Le succès à tout prix
Développement personnel
Enquête (CC BY-NC-ND) : Frédéric Moray
Illustrations (CC BY-SA) : Romane Armand
Enquête (CC BY-NC-ND) : Manon Mottard
Publié le
Médor a enquêté sur le séminaire de développement personnel « Les Clés du Succès », leader du marché en Belgique francophone. Loin de la bienveillance attendue ou annoncée, on y a découvert une immense « machine à fric » jouant sur les peurs et les aspirations secrètes des participants. Nos observations nous ont inspiré un guide pratique, un peu cynique : huit leçons pour exploiter les failles de vos clients en quête d’une nouvelle vie.
Il est 10 h, un vendredi matin de mai 2024. Les portes du Dome Eventhall, la salle de conférences privée du Docks, à Bruxelles, s’ouvrent. Sur la musique Happy de Pharrell Williams, les 500 participants, badge autour du cou et notebook dans les mains, sont salués par une allée de « wooshies », des bénévoles qui leur font des tope-là, sourire aux lèvres. Bienvenue aux 26es Clés du Succès, un séminaire de développement personnel orienté business, organisé par la société Es Sense, une entreprise bruxelloise fondée en 2013, qui emploie aujourd’hui sept personnes.
D’emblée, l’énergie est à son comble. Sur un écran géant, des phrases défilent : « Vous voulez une vie meilleure ? Vous voulez gagner plus d’argent ? Alors, tout le monde debout ! » En à peine cinq minutes, la salle se transforme en boîte de nuit. Les participants dansent, sautent, crient, entraînés par la musique électro commerciale tonitruante, le jeu de lumières stroboscopiques et les wooshies qui donnent le ton, en chantant et en frappant dans leurs mains. Ils sont partis pour trois prochains jours intensifs. Sur scène, l’Energy Manager, c’est comme ça qu’ils nomment leur chauffeur de salle, demande alors un tonnerre d’applaudissements « pour accueillir Messieurs Pierre Sornin et Etienne Van de Kerckhove ! »
Tels des rocks stars, les deux orateurs, les fondateurs d’Es Sense, entrent en piste. Pierre Sornin de Leysat, la cinquantaine d’années, a un look de surfeur australien. Cheveux blonds mi-longs, il porte un tee-shirt blanc à sa propre effigie : de dos, face à la mer, il a les bras grands ouverts tel un messie. Etienne Van de Kerckhove, la soixantaine, arbore un style plus classique : veste de costume bleu marine et chemise blanche. « Combien parmi vous ont envie de vivre trois jours de diiiiingue ? Bravo d’être là ! Bravo d’investir en vous ! Yes Yes ? ! Faites un high five à votre voisin en disant : c’est pour ça que je suis là ! » Dans cette énergie débordante, le duo rappelle sa promesse : nous livrer, en trois jours, quinze clés pour atteindre une vie de succès et ainsi réaliser tous nos projets rêvés.
Dans la salle, les participants ont dépensé des sommes très différentes pour être là. Certains ont payé le prix plein pour un accompagnement personnalisé à 1 289 €. Ils ont droit à un siège au premier rang, un encadrement de la part des coachs d’Es Sense et une rencontre avec les orateurs lors d’apartés en petits groupes. D’autres ont choisi la formule classique à 549 €. La majorité, enfin, a réussi à obtenir des réductions ou à être invitée gratuitement. Au bout des trois jours, beaucoup auront abandonné et nous retrouverons les « rescapés » épuisés, bouleversés et fascinés au point d’avoir dépensé d’autres sommes d’argent importantes. Que leur est-il arrivé ? Comment, en voulant devenir une meilleure version d’eux-mêmes, certains participants en arrivent-ils à s’endetter sur plusieurs mois ou plusieurs années, entraînés dans un engrenage dont ils n’ont pas conscience ? C’est la question qui a déclenché cette enquête.
Durant deux ans, Médor a rencontré des participants satisfaits et mécontents, interrogé 26 collaborateurs anciens ou présents de la société organisatrice des Clés du Succès et participé à deux séminaires en 2022 et 2024. Au total, c’est une centaine de témoignages que nous avons recueillis avec ce constat : cela fonctionne pour certaines personnes, elles vont avoir le déclic et se libérer de leurs freins. Par contre, d’autres s’endettent en achetant de nouvelles formations pour transformer leur vie. Sachant que s’ils n’y arrivent pas, selon les organisateurs, ils en sont « les seuls responsables ». En huit leçons, nous vous expliquons comment Es Sense a réussi à vendre un business « satisfait ou remboursé » en s’appuyant sur les rêves des clients.
Leçon n°1 : Mettre en confiance
« Je m’engage à… ?… 100 % ! », hurle la foule chauffée par les orateurs. « À combien ? 100 % ! ! ! ! Faites un high five à votre voisin en disant : I’m a success machine ! » Sur scène, Pierre Sornin et Etienne Van de Kerckhove nous présentent leurs belles références. Le premier raconte qu’il est un génie de l’informatique, reconverti en génie du coaching. Il dit avoir aidé les plus grandes sociétés belges dans leur management et avoir été millionnaire, avant de subir la crise du Covid. Médor a pu vérifier qu’il est fondateur ou administrateur de plusieurs sociétés internationales, dont une à Hong Kong.
Son associé Etienne Van de Kerckhove, millionnaire également grâce à l’immobilier, met en avant sa réussite en tant que CEO d’I.R.I.S., une société spécialisée dans la gestion de documents. Il a reçu le prix de l’Entreprise de l’Année en 2002. Un trophée décerné depuis 28 ans par le cabinet de consultance Ernst & Young (on dit aujourd’hui EY), en collaboration avec L’Écho, la BNP Paribas Fortis et WorxInvest. Etienne Van de Kerckhove enseigne aujourd’hui encore à la Solvay Business School (ULB). Il y présente un module de trois jours sur le leadership en soutien de l’Accelerated Management Program, une formation accélérée donnant des bases de gestion à de futurs managers.
Face à eux, un public composé de 500 personnes, des néophytes et beaucoup d’habitués qui viennent revivre l’expérience pour la deuxième, troisième ou quatrième fois. « Franchement, j’étais paumé à l’époque ! » Justin rit. « À 25 ans, j’étais ambitieux, je voulais créer ma première boîte. Mais j’ai raté mes études et je me suis retrouvé à faire des petits jobs. C’est mon père qui m’a invité dans ce séminaire. » Jean-Claude confirme : « J’avais adoré ma première expérience quelques mois plus tôt. Je pensais que ça pouvait l’aider, car il était fort déprimé. Moi-même, j’avais été invité par une amie la première fois. Elle m’avait envoyé un mail. À l’époque, il y avait une super-promo de 50 € pour une formation de trois jours au Heysel. Je me suis dit que je ne risquais pas grand-chose. »
Leçon n°2 : Épuiser et déstabiliser. Yes Yes ?
L’ambiance survoltée de ce séminaire désarçonne pourtant un grand nombre de participants. « C’est quoi ces tarés ? ! J’avais envie de rentrer chez moi, se rappelle Nathalie, autrice et coach de 61 ans. Je suis restée uniquement parce que mon amie avait réservé une chambre d’hôtel pour nous à Bruxelles et que je ne voulais pas la planter là. »
Pour rester, il faut résister, car, outre cette ambiance, les journées sont longues. Très longues. De 9 h à 23 h, les participants sont enfermés dans une salle sans fenêtre. Leurs pauses sont courtes, mais les orateurs rappellent qu’« à un moment, il faut faire des choix dans la vie. Si c’est plus important d’aller manger que votre développement personnel, c’est que vous ne le voulez pas vraiment… C’est votre choix de choisir votre développement personnel ou votre bide… Voyez le message que vous envoyez clairement à l’univers ! Yes Yes ? »
Pas le temps de manger, peu de temps pour dormir (à ses frais). Le public est prié de rester bien éveillé et réactif. Les moments calmes succèdent aux instants d’euphorie. Pierre et Etienne, en bons GO, alternent des méditations et des séances d’hypnose collectives. Interpellé en permanence, le public doit les suivre en criant des déclarations positives ou en répétant les « Yes Yes » que les orateurs leur imposent. « Est-ce que vous voulez vraiment créer un futur meilleur ? Yes Yes ? Si vous vous conditionnez comme on vous l’apprend, vous aurez les résultats. Mais pour ça, il y a deux fondamentaux : y croire et le vouloir vraiment. Yes Yes ? »
Leçon n°3 : Responsabiliser : si on a pu, vous devez !
Chaque séminaire commence par le storytelling personnel des deux orateurs. Pierre Sornin et Etienne Van de Kerckhove nous plongent dans leurs plus profondes blessures. Entre deux moments d’euphorie, Etienne Van de Kerckhove explique que sa mère biologique l’a abandonné et Pierre Sornin raconte que sa femme s’est défenestrée lorsque son fils avait 2 ans. L’assemblée qui lançait des « Yes Yes » trois minutes auparavant est, d’un coup, silencieuse. Mais heureusement, ils ont dépassé ces drames et se sont reconstruits. Ils annoncent vivre désormais une vie extraordinaire. Preuves à l’appui : Pierre Sornin montre des photos de plages paradisiaques en Thaïlande où il habite désormais ; Etienne Van de Kerckhove nous décrit sa villa de Roquefort-les-Pins dans le sud de la France, ses trois fils et ses vacances à Bora-Bora.
« Pierre et Etienne arrivent à se mettre à notre niveau, ils racontent leurs galères. » Jean-Claude et son fils Justin ont été touchés. « Ils ont connu les pires difficultés et maintenant ils nagent dans les millions ! Cela donne un espoir : d’autres s’en sont sortis. Pourquoi pas nous ? » Un discours qui fait mouche et qui a pour effet de culpabiliser. « Mais si nous on a pu le faire, vous pouvez tous le faire ! », clame Pierre Sornin à la salle. Car qui n’a pas connu des moments de vulnérabilité dans sa vie ? La perte d’un être cher, un mariage raté, un échec professionnel, etc. Le message derrière ce discours typique du développement personnel, c’est que, quelles que soient ces épreuves, vous ne devez pas vous laisser abattre. Il en va de votre responsabilité. Pour accéder, malgré tout, à une vie de succès, il faut « casser ses croyances limitantes ». Après les avoir identifiées, il est demandé aux participants de les partager à leur voisin de séminaire, idéalement un ou une inconnue. L’objectif est d’affronter ces obstacles qui empêchent d’avancer vers nos projets. Des confidences sont parfois très intimes et douloureuses. Certains n’hésitent pas à partager des abus dont ils ont été victimes, des traumas de leur enfance.
« Tout cela sans encadrement », regrette Eve, qui a collaboré pendant de nombreuses années avec la société Es Sense. « Le but est que les participants vomissent leur manque de succès. Qu’ils comparent leurs échecs à la réussite de Pierre et Etienne. Et, évidemment, les formations qu’Es Sense proposera par la suite pour transformer leur vie seront la solution à tous ces problèmes. »
Leçon n°4 : Explorer les peurs
Pour remplacer ces « croyances limitantes » en pensées positives, les orateurs proposent neuf exercices de reconditionnement. Il s’agit de hurler à ses croyances limitantes de « dégager », de s’en moquer en riant, d’écrire une lettre à la personne qui vous a transmis ces croyances, de bêler en affirmant qu’on n’est pas des moutons. Et puis, il y a des exercices plus spectaculaires comme celui des déclarations où, en chœur, la foule proclame comme une profession de foi : « Je crée mon succès et la vie dont je rêve… Je m’attire tout le temps des affaires en or… Je mérite ma vie et mon succès, car j’apporte une plus-value aux autres… »
Plusieurs de ces exercices explorent aussi les peurs des participants. L’objectif est de les affronter pour en sortir renforcés. Marie prend la parole devant tout le monde durant le séminaire : « J’ai une peur que je traîne depuis 15 ans, j’ai fait un burn-out et ça s’est déclenché sur l’autoroute. C’est très impactant, comme je suis commerciale. J’ai peur du trafic, j’ai peur de mourir. » Pierre n’hésite pas alors à faire du coaching en direct. « Quand vous avez identifié votre peur, fermez les yeux et demandez à votre inconscient de visualiser le danger. Ensuite, définissez un objectif avec votre inconscient, qui soit aligné avec vos valeurs. » Yuri, l’un des premiers associés de Pierre Sornin au sein d’une précédente société, décrypte : « C’est une technique très connue qui s’appelle le reconditionnement. » Prof de golf et coach, Yuri maîtrise ces ficelles : « Je t’ai fait peur et toi tu m’as confié tes faiblesses, donc je vais pouvoir te rassurer. Et à chaque fois que tu iras mieux, je te referai peur puis je te proposerai une autre solution. Et là, je te tiens pendant cinquante ans. Tu deviens mon tiroir-caisse. Mais ça n’aide pas les gens, ils ont toujours les mêmes craintes. »
Au bout des trois jours de séminaire, les participants sont invités à réaliser un ultime exercice pour les aider à franchir un dernier palier. Un exercice un peu périlleux pour lequel les bénévoles font signer aux participants une décharge de responsabilité en cas d’accident. Tout contribue à rendre l’atmosphère pesante et stressante. Sans le dévoiler, on peut raconter que les participants sont terrorisés à l’idée de ce qu’ils vont devoir accomplir. Ils sont encouragés aux cris de « woosh, woosh, woosh… ». « Oui, bien sûr qu’on parle beaucoup de peurs et de croyances bloquantes, nous confirme Etienne Van de Kerckhove. Si vous voulez entreprendre et créer une boîte, bien sûr qu’il y a du danger. Nous apprenons aux participants à détecter leurs peurs et à travailler dessus avant d’être dans l’action. Car la peur dans l’action n’est pas une émotion utile. Il ne s’agit en rien d’une manipulation pour leur vendre des formations. D’ailleurs, il n’y a plus de ventes après le dernier exercice auquel vous faites référence. »
Leçon n°5 : Vendre des opportunités en or
Pourtant, si l’objectif des trois jours de séminaire, c’est de créer « un monde meilleur pour soi, pour les autres et pour la planète », business is business. Durant les quarante heures de séminaire, cinq sont consacrées à la vente de diverses formations, dont deux rien que pour le programme phare d’Es Sense : le pack Kairos, un ensemble de quatre formations étalées sur deux années. Pierre Sornin et Etienne Van de Kerckhove annoncent des prix extrêmement élevés avant d’appliquer des réductions irrésistibles : « Au lieu de 36 220 €, nous vous proposons le Kairos à 9 345 €. Mais cette offre est limitée dans le temps ! » Cette ficelle est grosse comme une maison, mais, sous nos yeux, elle fonctionne. Dans un nuage de confettis dorés, des dizaines de personnes se lèvent et achètent le pack. Edouard, un entrepreneur bruxellois, se marre : « On était les premiers à courir au fond de la salle pour avoir un Kairos en solde. Quand j’y pense, c’est énorme. » Nous avons parlé de ces ventes avec de nombreux participants. Tous n’ont pas trouvé ce moment si fun. « J’ai été témoin d’achats irrationnels, nous confie Eve, l’ancienne collaboratrice d’Es Sense. J’ai vu des gens qui s’endettent de manière compulsive. Vous n’avez pas les 10 000 € ? On vous propose un étalement du paiement ; on vous incite à demander la somme auprès d’un parent, d’un ami. »
Dans la salle, les wooshies et des coachs travaillant pour Es Sense sont aussi là pour ça. Connaissant nos faiblesses, ils nous conseillent au mieux. Avec un argument de vente imparable : « Si tu appliques la méthode, tu récupéreras cet argent au quadruple. Satisfait ou remboursé », assure Etienne Van de Kerckhove. Un slogan qu’il a notamment rappelé sur le plateau de l’émission télévisée de la RTBF « On n’est pas des pigeons ».
Leçon n°6 : Créer des agents du système
Selon les chiffres d’Es Sense, sur les 26 000 participants aux Clés du Succès en 27 éditions, 2 000 auraient acheté le pack Kairos. Ils ont par la suite accès à un catalogue de formations qui semble infini : Maîtriser votre audience, Inside/Out, Master Trainee, Master Coach, Mission le Million, Découvre-toi, Partage ta passion et gagne gros, etc. Comptez entre 5 000 et 10 000 € par formation. Certains témoins nous ont confié avoir dépensé jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros dans ce dédale de formations.
Mais pour nous aider à financer toutes ces formations, Pierre Sornin et Etienne Van de Kerckhove mettent en avant une solution : ils proposent à leurs clients de devenir des vendeurs. Ces ambassadeurs, comme ils les appellent, peuvent toucher des commissions s’ils ramènent de nouvelles recrues aux Clés du Succès. Le taux de commissionnement de base est de 25 % par place vendue. Et ça monte. Si vous vendez entre 26 et 30 places, vous toucherez 50 % de commissions. Et si ces nouvelles recrues achètent un pack Kairos, vous toucherez encore des commissions supplémentaires.
L’inspection du Service public fédéral (SPF) Économie s’interroge sur cette pratique. « Deux procès-verbaux ont été transmis au parquet de Nivelles, en décembre 2023 et juin 2024, concernant ce système d’ambassadeurs chez Es Sense, confirme Etienne Mignolet, le porte-parole du SPF Économie. La frontière est très mince entre le marketing multi-niveau qui est légal et les systèmes pyramidaux illégaux. » Dans le premier cas, les rémunérations promises sont principalement financées grâce aux bénéfices générés par la vente de biens ou de services à des consommateurs extérieurs au système. Quant aux systèmes pyramidaux interdits, ils sont principalement basés sur le recrutement, en générant des bénéfices au sein du système grâce aux paiements des nouveaux membres. « Déterminer si un système est pyramidal, cela relève du pouvoir d’appréciation des tribunaux et s’apprécie au cas par cas », ajoute Etienne Mignolet.
« Nous avons bien reçu la visite de l’inspection du SPF Économie. Mais nous ne savons pas ce qu’ils nous veulent, répond Etienne Van de Kerckhove. Concernant le système des ambassadeurs, il nous semble normal que des clients qui nous aident à trouver d’autres clients soient récompensés. Il n’est pas question de commission sur commission sur commission. Cela se passe en direct entre nous et eux. »
Leçon n°7 : Jongler avec les limites légales
Dans le cadre d’un autre dossier, plusieurs témoins nous ont raconté leur surprise d’avoir reçu la visite d’une inspectrice de l’inspection économique et sociale de la Région wallonne, en 2020. Elle souhaitait vérifier l’usage de chèques-entreprises chez Es Sense. Un dispositif qui permet aux entrepreneurs de se faire rembourser pour des séances de formation. Toutefois, celles-ci doivent se faire en individuel et non en groupe, comme lors des séminaires « Les Clés du Succès ». Jean-Claude se souvient : « Pour vendre les formations, un argument choc a circulé dans la salle : les formations sont déductibles à 50 % via des chèques-entreprises. Je me suis dit “bon OK, effectivement allons-y !” Sans ce subside, jamais je n’aurais acheté ce programme. » Une quarantaine de dossiers auraient ainsi été rentrés auprès de l’administration par Es Sense. « Quelques mois plus tard, une enquêtrice de l’inspection économique et sociale m’a contacté, dit un participant aux séminaires. C’était un interrogatoire assez brutal. J’ai dit les choses telles qu’elles étaient. Je n’ai pas voulu frauder quoi que ce soit. J’ai fait ce que Es Sense m’a expliqué. »
Etienne Van de Kerckhove nie fermement avoir utilisé ces chèques-entreprises comme argument de vente. « Personne n’a jamais pu démontrer que nous avions incité nos clients à acheter nos formations parce qu’il y avait des chèques. Jamais. » Il reconnaît toutefois une méprise concernant l’utilisation de ces chèques. « Mais, à ma connaissance, personne n’a jamais reçu une demande de remboursement, ni nous ni nos clients. J’en conclus, avec les années qui passent, que ce dossier n’a pas dû être considéré comme un gros problème puisqu’il n’y a aucune poursuite. Il n’y a pas d’instruction judiciaire. Je le saurais. »
Selon nos informations, la Région wallonne a transmis un procès-verbal au parquet de Nivelles quant à un usage potentiellement abusif des chèques-entreprises, dès 2020. Le parquet de Nivelles nous a confirmé être saisi, mais n’a pas souhaité faire d’autres commentaires quant à l’état d’avancement de la procédure judiciaire.
Leçon n°8 : Ne pas avoir de comptes à rendre
« 99 % des participants qui respectent entièrement notre méthode atteignent leurs objectifs, disent Pierre Sornin et Etienne Van de Kerckhove. Nous leur donnons un plan d’action très précis. Mais pour que la garantie puisse être invoquée, le client doit avoir respecté rigoureusement la méthode enseignée dans chaque formation. Personne n’a jamais sollicité ce remboursement. » Pour analyser les succès en affaires des adeptes des séminaires d’Es Sense, Médor s’est procuré un listing datant de 2018. Sur ce document, qui ne peut nous servir qu’à titre indicatif, on peut analyser que 65 participants avaient déjà une société cette année-là ou qu’ils en ont créé une au cours des douze mois suivants. Nous avons épluché les comptes de ces sociétés de 2019 à 2023 : un tiers d’entre elles enregistrent des résultats à la hausse et un tiers d’entre elles ont disparu ou semblent en difficulté. Des chiffres tout à fait normaux dans le paysage des entreprises belges si l’on se réfère aux statistiques officielles fournies par Statbel, qui indiquent que le taux de survie à cinq ans des entreprises créées en 2018 est de 64 %. La magie Es Sense n’aurait-elle pas eu l’effet escompté ? Pierre Sornin et Etienne Van de Kerckhove ont leur réponse : « Ils n’ont pas appliqué la méthode. C’est malheureux, mais il y en a toujours qui abandonnent en chemin. »
En analysant les données comptables de la société Es Sense, on est en droit de se demander si Etienne Van de Kerckhove et Pierre Sornin ne se sont pas également abandonnés en chemin. Depuis 2020, les bilans de leur société sont tous dans le rouge et les deux fondateurs ont dû réinvestir chacun 200 000 € en 2022. L’argent s’envole chez Es Sense. Mais cela ne les empêche pas de terminer les séminaires en chantant Jean-Jacques Goldman à tue-tête : « J’irai au bout de mes rêves, tout au bout de mes rêves, où la raison s’achève… »
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Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Si cet article vous a intéressé(e), vous pouvez poursuivre l’aventure des Clés du Succès en écoutant le podcast « Le piège : dans les coulisses du développement personnel », par les mêmes auteurs, sur Auvio.
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Les wooshies sont des bénévoles qui ont précédemment participé au séminaire et qui viennent encadrer les nouveaux participants. Les néologismes sont fréquents au sein de cette organisation.
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Fondateurs de la société en 2013, Pierre Sornin de Leysat et Etienne Van de Kerckhove ont démissionné de leur mandat d’administrateur en décembre 2023.
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Nous avons pu vérifier qu’il a notamment coaché José Zustrassen (co-fondateur de Skynet et de Keytrade), Marc Vossen (ex-CEO de NGroup : Nostalgie, NRJ, Chérie Belgique) ou encore Marc Filipson (fondateur et patron de la librairie Filigranes).
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Même si la plupart de nos témoins ont accepté de raconter leur histoire à visage découvert, nous avons préféré les anonymiser.
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