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Painful-Gulch-en-Famenne

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Depuis 12 ans, le carrier Lhoist et les moines trappistes de l’abbaye de Rochefort s’affrontent autour de la source Tridaine. Comme dans Les Rivaux de Painful Gulch, album de Lucky Luke, les Rochefortois sont divisés en deux clans que personne ne semble pouvoir réconcilier.

Quand Lucky Luke arrive à Painful Gulch, la « Vallée douloureuse », ni les O’Timmins ni les O’Hara ne se souviennent vraiment des raisons qui opposent les deux clans depuis plusieurs générations. Autour d’une rivière dont ils se disputent l’accès, ils se mènent la guerre en se reconnaissant à leur grand nez rouge ou à leurs grandes oreilles.

À Rochefort, ce sont d’un côté des casques et chaussures de sécurité, de l’autre des robes de bure et des verres de bière qui s’affrontent autour de la source Tridaine. Depuis qu’en 2006, le carrier Lhoist a révélé son intention d’approfondir la carrière de la Boverie, les moines de l’abbaye Notre-Dame de Saint-Rémy s’opposent à cette exploitation du massif du Gerny abritant la nappe d’eau qui alimente la brasserie de leur célèbre bière trappiste. Les partisans de Lhoist brandissent le maintien de 468 emplois directs et indirects en Wallonie (dont 266 autour du site de Jemelle qui est concerné) jusqu’en 2045. Les aficionados de l’abbaye ne cessent d’objecter que ce projet mettrait en péril non seulement leur trésor brassicole, mais aussi l’approvisionnement en eau de la commune…

Bière contre pierre

La guerre d’usure, administrative et judiciaire, a plongé 12 500 Rochefortois en eau trouble. Elle se double d’une guerre de la communication, qui rend d’autant plus difficile la lecture des enjeux d’un dossier théorique complexe. Au XXIe siècle, à Rochefort, on ne dégaine heureusement pas de colts, mais plutôt des sites internet (cf. les visuels de cette rubrique, NDLR).

Les Rochefortois, qui nour­ris­sent des craintes quant à l’avenir de la source et de la nappe Tridaine, ont été choqués par la communication des moines. « Ils ont sans doute fait appel à une société privée qui a mis en œuvre une campagne très agressive, explique Gwenaël Delaite, géologue qui s’est investie dans le Comité Source Tridaine réunissant des citoyens désireux de pacifier et d’objectiver le débat. De l’autre côté, la communication de Lhoist, bien rodée, se veut tellement rassurante qu’il nous est difficile de faire entendre nos propres inquiétudes. Rien que trouver une salle pour se réunir est compliqué : Lhoist soutient financièrement la plupart des associations locales ! En septembre dernier, on a organisé une manifestation bon enfant le jour de la fête foraine de Rochefort. Certains participants qui distribuaient des tracts d’information se sont fait insulter. »

Dans ce climat passionné, le porte-parole de Lhoist, Jean Marbehant, juge l’entêtement des moines plus émotionnel que rationnel : « Nous on est des ingénieurs : ce qui nous importe, c’est que le dossier technique apporte de sérieuses garanties. Les moines, eux, vivent de façon immuable, comme il y a 200 ans : ils n’ont pas notre culture du changement. Mais, dans la région, ils jouissent encore d’une aura particulière contre laquelle il est difficile de rivaliser. »

Femme et flegme

La bagarre entre le « géant » de la bière (50 000 hectolitres par an, un chiffre d’affaires de 14 millions d’euros en 2017) et celui de la pierre (une carrière à 60 millions d’euros de chiffres d’affaires, soit 3 % du chiffre du groupe Lhoist) ne serait-elle qu’un prolongement de plus de l’ancestrale opposition entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ? Les moines trappistes n’ont pas vraiment pignon sur rue à Rochefort, où une des seules façons de les croiser est de se rendre à la messe. C’est leur porte-parole Christophe De Doncker qu’ils ont chargé de répondre à Médor, hors du bénitier : « Je suis moi-même d’ordinaire un bouffeur de curés ; or cette affaire est tout sauf une querelle de clochers. C’est d’abord une histoire de parole reprise : dans les années 1980, le père Lhoist avait promis qu’il ne porterait jamais atteinte à Tridaine. »

À l’heure où s’écrivent ces lignes, quelques semaines avant que les autorités communales ne rendent leur avis concernant la quatrième demande de permis pour des tests introduite par Lhoist, l’arbitrage ne viendra pas du flegmatique et jeune bourgmestre Pierre-Yves Dermagne (PS en tête de la liste CAP 2030-IC reconduisant l’alliance avec le MR) : « On se tient à distance des deux parties pour conserver notre neutralité. Ce qui nous importe, c’est que la quantité et la qualité de l’eau pour les Rochefortois soient garanties. Il est fort probable qu’au final, seule la justice tranche. » Comment, en fonction de cette décision, la communauté rochefortoise parviendra-t-elle à se réconcilier ? Peut-être les O’Timmins et O’Hara de Rochefort, comme leur maire, devraient-ils relire Lucky Luke : à Painful Gulch, le retour de la paix autour de l’eau est venu des femmes. Pourtant jugée mesurée par l’ensemble des parties, la seule voix féminine qui semble s’élever au-dessus de la mêlée famennoise peine pourtant à être réellement entendue…

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