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Trop proches pour ne pas sombrer

Maladies mentales

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Emilie Gleason. CC BY-NC-ND.

Tous les troisièmes mardis du mois, Claudine et Frank accueillent des proches. Proches de qui ? D’un enfant, un frère, une sœur, un petit-enfant atteints de graves troubles psychiques. Pendant deux heures, chacun, chacune explique l’impossibilité de dormir, le silence des institutions, la patience avant le prochain drame.

Liège, mardi 17 septembre. 17 h 45. Cela fait près de vingt ans que ce groupe de parole existe. Frank et Claudine accueillent avec du Nescafé. Les premières arrivées patientent.

Une dame habillée d’un polo Lacoste rose et d’un gilet rose reconnaît vaguement une autre participante. Elles ont la septantaine. Elles parlent de joints.
— Des gens fument et eux, ça va quand même.
— C’est un terrain génétique. Enfin c’est moi qui dis ça.
Le groupe se forme. Seize personnes, 2 couples, 11 femmes, 5 hommes.

Frank, robuste dans sa chemise vert olive à manches courtes, prend la parole. « Mon épouse et moi sommes aussi parents. Ce groupe est un endroit pour déposer. Pas de critiques, pas de conseils. Pour le confort de tout le monde, je veillerai à arrêter la parole vers 20 h. »
— (Une dame élégante avec des lunettes rouges) Je disais à votre épouse que je devrai partir à 19 heures.
— (Une autre femme, la cinquantaine jeune) Et moi j’ai RDV chez mon psychiatre.

Frank présente Virginie Graci. Elle a été engagée par l’asbl Similes pour donner de l’information aux parents, aux écoles, aux associations aussi. Sa deuxième mission sera la création du projet « L’Après-Parents ». Mais entamons la soirée.


— (La dame qui parlait avec madame en rose) Alors voilà. Je commence ? Mon fils est schizophrène. Il a 32 ans. Il a été marié, puis divorcé. Il l’a mal vécu. Il fume des joints, passe sa journée sur les jeux vidéo. Il dit que les esprits veulent le tuer, il a prévenu les policiers du quartier. Mon mari est contre l’internement, mon fils a été deux fois à l’hôpital Untel. Au début, il acceptait les médicaments. L’olanzapine (NDLR, un antipsychotique). Mais ça le fait grossir, il a décidé d’arrêter et les crises ont repris. Il est adulte, je ne peux plus le forcer.
— Tu fais comment alors ?
— Je le mets dans son jus d’orange le matin.
— Tricheuse !
— Y a pas de solution. Cela fait six ans qu’il dit être ensorcelé. Il travaille, parfois.
— Six ans déjà… Tu connais Renaud Loix (NDLR, voir encadré) ?
— Oui, j’ai été le trouver. C’est idéal, un jeune pour partager leur vécu. Cela peut peut-être servir de déclic… Mais il me dit qu’il ne peut pas travailler en dehors de l’hôpital.
— Ton fils ne peut pas se déplacer ?
— Ben non puisqu’il pense qu’il n’est pas malade. Voilà mon témoignage, c’est ça… Maintenant avec 10 mg, ça se passe bien. Il se sent mieux. Mais il s’ennuie.
— Et appeler une équipe mobile pour vous soutenir ?
— Il faut que la personne soit d’accord.
— (Frank) Vous pouvez dire que c’est pour vous. Vous avez besoin d’aide.
— (Claudine) D’autres parents l’ont fait. 75 % des malades ne se reconnaissent pas comme tels.
— (La dame reprend) À l’hôpital Untel, ils n’ont pas posé de diagnostic pour mon fils parce qu’il n’est pas resté longtemps.
— Comment l’ont-ils accepté ?
— La police l’avait retrouvé sur l’autoroute. Ce serait bien qu’un pair-aidant vienne. C’est compliqué de contraindre nos propres enfants, de les forcer. On est mal placé.
— (Claudine) Ah bon vous trouvez ? (Rires)

— (La dame qui doit voir son psychiatre à 19 h) J’étais venue la dernière fois. Pour ma fille de 19 ans. Claire. Elle était hospitalisée. Elle vient de se suicider. (La dame fond en larmes. Son compagnon évite le silence.)
— (Lui) On a tout fait…
— (Elle trouve le courage de reparler) C’était à la maison. 10 h 34. Elle m’a appelée, m’a dit de ne pas venir avant midi. Je n’aurais pas pu arriver à temps. Elle était dans sa douche. J’ai supplié l’hôpital quand ils l’ont fait sortir. Je ne voulais pas qu’elle parte. J’ai perdu ma seule et unique fille. Il y avait des monstres dans sa tête. Elle m’a demandé l’euthanasie. J’ai dit non. Début juillet, on a été voir Taylor Swift à Amsterdam.
— (Lui) Elle avait arrêté ses médicaments. Elle avait tout organisé. Elle a laissé une lettre en espagnol.
— (Elle) Je pense toujours à elle. Elle voulait vivre en Espagne. Maintenant je vais vivre avec ça. Chaque fois dans la salle de bain, je la vois. Je me vois la descendre. Je suis suivie par un psychiatre. Je prends du Xanax, je ne fonctionne plus. Je ne dors plus. Sa chambre n’a pas bougé. J’y ai passé une nuit et là j’ai bien dormi.
— (Lui) Elle était déterminée. C’était sa quatrième tentative. Elle voulait partir, ses contraintes étaient tellement douloureuses.
— (Elle) Elle était saine. Elle avait des amis, une nouvelle école où l’arrivée s’était bien passée.

(Ils parlent alors ensemble pour expliquer l’école, à quel point leur fille était appréciée.)
— (Elle) Je sonne à l’hôpital, je veux des explications, mais personne ne me répond. La psychiatre, à part compatir…
— (Lui) Aucun diagnostic n’a été posé. Elle était peut-être borderline. Maintenant elle ne l’est plus.
— (Elle) Ce n’est pas normal qu’elle soit sortie. Elle était majeure, mais je n’étais pas d’accord. Une semaine avant, elle avait posté une vidéo très inquiétante.
— (Lui) Elle est sortie malgré ses quatre tentatives de suicide.
— (Elle) J’arrive pas à joindre l’hôpital.
— (Frank) Les borderlines, ils passent vite à l’acte.
— (Elle) Elle avait tous les symptômes. Son père est malade aussi.
— (Lui) Dans son téléphone, on a retrouvé une check-list avant de partir.
— (Frank) Après un tel témoignage, on va devoir continuer.
— (Elle) Moi je retiens deux choses. Elle avait arrêté ses médicaments. Et la deuxième ? C’est quoi encore ? Ah oui, quand tout va bien, c’est à ce moment-là qu’il faut s’inquiéter.
— (Une femme) Le Centre prévention-suicide prévoit des accompagnements.
— (Elle) Mais ça sonne toujours occupé. Il n’y a même pas de liste d’attente. J’aimerais bien qu’on m’explique (en larmes). J’aimerais ne pas culpabiliser…
— (Claudine)… C’est la première émotion. C’est quasi automatique.
— (Elle) J’ai besoin de réponses.

— (Lunettes rouges, foulard et gilet bleu. Elle prend la parole. C’est bien que ce soit elle. Sa voix est calme, sereine, elle dira tout d’une traite, sur le même ton) Mon nom est Marie. Il n’y a pas d’urgence chez moi. Je reviens par gratitude, tellement cela m’a aidée de venir ici. Je crois que mon fils ne doit pas être hospitalisé. Il est en rupture familiale depuis quatre ans. Lui va bien, paraît-il. Son problème, ce serait sa sœur et moi. Je ne sais pas de quoi il vit. Il a 42 ans. Pas d’enfants, pas de compagne, pas de travail. Il y a un an, il a voulu une thérapie familiale. C’était triste et sans intérêt. Il a fait une première demande par mail. Un ton gentil. Moi, j’ai répondu « Pourquoi pas ? Prenons un café… » Et puis il m’agresse. Depuis 15 ans, je suis une maman en échec. Mais tout ce que j’ai fait chez Similes m’a aidée. Quand c’est psychique, on ne devine pas leur maladie en les voyant… Il est gentil ? Je n’ai pas cette version de lui. Et la culpabilité, c’est la double peine. On est triste de son état et on se noie dans la culpabilité. Moi je veux cultiver ma non-culpabilité, c’est essentiel.
— (Frank ou Claudine, j’imagine) Merci pour ce partage.
— Il juge « ma petite vie ». Pour le moment, je n’ai pas d’autre sentiment qu’une profonde tristesse. Je m’attends à tout. Mais je n’attends plus rien.
— (Claudine) C’est un des côtés très gênants de la maladie. Ils sont gentils puis bam. Le retour de flamme.
— Cela me coûte de le dire, mais mon fils est manipulateur. Je sais que je dois être sur mes gardes.
— (Frank) Merci. Madame ?
— (Une dame) Moi c’est la première fois. Je n’ai pas la force de parler, tout ce que j’entends ici me trouble beaucoup et cela me retire la force. Plus j’en parle, plus cela m’impacte. Je vais vous écouter. Chaque fois que je parle de ma fille, cela ne me fait pas du bien. Elle a 39 ans.
— (Frank) On comprend. Madame ?


Claudine et Frank sont les deux piliers de la réunion, solides sur leur position, à l’écoute, rebondissant juste ce qu’il faut pour laisser les paroles se poser.

La dame en rose prend la parole. Elle doit avoisiner la septantaine.
— Ma fille a décroché au niveau scolaire à 15 ans. Elle a été dans plus de 15 hôpitaux à Bruxelles puis (elle soupire, semble soudain épuisée) elle arrête tout à la dernière minute. Sa rhéto, son permis. Elle n’a pas eu une vie facile. Son père est mytho, mégalo, il m’a ruinée quand elle avait 3 mois, j’avais 38 ans. J’ai pas été une mère présente, et son père n’était pas là. J’étais dans le commercial. Je partais tôt, rentrais tard. Elle a eu une enfance seule. Elle portait beaucoup et moi j’ai tracé. J’ai pas vu. Et à l’adolescence, cela n’a plus été tout droit.
— (Frank) C’était déjà il y a vingt ans.
— J’ai toujours cherché à régler le matériel, mais je n’ai pas su m’entourer.
— (Frank) Élever sa fille seule, c’est déjà pas mal.
— Mais avec une faille terrible.
— (Frank) Vous n’aviez pas le choix.
— Maintenant, elle est adulte, elle me donne des ordres tout le temps. Elle est plus forte que moi. Elle ne sort plus, elle ne se lave plus. Elle m’agresse. Je reviens avec les courses et elle me parle des mouchoirs. Ce serait pas le bon papier. C’est un vaudeville, non ? Heureusement que je devais venir ici.
— (La dame aux lunettes rouges) Moi je n’y crois plus. Une maman veut toujours sauver son enfant. Mais cela m’empêchait de regarder la situation comme elle était.
— (La femme en rose) Ma fille a des pulsions d’achat. C’est interminable ! Je voulais la mettre sous tutelle. Elle m’a dit : « Tu ne me verras plus jamais. »
— (Quasi tout le monde réagit alors) « Ah, mais là voilà, la solution ! » (Rire général !)
— (La femme en rose) On me l’a dit borderline. TDAH. Ça veut tout dire et rien dire.

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Emilie Gleason. CC BY-NC-ND

Un monsieur, un peu à l’écart du groupe, prend la parole.
— Pour ma femme, c’est trop difficile de venir. Notre fille nous a bien secoués. Une tentative de suicide le 22 et le 30 juillet, le 3 septembre… Elle a 33 ans. À l’hôpital, on la garde 48 heures, elle en dort 12. Puis elle ne se souvient de rien. Elle dit que c’est son autre moi. Un RDV avec un psychiatre, c’est en 2025. Là elle est rentrée jeudi au centre Untel. Elle est borderline, elle va là pour la gestion des émotions. La démarche est positive. Le revers de la médaille, c’est qu’elle sort quand elle veut. Sur une journée, elle peut changer du tout au tout. C’est très compliqué parce que quand elle va bien, on se demande combien de temps cela va durer. Ma compagne est suivie par un psychologue. Moi je sors le chien…
— (Une dame) Ma fille a 33 ans. Schizo paranoïde il y a neuf ans. Les psys ne savaient que faire d’elle. Je n’en peux plus. Elle délire tout le temps. Elle ne parle plus à son père depuis quatre ans. Elle a été prise en charge par le programme HIC (High Intensive Care). La famille a un contact direct avec le service. Je n’avais jamais eu ça avant. Ils essaient de ne pas imposer les médocs. On appelle, on a des infos. Souvent via la cheffe de service. C’est une grosse nouveauté.
— (Frank) On a beaucoup milité pour cela.
— Elle avance petit à petit. Elle accepte que je lui dise « bon anniversaire ». Je n’ai aucun espoir que cela aille mieux un jour. Personne ne peut comprendre ma fatigue, à part vous. Je dors tout le temps maintenant. J’avais l’impression que mon visage fondait.

La réunion se termine à 20 h 30.

Dans un livre bouleversant, L’Engravement (éditions La Contre Allée), l’écrivaine Eva Kavian raconte la visite de ces parents qui « en ont fini avec le bonheur » : « Il y a ceux qui arrivent plus tôt, ceux qui arrivent plus tard, ceux qui ne sont pas capables de venir, ceux des autres hôpitaux, ceux des autres hôpitaux dans d’autres pays, et d’autres allées, combien de gens au total ? Est-ce possible qu’autant de gens vivent ce que tu vis ? »

En Belgique, 114 489 nouveaux séjours, soit autant de personnes, ont été enregistrés dans les hôpitaux ou services psychiatriques en 2022. Ils n’étaient « que » 95 727 dix ans plus tôt (en 2013). La plupart des personnes acceptent ce séjour, mais une minorité, 11 272 personnes, sont contraintes. Les mises en observation (l’internement imposé) ont augmenté de 43 % en dix ans.

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Emilie Gleason. CC BY-NC-ND

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sorties génériques
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  1. Claudine et Frank ont fondé Similes. Cette asbl soutient et informe les familles de proches souffrant de troubles psychiques. Eux-mêmes ont un enfant dans cette situation. Ils n’ont pas relu l’article, mais bien le compte rendu de la soirée afin de s’assurer que les anonymats étaient préservés.

  2. Depuis 2010, une partie des moyens financiers et humains des hôpitaux est réallouée vers des soins en dehors des hôpitaux. On parle alors de soins ambulatoires - lire dans le Médor n°34 : « Sortir des hôpitaux. Et après ? »

  3. Le Centre de prévention du suicide a été plusieurs fois critiqué pour son absence de réponse, lors de cette réunion. Cette absence est-elle le signal d’un système qui est au bord de l’asphyxie ? Médor avait évoqué son travail en juin 2023 dans le Médor n°31.

  4. Trouble de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité.

  5. Sources : « Données phares dans les soins de santé - Soins en santé mentale », SPF Santé, 2023 et Rapport d’activités de Similes 2023 complété par une brève interview téléphonique.

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