue le commerce ; il n’y a pas place pour tout le monde, au même moment. La Louvière a bloqué la Strada quand Mons et Charleroi avançaient leurs pions sur le Monopoly. Curieuse coïncidence de dates. Face à Elio Di Rupo et Paul Magnette, Jacques Gobert aurait-il perdu la guerre d’influence entre socialistes ? Ou accepté de mettre la Strada au frigo ? Jusqu’à être fort tard sur la balle.

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