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La crève, saison deux

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Clap. Eeeeeeeeeeeet… ça tourne ! Les séries belges La Trêve et Ennemi public saison 2 sont sur nos écrans. Mais derrière leurs caméras se tourne une autre réalité : des hommes et des femmes trinquent jour et nuit durant les tournages.

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S1. LE NOUVEAU MARCHÉ

Intérieur nuit. Dans une salle de cinéma.

Une salve d’applaudissements. Plan général sur la salle de cinéma archipleine qui se rallume. Le générique de La Trêve saison 2 défile sur l’écran. Zoom sur la ministre de la Culture, Alda Greoli, qui s’exclame : « Ça cartonne ! »

Le phénomène des séries belges, en particulier La Trêve et Ennemi public avec leur deuxième saison, continue d’écrire l’histoire cinématographique de la Belgique francophone. Les saisons 1 des deux séries avaient fait exploser les scores avec des audiences de plus 400 000 téléspectateurs (télévision et Web compris) et une formidable exportation sur la scène internationale. La Trêve a été vendue au Portugal, en France, en Espagne, en Allemagne, en Pologne, en Suisse, en Flandre (VRT) ainsi qu’à Netflix. Ennemi public a conquis l’Angleterre, la France, la Suède, l’Espagne, la Norvège, le Danemark, le Canada, les États-Unis, la Pologne, l’Allemagne, l’Australie, le Portugal…

Ces ventes ont généré des recettes au-delà de toute attente pour les producteurs, que sont la RTBF, la Fédération Wallonie-Bruxelles, et les maisons de production en sous-traitance. Si leur montant exact ne nous a pas été donné, ils ont remboursé les déficits des saisons 1 et ont permis d’investir dans les saisons 2, ce qui est plus qu’exceptionnel pour un cinéma belge en man­que chronique de moyens.

Des accords de prévente ont même été signés préalablement aux tournages des deuxièmes saisons pour garantir les futu­res exportations. Des événements qui augu­rent encore un succès commercial international pour la suite de ces séries.

S2. FLASH-BACK/
UN CERCLE VERTUEUX

Intérieur jour. Bureau.

2012. Des représentants du Centre du cinéma (CC) – entité administrative de la Fédération Wallonie-Bruxelles – et de la RTBF sont assis l’un en face de l’autre dans les bureaux de Reyers. Ils constatent : « La Flandre a investi dans la série il y a 15 ans et a réussi à créer son propre marché. » « On va faire la même chose. »

Le « Fonds Fédération Wallonie-Bruxelles – RTBF pour les séries belges » a été créé en 2013 avec pour objectif de faire jaillir un « star-system », un marché qui amènerait les téléspectateurs dans les salles de cinéma pour voir les acteurs des séries qui passent à la télé. Ce fonds est doté d’un budget annuel de 3,15 millions d’euros. Il vise à soutenir à la fois l’écriture, le développement et la production.

On a donc un financement en trois temps : d’abord, une phase « d’écriture » d’un épisode dialogué où 30 000 € sont donnés aux auteurs. Cette phase peut aboutir à celle du « développement » où auteurs, scénaristes et producteurs rédigent les 10 épisodes avec 200 000 €. Arrive enfin la dernière étape, où 1 176 000 € sont octroyés pour la production. Le passage d’une phase à l’autre doit être validé par le Comité de sélection composé de représentants du CC et de la RTBF.

Aujourd’hui, six projets sont en phase 1, treize projets en phase 2 et un projet en phase 3 : celui de la deuxième saison d’Unité 42, série qui a remporté un beau succès.

Ce Fonds finance donc aussi l’écriture, ce qui est une première en Europe. Dans les autres pays, les auteurs ne sont pas payés pour rédiger. Benjamin d’Aoust, cocréateur de La Trêve, explique : « Pour notre série, on a écrit tous les jours à temps plein pendant un an. Et on a été payés pour ça. Si on veut former des auteurs, c’est ça qu’on doit faire : les payer pour qu’ils puissent écrire. »

Par ailleurs, les bénéfices engendrés par les séries produites retournent directement au Fonds pour permettre à de nouveaux auteurs de rédiger des scénarios et à de nouvelles séries de voir le jour. « C’est le principe du cercle vertueux », explique Jeanne Brunfaut, directrice générale adjointe du CC. Les recettes obtenues par la RTBF et la FWB grâce à La Trêve et à Ennemi public ont donc été intégralement renvoyées dans le pot commun.

L’objectif du Fonds est, à terme, de produire quatre séries par an. Mais cette finalité ne plaît pas toujours au secteur. Les budgets consacrés aux séries ne sont pas à la hauteur des ambitions et provoquent des conditions de tournage difficiles et de salaires qui interpellent.

S3. « VOUS GÂCHEZ
LE MÉTIER »

Intérieur jour. Festival des séries, en plein cocktail.

Alors que La Trêve et Ennemi public ont été primés, un réalisateur français s’approche d’un auteur belge et s’écrie, énervé : « Vous vous rendez compte ? Vous faites croire à TF1 ou France 2 qu’une série peut être produite et diffusée en prime time avec 350 000 € l’épisode. Vous gâchez le métier ! »

Lorsque le producteur d’une série sélectionnée perçoit le 1,176 million d’euros en provenance du fonds, il peut ensuite gonfler son budget et aller chercher des financements ailleurs, tout en respectant un plafond : 330 000 € par épisode pour les saisons 1 (le plafond était de 250 000 € l’épisode du temps de La Trêve et d’Ennemi public, mais a augmenté depuis lors) et 429 000 € pour les saisons 2. Ces moyens complémentaires peuvent être trouvés au sein des institutions belges (fonds régionaux, Tax Shelter, Proximus) et dans les coproductions étrangères pour autant que leurs budgets ne dépassent pas 20 % du montant octroyé par la FWB et la RTBF. Cela pour garder 50 % des droits et assurer la belgitude de la série. « Ce qui n’était pas bête, explique Matthieu Donck, réalisateur de La Trêve, car, si on avait commencé à produire une série avec TF1 par exemple, on aurait eu plus de budget, mais on aurait eu moins de liberté : ils nous auraient probablement imposé un ou des acteurs français pour que la série soit plus vendue. »

Pour les saisons 2, le budget a donc augmenté de 30 %. Les producteurs ont ainsi pu arriver à une somme de 429 000 € par épisode. Mais « ne nous mentons pas, nous ne pourrons pas financer les séries à 700 000 € ou 800 000 € par épisode », explique Jean-Paul Philippot, administrateur général de la RTBF. Pourtant, de telles séries exigent plus que 429 000 €. Anthony Rey, producteur de La Trêve, a fait le calcul : « Une série type La Trêve demanderait idéalement un budget qui avoisine les 500 000 €-600 000 € par épisode, soit le budget de Beaux Séjours en Flandre ou celui des séries scandinaves, comme Borgen. »

Ces montants ont été communiqués à la RTBF mais celle-ci reste ferme sur son budget. Il faut savoir que la production et la diffusion d’une série belge lui coûtent 10 à 15 fois plus cher que d’acheter une saison d’une série américaine, « et, comme cette dernière a déjà été diffusée sur d’autres territoires, nous sommes sûrs de son succès et de son audience », précise Jean-Paul Philippot.

Pour que la RTBF et la FWB augmen­tent le budget par épisode, la seule solution serait de produire moins de séries par an. Cette option est inenvisageable pour Jean-Paul Philippot : « Notre objectif, c’est de produire de trois à cinq séries par an. Si nous mettons deux fois plus de moyens, on fera deux fois moins de séries, et ça signifie moins de diversité, moins d’équipes qui bossent, moins d’acteurs qui sont engagés, on ne donnera pas le goût au public. On n’a pas fait ce choix-là. C’est un parti pris qui est assumé. Aujourd’hui, la priorité est à la création d’une industrie pérenne pour arriver, à terme, à avoir un épisode d’une série belge par semaine sur nos écrans. »

Reste que tourner avec de tels budgets fonctionne au début, avec l’énergie de la nouveauté, quand les équipes sont motivées. Mais elles peuvent vite s’essouffler. « Je ne ferai jamais une saison 3 de La Trêve dans ces conditions. Jamais », affirme Olivier Boonjing, chef opérateur de La Trêve saisons 1 et 2.

S4. SUR LE TERRAIN

Extérieur jour. En terrasse.

Angelo Bison, acteur principal d’Ennemi public, est attablé. Il commande un café. Se tourne vers la caméra. Traveling avant, arrêt en close-up [gros plan] face cam.

« Pour la saison 1, les conditions étaient très difficiles. On nous mettait un peu des bâtons dans les roues. Le nombre de jours de tournage qu’on a eus, soit entre 75 et 80, correspond au tiers de temps dont disposerait une série française. Pour la saison 2, il y a eu de beaux progrès au niveau financier, on pouvait commencer à parler de salaires, mais ça restait modéré. Et pour ce qui est du temps qu’on nous donnait, il était à nouveau trop court. »

Vu le manque de budget, les producteurs ont dû faire des économies. Ces dernières sont d’abord passées par une condensation de l’activité par jour pour réduire la durée totale du tournage, les nuits et repas à payer, etc.

Sur Ennemi public saison 2, le cahier des charges indiquait des journées de neuf heures plateau. Mais elles se sont quelques fois transformées en 10, voire 12 heures. À cela, il faut ajouter l’heure de repas, l’heure de prépa et l’heure de remballage, qui ne sont pas des heures plateau. Tourner 10 à 12 heures plateau, c’est donc risquer des journées de 15 heures pour les techniciens.

« Humainement, tourner au-delà de 8 à 9 heures plateau, ça n’est pas acceptable, explique Matthieu Frances, coréalisateur d’Ennemi public. Après 10 heures de travail, le risque d’accident devient beaucoup plus réel, dû à la fatigue. Il y a de la machinerie lourde, des manipulations d’appareils à haute tension… sans parler de la qualité d’interprétation et de mise en scène après autant d’heures de concentration. »

Sur ces journées de 12 heures au minimum, 3 heures sup devaient être offertes pour les techniciens. Une pratique légale, « pour autant que la durée moyenne du travail sur la durée déterminée du contrat de travail n’excède pas 38h/semaine », précise la convention collective. Or, les heures prestées par semaine excédaient automatiquement les 38 heures par semaine vu que le cahier des charges était déjà de 9 heures plateau au minimum par jour.

Les techniciens exigent alors que ces heures sup soient payées, voire majorées : « Ça a du sens !, clarifie Abdeltife Mousshin, chef électro-éclairagiste d’Ennemi public saison 1. C’est pour éviter les abus des producteurs quand ils essaient d’économiser au détriment des travailleurs. À savoir en réduisant le nombre de jours de tournage, en augmentant les heures de travail journalier tout en supprimant les majorations des heures supplémentaires. »

S5. L’ABÎME

Extérieur jour. Dans une rue piétonne.

À la porte d’un café à la devanture boisée, deux hommes debout fument une cigarette. Un directeur de production est en pleine discussion avec un technicien pour l’embaucher. Il lui propose un salaire de 200 € brut par jour. Celui-ci refuse.

Sur La Trêve 2, pour 12 heures de travail par jour, les chefs de poste étaient payés 280 € brut par jour, les assistants 200 € et les régisseurs 160 €. Mais ces salaires ne prennent pas en compte le statut de l’intermittent : « Quand je finis un tournage après deux mois, c’est extrêmement rare que je trouve un nouveau projet qui recommence directement, explique un membre de « Hors Champ », une asbl de techniciens du cinéma. Et puis, quand je suis sur un tournage, je n’ai pas le temps de postuler. De toute façon, dans notre monde, on ne “postule” pas, c’est du bouche-à-oreille. Il faut donc avoir du temps et de la disponibilité pour voir ou appeler les futurs employeurs. J’ai envoyé des tonnes de CV et je n’ai jamais eu de boulot. Ça ne fonctionne que par réseautage. Donc quand je gagne des montants sur huit mois, ils doivent me faire tenir pour les 12 mois. Mais ça, les directeurs de prod ne le comprennent pas toujours. »

Hors Champ est née à la fin de l’année 2013 à la suite des changements liés au statut d’artistes. Elle rassemble aujourd’hui 200 techniciens et tente de défendre ces corps de métiers. L’association dénonce : « Nous sommes allés voir le Centre du cinéma et nous leur avons demandé comment une instance publique pouvait accepter de produire des séries sans respecter la convention collective. Ils ont juste répondu qu’ils en étaient conscients. »

Un régisseur qui travaille huit mois sur l’année avec 160 € brut par jour sera rémunéré d’un total de 12 800 € net sur l’année. Soit environ 1 000 € net par mois. Et il n’aura ni 13e mois, ni assurance maladie, ni congés payés.

Par ailleurs, quand un technicien a un accord avec le producteur pour un tournage, il doit se rendre disponible pendant la période convenue, mais celle-ci peut pren­dre du retard. « C’est le pire dans notre métier, déplore un technicien. Sur Ennemi public, on était censé commencer en mai. Mais tous les mois, le dir prod nous disait qu’il reportait d’un mois et demi car il y avait du retard dans le scénario. Moi, j’avais bloqué ma période ! Je ne pouvais pas trouver un tournage qui tombait pile à ce moment-là pour un mois et demi ! Et je devais me tenir à disposition. Le tournage a finalement commencé en octobre. J’ai perdu cinq mois de travail payé. Et comme je n’avais rien signé, je n’étais même pas indemnisé. »

Alors qu’aux États-Unis ou en France, les techniciens du cinéma sont sursyndicalisés et disposent d’agents pour négocier leur salaire, en Belgique, ces corps de métiers manquent de protection : les syndicats belges ne connaissent pas le monde du cinéma et s’intéressent peu à la condition de l’intermittent. Au moment des négociations salariales, chaque technicien se retrouve seul devant le directeur de prod. À lui de se débrouiller pour obtenir une rémunération correcte et se défendre, sans exagérer, pour espérer être embauché. « La relation avec le dir prod est très compliquée : en même temps tu dois lui frotter les manches pour qu’il t’aime bien mais tu dois aussi négocier ton salaire », regrette-t-on chez Hors Champ.

Ces corps de métiers ont pourtant des droits. Ils font partie d’une commission paritaire et disposent d’une convention collective qui les protège. Si celle-ci date de 2012 et n’est pas toujours adaptée aux spécificités de l’intermittence, des règles y sont inscrites et encadrent certains points tels que la date de signature du contrat, les barèmes, les heures sup, les déplacements, etc. Mais, à part les barèmes (qui sont devenus obsolètes compte tenu du coût de la vie), les producteurs sont loin de respecter toutes les mesures de la convention.

S6. ET APRÈS

Intérieur jour. Bureau de l’administrateur général de la RTBF, neuvième étage.

Plan rapproché sur Jean-Paul Philippot, qui est assis à une table ronde. Il se sert une tasse de thé. Sa propre voix off l’interroge sur l’avenir des séries belges.

« On est à l’ébauche de création d’un tissu industriel, tout le monde est en train d’apprendre, les producteurs aussi. On doit faire attention à ne pas être enivré par la célébrité des deux premières séries. On aura aussi des séries qui ne seront pas des réussites. Champion n’a pas été un succès. La série a pourtant coûté le même budget. Ce qu’on ne peut pas faire, c’est oublier de tirer les enseignements des formats qui n’ont pas bien marché. Pour ce qui est du temps de travail nécessaire pour produire 52 minutes, on va aller vers une meilleure maîtrise des plans de charge, des horaires, des outils et dès lors on pourra aussi améliorer les conditions de travail et les coûts. »

Des initiatives sont en cours. Jean-Claude Marcourt, ministre des Médias, veut placer dans le futur contrat de gestion de la RTBF un paragraphe considérant les techniciens : la RTBF « s’assure que les sous-traitants et spécialement les producteurs audiovisuels indépendants avec lesquels elle contracte, garantissent aux auteurs, artistes et techniciens qu’ils engagent le respect des conventions collectives applicables […] et, à défaut, leur appliquent au minimum des conditions économiques équitables conformes aux pratiques honnêtes et loyales du secteur ».

Le Fonds des séries a aussi mis en place un comité d’accompagnement des séries qui rassemble la RTBF, le Centre du cinéma, les producteurs et les auteurs. Les techniciens n’y sont à ce jour pas représentés. Pourtant, cette instance a pour mission de faire des bilans et de discuter des questions problématiques telles que les conditions de tournage. Hors Champ compte faire la demande d’y participer.

Un meilleur horizon pourrait se profiler. Mais sans aucune garantie. Les probabilités d’augmenter les budgets demeurent faibles. Reste à savoir qui fera ces séries : si les techniciens expérimentés refusent, les directeurs de prod devront aller voir du côté des étudiants fraîchement diplômés, aux exigences moindres. Est-ce là la volonté de nos services publics, censés être exemplaires, de « légitimer » ces emplois précaires à travers ces pratiques ?

Eeeeeeeeeeeet… Cut ! Clap de fin. Il faut une deuxième prise, chef ?

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