L’immense gâchis
L’UCLouvain et les femmes
Enquête (CC BY-NC-ND) : Quentin Noirfalisse
Illustrations : Laura Ottone
Enquête (CC BY-NC-ND) : Catherine Joie
Publié le
Depuis 2020, deux biologistes de haut niveau demandent à l’UCLouvain de les protéger d’un environnement professionnel jugé sexiste, violent et propice au harcèlement. Alors que l’Université adapte sa politique de genre, elle a choisi dans ce cas-ci de s’opposer à ces chercheuses. Résultat : l’une est en arrêt de travail et l’autre a dû quitter l’Université. Ce double crash académique symbolise les dégâts majeurs (scientifiques et financiers) provoqués par la domination masculine en milieu académique et dans cette institution en particulier.
Automne 1928. La grande autrice féministe Virginia Woolf travaille sur deux conférences qu’elle va donner à l’Université de Cambridge. Thème : les femmes et la fiction. Cette commande donnera vie à l’essai fondateur « Un lieu à soi ». Pour préparer ses interventions, elle marche et réfléchit dans le parc de l’université anglaise. Un surveillant se pointe et la fait dégager du gazon réservé aux académiciens masculins. « Au nom de la protection d’une pelouse dont ils s’étaient transmis l’entretien pendant trois cents ans, ils avaient fait fuir mon petit poisson », écrit-elle. C’est le surnom qu’elle donne à sa pensée, d’abord insignifiante, qui devient ensuite recherche, puis résultat – littéraire, académique, scientifique.
Caroline Nieberding et Bertanne Visser sont des Virginia Woolf. Pourquoi les chercheuses fuient-elles les facultés de science, le monde universitaire et l’UCLouvain en particulier ? Ces deux biologistes dénoncent le sexisme. Elles demandent des « labos à elles » pour travailler correctement et publier des résultats. Elles citent les noms de surveillants (professeurs, cadres dirigeants) qui protègent une pelouse transmise entre pairs depuis 600 ans.
Les Virginia Woolf de l’UCLouvain se succèdent depuis des décennies. Le témoignage le plus ancien recueilli par nos soins est celui d’Hélène Verougstraete. Cette professeure émérite en histoire de l’art, employée par l’UCLouvain de 1973 à 2009, estime avoir été harcelée par un certain nombre de collègues, sans jamais recevoir le soutien du rectorat, malgré ses alertes. Les discriminations commencent dès le début de la carrière académique, par une surcharge de cours pour les femmes, signale-t-elle. « Quand j’ai demandé de ramener ma charge aux normes, on m’a dit de lâcher prioritairement le cours de ma spécialité plutôt qu’un autre. Après, j’ai senti que des rumeurs circulaient dans les couloirs, mais à défaut d’en connaître la teneur, impossible de me défendre. » Les femmes sortent « durablement traumatisées et déstabilisées » de cet engrenage sexiste constitutif de la machine universitaire.
Une autre professeure, qui souhaite rester anonyme, décrit le même processus, subi pour sa part en faculté de droit entre 2000 et 2010. Pourquoi ? « Je n’entrais pas dans leur moule », résume-t-elle. Elles sont loin d’être les seules dans ce cas. Plusieurs fois, Hélène Verougstraete a voulu quitter le monde académique. Seuls le confort d’habiter près de son lieu de travail et la bonne entente avec ses collaboratrices l’ont fait tenir. Lorsqu’elle découvre, par des mails internes, le dossier de Caroline Nieberding, en 2022, la similitude de leurs parcours lui saute aux yeux : ce qu’elle nomme la « misogynie profonde » de l’UCLouvain. « Caroline Nieberding vit la même chose que moi, à l’époque. »
INDIVIDUALISME ET PASSIVITÉ
En 2021, une témoin (chercheuse universitaire) interviewée par Médor constate une atmosphère « malsaine » au sein du Earth and Life Institute (ELI), l’un des plus gros instituts de recherche de l’UCLouvain (429 membres et affilié·es), et en particulier au pôle de recherche ELI-B (pour Biodiversité). Caroline Nieberding y travaille alors comme professeure en écologie terrestre et Bertanne Visser y mène ses recherches sous contrat avec le Fonds de la recherche scientifique (FNRS). Elles sont appelées les « deux sorcières ». Une rumeur circule, raconte cette témoin : Caroline Nieberding « kidnapperait des enfants dans un van ». « Ces récits, même s’ils étaient pris à la rigolade, étaient relayés par les doctorants ou le personnel administratif et technique. » En conséquence, le regard sur les équipes des deux biologistes est très négatif.
Caroline Nieberding arrive à l’UCLouvain en 2008. Grâce à son parcours de recherche dans les Universités de Liège et de Leiden, elle obtient un poste de professeure très jeune, à 28 ans. En 2016, Bertanne Visser, Néerlandaise et formée à Leiden et à Amsterdam, rejoint l’équipe de Caroline Nieberding pour y faire son post-doctorat. Elle constate rapidement que des chercheurs masculins du pôle ELI-B dénigrent Caroline Nieberding en réunion, phagocytent les financements et les publications, bénéficient d’horaires plus légers. Bertanne Visser, qui a commencé à subir les mêmes choses, aide sa consœur à ouvrir les yeux.
Pour dénoncer ce qu’elle vit, Caroline Nieberding commence par le b.a.-ba : écrire au vice-recteur à la politique du personnel (VRPP), Didier Lambert, qui fait partie du conseil rectoral depuis 2010. Dans un courrier du 28 février 2020, elle décrit le « climat général de non-reconnaissance, voire de dénigrement » de son travail. Elle cite quatre collègues masculins de son institut. Un biologiste, professeur ordinaire, est mentionné pour agression verbale, engueulades surprises, e-mails dénigrants. Un autre professeur ordinaire, biologiste aussi, pour une main aux fesses. Un professeur extraordinaire et émérite, ingénieur, pour avoir pris des photos d’elle en réunion sans son consentement. Enfin, N. S., professeur comme elle, pour des remarques récurrentes sur le physique, des e-mails dénigrants, des irruptions dans son bureau. L’UCLouvain, leur employeur autant que le sien, devrait réagir, non ?
Une conseillère du service interne FABI (Formation, accompagnement et bien-être) est chargée de demander aux membres du pôle ELI-B d’identifier les problèmes. Elle liste : opportunisme, individualisme, sexisme ordinaire. Ensuite, une commission d’enquête interne mandatée dans ce dossier livre ses résultats en mars 2021. Elle reconnaît la « souffrance » de Caroline Nieberding et l’attitude passive et le déni des autorités et collègues, mais estime que les faits de sexisme et de harcèlement ne sont pas prouvés, tout en reconnaissant qu’il est difficile de prouver des faits de cet ordre. Le rapport de la commission d’enquête confirme pourtant plusieurs comportements dénoncés par Caroline Nieberding, dont un fait de violence physique d’un professeur, N. S., envers une technicienne, tirée par le col du vêtement en plein couloir. Cet incident est alors corroboré par une témoin. La commission écrit que ce professeur a « une forte personnalité qui s’exprime de manière souvent véhémente pour affirmer ses idées, et ses désaccords, à la limite de l’agressivité ». Dans le rapport d’enquête, un autre collègue masculin signalé par Caroline Nieberding est décrit ainsi par un ancien doctorant comme appartenant « à la “très vieille école” […], qui s’imaginait, comme les autres, que Caroline, toute jeune […], allait en quelque sorte, rester à sa place ».
Aucun de ces hommes n’est concerné par la moindre procédure disciplinaire visant à établir les faits en profondeur. Ni à ce moment ni plus tard. L’autorité académique, et en l’occurrence le vice-recteur du secteur sciences et technologie, Michel Devillers, choisit par contre de déplacer les protagonistes : les hommes cités par la commission d’enquête sont affectés à un nouveau pôle (ELI-X), tandis que Caroline Nieberding et Bertanne Visser sont mises « sous la tutelle » du président de l’Institut ELI. Elles ont pourtant décroché récemment des financements, leurs équipes s’agrandissent… Elles préfèrent dès lors revendiquer un « labo à elles », soit une plus grande autonomie de gestion, de budget et d’espace. (Virginia Woolf ne suggérait rien d’autre en 1929.)
L’idée ne passe pas du tout auprès des hommes de l’Institut. En juin 2021, lorsque se réunit son conseil, « elles sont venues avec leur présentation, mais personne ne leur a tendu un micro. On ne les entendait pas. J’ai demandé qu’on leur en donne un, mais des collègues masculins leur coupaient la parole, relate le climatologue Jean-Pascal van Ypersele, pointure du GIEC, alors professeur à l’Institut ELI et principale figure masculine à soutenir publiquement les deux biologistes. « Des mois plus tard, on a reçu le P-V du conseil. Il manquait leur présentation. J’ai suggéré des amendements, qui ont été acceptés à travers une procédure de vote très inhabituelle. Mais dans le P-V rectifié, à nouveau, les amendements n’étaient pas repris. Cela peut paraître anecdotique. En fait, cela illustre comment fonctionne une lutte de pouvoir. » Deux féministes demandent un espace de travail safe ? C’est non. Pire : le conseil de l’Institut place N. S. à sa tête. il devient aussi directeur du nouveau pôle de recherche ELI-X (renommé ELI-V) et de l’école de biologie. Les équipes de Caroline Nieberding et Bertanne Visser se retrouvent sous l’autorité d’un homme dont le comportement est reconnu comme problématique.
LICENCIEMENT EXPRESS
La première fois que nous interrogeons Caroline Nieberding et Bertanne Visser, nous en oublions presque de leur demander l’objet de leurs recherches scientifiques. Caroline Nieberding et son équipe étudient des papillons qui changent de couleur en fonction des saisons et sont de bons modèles pour comprendre comment le dérèglement climatique mène à l’extinction des espèces. Bertanne Visser se concentre sur des guêpes particulièrement charmantes – « les tueuses de masse de la nature », rigole-t-elle – qui ne grossissent jamais, quelle que soit la quantité de sucre ingérée. « Au quotidien, on lit, on pense beaucoup et on écrit, ce qui est super important puisque les publications sont la monnaie des scientifiques, poursuit Bertanne Visser. Une grande partie du travail consiste aussi à obtenir des fonds pour construire nos labos. Il s’agit d’imaginer de nouvelles façons d’étudier l’adaptation des insectes. Caroline est très forte pour cela. Elle a vraiment une capacité à pousser les frontières de notre domaine de recherche. »
En 2021, si elles demandent une intervention formelle de la médecine du travail (gérée à l’UCLouvain par le groupe CESI), elles essayent surtout de bosser correctement dans un environnement de travail insécurisant. Pour Bertanne Visser, cela requiert l’utilisation d’un appareil de spectrométrie de masse obtenu pour son équipe en 2020. Coût de la « pépite » : 87 000 € (65 000 € l’achat + les frais d’utilisation, de l’argent public). La chercheuse estime qu’il faut placer temporairement cette machine à Gembloux (ULiège), car le personnel y est déjà bien formé pour l’utiliser. L’UCLouvain s’y oppose, mais Bertanne Visser confirme le placement à Gembloux. Tout va alors très vite : l’Université licencie cette dernière pour « faute grave ». Cela malgré la procédure interne en cours au CESI, qui est censée protéger les employé·es de représailles. « En dépit du règlement, je n’ai pas non plus été entendue par le recteur Vincent Blondel. Ni avant ni pendant la procédure de licenciement », dénonce Bertanne Visser. Dans la foulée, l’UCLouvain attribue la machine à un autre professeur, en prétendant (à tort) dans un mail à l’ULiège que ce dernier est co-promoteur du projet de Bertanne Visser.
Selon nos informations, l’ancien recteur Vincent Blondel, aujourd’hui député régional et sénateur Les Engagés, a proposé au FNRS de mettre fin au contrat de recherche qui le lie à Bertanne Visser. Le conseil d’administration du Fonds refusera, jugeant la mesure disproportionnée. À la suite de ce licenciement express, l’ULiège accueille Bertanne Visser à Gembloux, en finançant au passage une nouvelle machine, et sauve ainsi une carrière scientifique féminine. Une exception dans ce dossier.
LES REPRÉSAILLES
Caroline Nieberding devra désormais travailler sans Bertanne Visser, mais elle bénéficie du soutien grandissant de Jean-Pascal van Ypersele, à qui l’on révèle de plus en plus de cas de harcèlement à l’UCLouvain. Après avoir multiplié les démarches confidentielles, notamment auprès du président du CA Jean Hilgers, le climatologue se tourne début 2022 vers les médias. Il parle d’abord à la presse flamande pour partager des témoignages particulièrement inquiétants sur le sexisme ambiant. Ensuite, il lâche ceci en avril de la même année chez RTL : « Des têtes doivent tomber à l’UCLouvain. » « Il a fallu cette sortie pour que je sois enfin reçu par Vincent Blondel, constate le climatologue. À peine arrivé dans son bureau, il me dit d’emblée : “Tu nuis à la réputation de l’UCLouvain.” Je trouve cela ironique quand on sait que quelques semaines plus tôt, le président de la République fédérale d’Autriche, en visite d’État en Belgique, préférait me rencontrer en privé au palais provincial de Wavre plutôt qu’à l’UCLouvain, car l’Université était associée à des scandales de harcèlement sexuel. »
Pendant ce temps, le recteur Vincent Blondel adopte une tout autre stratégie médiatique : la victimisation. « De grâce, portez plainte ! », implore-t-il au Soir, en février 2022, à l’attention des étudiant·es et des employé·es victimes de violences sexistes et sexuelles. Il dit aussi ceci : « L’idée que je puisse couvrir des faits est éprouvante. » Ces propos ont marqué les esprits. « C’était un renversement contraire à tous les principes féministes, commente une syndicaliste. Vincent Blondel qui se victimise du fait qu’on puisse penser qu’il s’en foute du vécu des victimes. »
À l’approche de l’été 2022, la tension est forte au sein de l’Institut ELI : des plaintes internes fusent. Sans explication, le vice-recteur Didier Lambert (docteur en pharmacie, VRPP depuis 2019) n’en retient qu’une seule : celle d’un autre biologiste, également professeur ordinaire, qui dénonce… Caroline Nieberding. Qu’a-t-elle encore fait ? Lui signaler par écrit qu’elle ne souhaite plus donner cours à ses côtés, vu ses commentaires sexistes par le passé à son égard – « cela caractérise ce qui est légalement défini comme du harcèlement sexuel », écrit-elle. Pour ce biologiste, le propos est mensonger et diffamatoire malgré qu’il s’agisse d’un e-mail adressé à lui seul. Il lui demande de se rétracter. Elle ne le fait pas. Il écrit à Didier Lambert. Et illico presto, le vice-recteur ouvre une procédure disciplinaire contre Caroline Nieberding.
Très concrètement, son emploi est menacé. Elle se tourne alors en urgence vers le tribunal du travail du Brabant wallon pour demander la suspension de cette procédure disciplinaire. Violaine Alonso, son avocate, souligne l’inégalité de traitement : depuis deux ans et demi, Caroline Nieberding écrit à ses supérieurs hiérarchiques, dont le vice-recteur, parce que sa situation ne cesse de s’aggraver. Mais lorsqu’un collègue masculin écrit par le même canal, la réaction est immédiate… Dans la plainte en référé, Violaine Alonso demande au juge brabançon de se prononcer sur le « harcèlement moral » et la violence au travail envers Caroline Nieberding, ainsi que sur le comportement de l’UCLouvain qui a l’obligation de veiller au bien-être de ses employé·es et de prévenir les situations de harcèlement au travail.
Le 7 octobre 2022, le tribunal brabançon tranche majoritairement en faveur de Caroline Nieberding. La violence au travail est retenue, pas le harcèlement. Le jugement ordonne l’annulation de la procédure disciplinaire. Il rappelle aussi que l’Institut ELI n’avait pas mis en place d’analyse de risques psychosociaux et que le personnel n’était pas formé à les gérer correctement. L’UCLouvain doit mieux protéger Caroline Nieberding sur son lieu de travail, demande la justice.
SEPT MOIS DE DÉCRÉDIBILISATION
Soulagement. Sentiment de justice. Respirer. Y croire. Ah non. Pas du tout. Sur-le-champ, l’UCLouvain annonce qu’elle ira en appel contre le verdict. Des voix internes l’invitent pourtant à sortir de cette affaire par le haut, soit le contraire de la réplique judiciaire : reconnaître la souffrance, s’excuser, réparer. Mais l’image de l’institution apparaît essentielle aux yeux de ses dirigeant·es.
En attendant la décision en appel, un portrait anti-féministe de Caroline Nieberding est répandu à Louvain-la-Neuve – il n’a pas disparu depuis. « Beaucoup de discours ont circulé sur le fait qu’elle ne serait pas une “bonne victime”. L’image de la dragonne, de la femme chiante, problématique au travail… », relate un membre du personnel scientifique. C’est la suite logique de la stratégie de décrédibilisation entamée au tribunal du travail au mois de septembre. À Wavre, l’avocate de l’UCLouvain, Carine Doutrelepont, avait consacré 90 minutes à la décrire comme une femme compliquée, une opportuniste empruntant le chemin du harcèlement « pour arriver là où elle a échoué par ailleurs ». Sa parole ne pouvait dès lors pas avoir de valeur…
Alors que l’année académique 2022-2023 est placée sous le signe du respect et de la lutte « contre toutes les formes de harcèlement et de violence de genre », les étudiant·es en biologie reçoivent, quelques semaines après le jugement du 7 octobre, un formulaire Google à remplir. Mal écrit, malintentionné : « Que pensez-vous des répercussions de l’affaire de Nieberding avec son travail au sein de l’UCL (prof, promotrice) ? » Le questionnaire a été créé par des étudiant·es, mais il aurait été demandé, selon des extraits de conversation écrites que nous avons pu consulter, par le doyen de la faculté des sciences Pascal Lambrechts. De nombreuses voix s’en offusquent d’ailleurs et soulignent les qualités de Caroline Nieberding. Le comité « Tulkens », qui évalue alors justement les dispositifs prévus contre le harcèlement et les violences de genre à l’UCLouvain – nous y reviendrons –, écrit au conseil rectoral et au CA de l’Université pour dénoncer cette « faute grave » et qui peut être interprétée « comme une mesure de représailles ou de rétorsion […], ce qui est formellement et expressément interdit par le Code de bien-être au travail ».
Puis, en mars 2023, l’ambiance s’alourdit encore au sein de l’ELI. Deux chambres climatisées, payées avec de l’argent public et utilisées par le laboratoire de Caroline Nieberding, sont endommagées. La biologiste réclame une enquête interne, qui aura lieu mais n’aboutira sur aucune plainte. La détérioration du matériel demeure inexpliquée. Elle empêchera de mener des recherches sur le terrain. En avril 2023, c’est la rupture : l’UCLouvain obtient la réformation du jugement qui lui était défavorable en première instance. La juge estime que « l’analyse du dossier […] ne permet pas de conclure ni de présumer que la professeure Nieberding est victime de harcèlement moral ni de violence au travail du fait de l’UCLouvain ». L’institution sauve sa réputation en écrasant une professeure. En arrêt maladie, elle n’est plus revenue travailler depuis un an et demi.
« Si Caroline Nieberding ne revient pas rapidement, sa carrière est à peu près terminée, s’inquiète Violaine Alonso, son avocate. Ne pas publier est catastrophique pour elle. L’Université le sait très bien. Or, il n’y a aucun mouvement au sein du nouveau rectorat pour remédier à cela, pour se dire “on est en train de perdre une professeure, faisons quelque chose”. » L’avocate et sa cliente estiment qu’elles tentent de débusquer des chemins de négociation, mais les deux parties ne s’entendent pas – et pendant ce temps, l’Université publie une annonce d’emploi pour un poste étrangement similaire à celui de la biologiste.
Gâchis ou liquidation préméditée ? Selon deux témoignages, le président de l’Institut ELI Marnik Vanclooster aurait annoncé dès 2021 que la carrière de Caroline Nieberding était terminée à l’UCLouvain. Elle se faisait déjà, petit à petit, éjecter de la pelouse universitaire. Jean-Pascal van Ypersele perçoit également des représailles dirigées contre lui, vu son rôle de lanceur d’alerte. Il cite, notamment, l’absence de soutien réel du rectorat à sa candidature à la présidence du GIEC en 2023, alors que l’UCLouvain avait profité du prestige du Prix Nobel de la Paix reçu par le groupe en 2007, lorsqu’il était membre de son bureau exécutif. Récemment, il s’est vu « contraint de changer d’institut au sein de l’UCLouvain pour poursuivre son travail pour le GIEC ».
Jean-Pascal van Ypersele : mis à l’écart sur le site de Louvain-la-Neuve, alors que sa fonction est financée par le gouvernement wallon. Bertanne Visser : récupérée in extremis par l’ULiège. Caroline Nieberding : anéantie, dégoûtée.
Les « dossiers » Nieberding et Visser ne sont pas des cas isolés. Depuis le printemps 2022, l’auditorat du travail du Brabant wallon s’inquiète de la façon dont l’UCLouvain traite les plaintes qu’elle reçoit du personnel – femmes et hommes. Une enquête basée sur une dizaine de plaintes individuelles devrait aboutir fin 2024 ou début 2025. Si les charges sont suffisantes, le dossier passera au tribunal correctionnel ou en médiation pénale. L’UCLouvain refuse de commenter cette enquête de l’auditorat, pour laquelle les autorités académiques ont été auditionnées par la police. L’Université refuse également de se positionner sur les dossiers de Caroline Nieberding et Bertanne Visser. « L’UCLouvain s’abstiendra de tout commentaire sur des dossiers individuels, par respect pour les personnes », nous répond systématiquement l’institution, puisque « certains de ces dossiers sont actuellement soumis à la justice. » Bertanne Visser attend un jugement en première instance pour son licenciement potentiellement abusif. Caroline Nieberding passera en cassation en 2025.
Aujourd’hui, si les femmes sont majoritaires au stade des études (55 %), elles disparaissent dès les doctorats. Au niveau des professeur·es ordinaires, l’UCLouvain n’en compte plus que 16 %. L’institution n’a pas encore produit d’études pour analyser la corrélation entre cette chute libre et les violences sexistes et sexuelles en milieu universitaire, enfin conscientisées et exprimées. Mais une chose est sûre : « Les universités perdent un potentiel très important à cause du sexisme. Former des chercheuses, ça coûte très cher. Le gâchis scientifique, académique, et donc sociétal, est immense », alerte, à l’instar de nombreux témoins rencontrés pour cet article, Françoise Tulkens, professeure émérite à l’UCLouvain, ancienne juge à la Cour européenne des droits de l’homme.
144 RECOMMANDATIONS ET PEU DE CERTITUDES
Cette pointure a été mandatée en 2022 par le recteur Vincent Blondel pour présider une commission d’expert·es qui a donc évalué les dispositifs contre le harcèlement et les violences de genre à l’UCLouvain. Ce comité « Tulkens » a adressé 144 recommandations très précises au rectorat de l’UCLouvain pour éliminer les violences de genre d’une université catholique six fois centenaire. Les 144 points suivent la logique des « 3P » de la Convention d’Istanbul : prévention, protection, poursuite. Concrètement, il s’agit de construire un environnement propice à l’émergence de signalements, protéger les lanceurs et lanceuses d’alerte, modifier les règlements disciplinaires pour condamner les auteurs.
Mais que fait l’UCLouvain de ce rapport ? Début novembre 2024, nous avons posé la question à Marthe Nyssens (pro-rectrice transition et société, docteure en économie sociale), à Florence Stinglhamber (vice-rectrice à la politique du personnel, docteure en psychologie) et à Sébastien Van Drooghenbroeck (prorecteur égalité, diversité et inclusion, docteur en droit). Tous les trois indiquent qu’un nouveau règlement disciplinaire dédié aux violences sexistes et sexuelles devrait être d’application pour septembre 2025. On sera alors deux ans après le rapport qui l’a suggéré.
Le rectorat actuel annonce un allongement du délai de prescription en cas de plainte interne – aujourd’hui, la règle très décriée le limite à six mois. « Quant à la plateforme Together, qui permet de signaler des faits de harcèlement ou de violences sexistes et sexuelles, elle a été réformée. Nous avons enregistré 49 signalements, qui ont mené à 6 plaintes formelles, 2 avertissements et 1 renvoi », comptabilise Marthe Nyssens.
Enfin, Florence Stinglhamber assure ainsi qu’elle traite correctement chaque plainte qui arrive dans sa boîte mail par un ou une employée qui cherche du soutien. Travaille-t-elle différemment que son prédécesseur, Didier Lambert ? Elle n’en sait rien. En fait, elle répond par la négative lorsqu’on lui demande si son travail est contrôlé. La confiance, donc. Le joli mot. En revanche, et malgré une grande insistance sur « la souffrance des victimes de violences sexistes et sexuelles », l’UCLouvain ne se prononce pas sur les parcours académiques déjà abîmés par le sexisme ambiant. Aucune proposition de réparation.
En attendant l’issue de son action, Caroline Nieberding affirme ne souhaiter qu’une chose : pouvoir exercer son travail « dans les mêmes conditions » que ses collègues, « sans subir d’humiliations ». L’institution l’aidera-t-elle à remettre son « petit poisson » à l’eau, et à reprendre le chemin de la recherche ?
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En 2025, l’UCLouvain célébrera son sixième siècle d’existence.
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En 2023, le rapport « Tulkens », interne à l’UCLouvain, définissait l’environnement universitaire comme suit : « Singulièrement marqué par une ségrégation sexuelle, tant horizontale (entre disciplines, métiers, statuts) que verticale (entre corps et fonctions), ancrée dans des “coutumes”, “cultures” et “traditions” tenaces de nature patriarcale ».
↩ -
Cet incident a aussi été relaté par le média Apache.be le 23 octobre 2023.
↩ -
Selon un mail interne produit par l’UCLouvain dans des conclusions déposées auprès du tribunal du travail du Brabant wallon (division Wavre).
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Notamment auprès du FNRS.
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Composé d’académiques, de représentants des scientifiques et du personnel administratif et technique, le conseil ELI est impliqué dans la gestion de l’Institut.
↩ -
Il est aujourd’hui rattaché avec son équipe de la "Plateforme wallonne pour le GIEC" à l’École polytechnique de Louvain, après avoir été « forcé de déménager hors d’ELI. »
↩ -
Selon l’application FNRS de la professeure Bertanne Visser.
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Comme l’a également écrit le Morgen le 16 mars 2024.
↩ -
Tandis que, dans le marchandage, l’UCLouvain choisit de perdre une chercheuse et de garder la première machine.
↩ -
Cfr les discours de rentrée de Vincent Blondel et Jean Hilgers, prononcés le 19 septembre 2022.
↩ -
Chacune coûte environ 14 000 €.
↩ -
Auxquelles s’ajoutent d’autres témoignages entendus par l’auditorat, parfois relatifs à des faits prescrits mais illustratifs des dysfonctionnements internes de l’UCLouvain.
↩ -
Le 23 septembre 2024, nous avons adressé des demandes d’interview à Vincent Blondel (ancien recteur), Didier Lambert (ancien VRPP) et Alexia Antenne (toujours administratrice générale de l’UCLouvain), sans réponse favorable de leur part.
↩ -
Elle a été critiquée, par le passé, pour être ambiguë quant à l’anonymat des victimes mais surtout de ceux qui recevaient les plaintes.
↩