Un poil de différence
Enquête (CC BY-NC-ND) : Mathias Delmeire & Chloé Andries
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Saunas à poil, plage, terrains et associations naturistes : c’est en Flandre que les maillots tombent le plus facilement. Les Flamands seraient-ils plus à l’aise avec la nudité que les Wallons ? Médor a travaillé la question au corps.
Koen, 65 ans, n’est pas le genre de gars à se faire des nœuds au cerveau pour expliquer pourquoi il pratique le naturisme. « Je suis né comme ça, dans ma famille on a toujours fait ça. C’est naturel. Voilà. » En revanche, en ce moment, une question taraude Koen : pourquoi les francophones n’ont-ils pas bougé leurs fesses en masse pour venir à son dernier événement « piscine naturiste » organisé à la piscine du Grand Large à Mons ? « Franchement, je ne comprends pas. Quand on fait la même chose à Gand, on a 500, 600 personnes, sans faire trop d’efforts. Là, on a fait une grosse promo et on n’a eu que 220 personnes. Des francophones, mais aussi des Flamands, des Hollandais et des Français. » Koen Meulemans est président de la Fédération belge de naturisme. « Randonues », tournois de pétanque, parties de bowling, visites de musées : le monde des événements naturistes, il maîtrise. « Pourtant, à chaque fois qu’on organise un événement en Wallonie, il y a moins de monde qu’en Flandre. » Sa fédé compte 8 000 adhérents, parmi lesquels… 7 180 Flamands. Et sur les 11 associations naturistes affiliées, seules quatre crèchent en Wallonie. Mais si la Fédération belge de naturisme rapporte une légère augmentation de ses membres, les nouvelles générations se mobiliseraient plutôt en dehors des associations. Difficile dès lors d’affirmer que les Wallons seraient ultraminoritaires dans une pratique qui se développe hors des cadres.
Côté terrains prêts à accueillir des fesses nues, en tous cas, les associations wallonnes ne disposent que de deux propriétés privées, la terre flamande fait donc figure d’eldorado en la matière. L’association flamande Athena, autoproclamée « plus grande association naturiste d’Europe », dispose de trois gros terrains récréatifs pour ses aficionados… dont un en Wallonie, mais qui attire surtout Flamands et Néerlandais. Côté public, seule la Flandre dispose d’un territoire à Bredene. Là, une vaste plage accueille les bronzés intégraux depuis 2001, avec la bénédiction officielle des autorités communales. Pendant ce temps, les naturistes wallons ont encore du mal à digérer la promesse avortée de l’ex-ministre wallon du Tourisme, Paul Furlan, en 2010, qui avait pourtant envoyé du lourd. À l’époque, le ministre se disait « sans tabou ni puritanisme », bien décidé à permettre à la Wallonie de « rattraper son retard », en créant un espace naturiste sur le site des barrages de l’Eau d’Heure. Le projet n’a jamais fait tomber le maillot.
Les maillots matent
Quant aux centres thermaux dédiés au bien-être, les Flamands favorisent les espaces collectifs, où l’on transpire surtout nu. À l’inverse, côté wallon, si des espaces sans maillots voient le jour et attirent, les structures sont traditionnellement axées sur les soins individuels en cabines, comme aux thermes de Spa. Si une partie « nue » y est apparue en 2006, c’était d’abord pour viser les touristes flamands, hollandais ou allemands. Mais aujourd’hui, selon la direction, les francophones sont aussi nombreux que les autres dans cet espace. Une nouvelle section naturiste est d’ailleurs sur les rails dans le cadre du prochain plan de développement des thermes.
Aurélie, 45 ans, francophone, a découvert il y a cinq ans les thermes nus sans le vouloir… en Flandre. « Je me suis mise à poil, pas très à l’aise au départ. Et bizarrement, mon regard a changé. Je me sentais beaucoup moins matée que quand j’avais un maillot. Les gens sont là, des gros, des minces, des flétris, des culs qui pendent, des corps. C’est comme si le fait d’avoir un bout de vêtement soulignait la sexualisation du corps, alors que j’avais toujours cru que c’était l’inverse. »
Mais alors quoi ? Les Flamands seraient-ils moins engoncés dans leur corps que les Wallons ?
Petit détour par l’histoire avec Arnaud Baubérot, historien à l’Université Paris Est, auteur d’Histoire du naturisme, le mythe du retour à la nature : « Dès la fin du XIXe, dans tous les pays industrialisés, on assiste à l’éclosion d’un courant hygiéniste qui s’inquiète des effets de l’urbanisation, de l’industrialisation, de la pollution, sur la santé de l’individu. C’est l’essor des médecines naturelles, du végétarisme, portés par de grands noms comme l’Allemand Sébastian Kneip. Le naturisme s’inscrit dans ce mouvement général, mais il ne s’est pas développé partout. Il s’ancre surtout dans certains pays, comme les Pays-Bas ou l’Allemagne, dont le rapport au corps est plus distancé, moins sacralisé et où des pratiques de santé consistant à exposer le corps nu aux éléments naturels préexistent parfois. »
En Belgique, c’est à la fin des années 1920 qu’apparaît le naturisme, dominé par deux associations… flamandes. De Spar, créée par Jozef Geerts, et Helios, lancée par l’ingénieur flamand ucclois Joseph-Paul Swenne, un des pionniers de la contraception et de la sexologie. Chaque week-end, des Flamands – essentiellement issus de la bourgeoisie urbaine, seule à l’époque à connaître les joies de l’oisiveté – se retrouvent pour des sessions de gym ou de natation à poil. En ligne de fond : ascétisme, hygiénisme, retour à une nature bienfaitrice, critique de l’industrialisation qui « corrompt » l’homme. Après un coup d’arrêt pendant la Seconde Guerre mondiale, le mouvement réapparaît et se démocratise dans les années 50. Si des associations naissent côté wallon comme flamand, c’est plutôt chez les néerlandophones que les choses s’organisent. La fédération belge née en 1959 s’implante en Flandre et organise en 1966 un colloque international qui s’achève sous escorte policière à la maison communale… d’Anvers.
Par-dessus le maillot
La proximité géographique, linguistique et culturelle de la Flandre avec ses voisins du Nord expliquerait en partie la différence historique de rapport aux pratiques nues en Flandre et en Wallonie. C’est en tous cas l’avis de Chris Paulis, anthropologue spécialisée en sexualité à l’Université de Liège, pour qui cette différence dépasse le simple mouvement naturiste minoritaire. Cette Verviétoise se rappelle les compétitions sportives de sa jeunesse, à Liège ou Aix-la-Chapelle. Et garde encore aujourd’hui un souvenir très net… des douches. « À Aix, les Allemandes se lavaient toutes nues, sans aucun problème, pendant que les Liégeoises se lavaient par-dessus leur maillot de bain, c’était très drôle. En Flandre, plus proche culturellement des Pays-Bas ou de l’Allemagne, le rapport au corps et à la nudité est aussi plus direct, évident. En Wallonie, ce même corps est moins bien accepté, sauf s’il est travaillé ou dissimulé. »
Rassurons-nous, tous les Belges sont égaux sur certaines évolutions : « Le corps nu est utilisé dans notre société de consommation pour faire vendre, rappelle l’anthropologue. Or, ce n’est pas la nudité qui fait vendre, c’est la nudité sexuée. Résultat, l’utilisation du nu pour faire consommer engendre une confusion entre nu et sexualité. »
Mais Chris Paulis perçoit quand même de solides différences entre Wallons et Flamands (impossible de mettre Bruxelles dans l’analyse, précise-t-elle), qu’elle a objectivées notamment dans ce qu’elle appelle « le choc de l’affaire Dutroux ».
« L’affaire Dutroux a profondément marqué le rapport au nu dans les familles. On a tout à coup assisté à une augmentation du nombre d’hommes accusés de violences sexuelles sur leurs enfants, dans le cadre de séparations. Les situations normales de la vie, comme le fait de laisser un homme laver son petit enfant – ce qui est son devoir de parent – est devenu suspect, sexué, attaqué. On a fait de l’homme normal un prédateur. Clairement, ces affaires, pour lesquelles j’ai été beaucoup sollicitée, ont été beaucoup plus importantes en Wallonie qu’en Flandre, car le rapport au corps et à la sexualité est différent au départ. »
Accepter l’autre
Mais à quoi ressemble exactement cette différence ? Pour l’expliquer, l’anthropologue prend la contre-allée et s’éloigne du nu, pour parler du corps… handicapé. « En Flandre, et encore bien plus en Allemagne, les espaces publics sont davantage pensés pour intégrer les familles, les personnes handicapées, tous les individus. Plus on descend vers le sud, moins on voit de personnes handicapées dans les rues. C’est flagrant et ça en dit long sur l’importance du rapport que chaque société entretient avec le corps. Quand on est habitué a voir toutes sortes de corps, handicapés, abîmés, on a un autre rapport à l’individu que dans une société où règne l’injonction du corps parfait. »
Accepter l’autre, définir une normalité plus ouverte, ne pas cantonner le corps à une sexualisation normative, c’est finalement de ça que parlent aussi les naturistes aujourd’hui. Suzanne, la soixantaine, est membre de l’association Sport et Nature Hainaut (300 membres). Suzanne est une femme forte. « Très forte », précise-t-elle. Pour elle, le naturisme, « c’est un sentiment de liberté intense. Sans vêtements, il n’y a plus de classes sociales, il n’y a plus d’infirmités, de regards déplacés, de jugements. Je suis bien ». Alors quand Suzanne sature des regards qui la flinguent dans son quotidien « habillé », elle s’offre des moments de normalité… à poil.