Archives en péril

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Margaux Dinam. CC BY-NC-ND.

Peu d’élus locaux archivent leurs documents pour les transmettre aux successeurs. Leur conservation est pourtant gage de démocratie et de transparence. Et de préservation d’un patrimoine commun.

« Quand un élu local quitte son mandat, dans son bilan, il dit : “Regardez mes rues, mes écoles”, il ne dit pas : “Voyez mes belles archives !” » Thierry Delplancq, archiviste à la Ville et au CPAS de La Louvière, sourit en tournant les pages d’un vieux registre de population. Il pointe ces visages jaunis et ces noms tracés à la plume, rangés depuis des décennies sous les voûtes en briques des caves de l’hospice Plunkett de Rathmore, du nom de cet Irlandais qui fonda, en 1859, un refuge pour les mineurs invalides et leurs veuves. C’est dans cette bâtisse austère, datant du temps des charbonnages dans la région du Centre, que La Louvière a installé ses archives. Des kilomètres de rayonnages s’y entassent jusqu’au grenier. L’histoire de la cité ne se résume pas à ces cartons alignés. Elle s’incarne aussi dans ces plaques de monuments aux morts sauvées d’une destruction, dans cet ancien uniforme de la police ou dans cette louve empaillée, pour toujours aux aguets dans sa vitrine. L’emblème de La Louvière veille sur son patrimoine.

Toutes les entités de Bruxelles et de Wallonie ne sont pas dotées d’une réserve d’archives aussi fournie. Loin de là… L’Association des archivistes francophones de Belgique (AAFB) a réalisé une étude auprès des 281 communes et CPAS, via l’envoi d’un questionnaire en ligne. Sur les 562 institutions, 135 ont répondu. Et leurs réponses n’ont pas rassuré les auteurs de l’enquête : seuls 55 % des communes et 32 % des CPAS sont dotés d’un service d’archives ; 23,4 % des communes et 17,8 % des CPAS conservent les documents d’au moins un mandataire local. « Or, les archives des mandataires locaux peuvent se révéler essentielles et compléter les dossiers des administrations, commente Florian Delabie, administrateur de l’AAFB. Elles sont aussi le reflet du travail du mandataire et sont, par leur conservation, les témoins d’une volonté de transparence et de contrôle démocratique. »

Les archives des bourgmestres, échevins, conseillers communaux et présidents de CPAS se composent de dossiers administratifs, de documents liés au fonctionnement des cabinets (PV, directives, etc.), de dossiers des projets réalisés, de leurs campagnes de communication, de correspondance, de photographies ou encore d’invitations. Or, actuellement, aucune législation, qu’elle soit fédérale, wallonne ou bruxelloise, ne reconnaît le statut public de cette production des mandataires politiques locaux. Celle-ci étant considérée comme privée, ces élus ont le choix de son sort : la destruction, la conservation chez eux, l’abandon sur place ou le versement dans un service d’archives publiques ou privées. « Dans la majorité des cas, les trois premières options sont privilégiées, entraînant une perte importante », souligne Florian Delabie.

Pourquoi si peu d’élus locaux transmettent-ils leur « production documentaire » à leur successeur ? Feraient-ils de la rétention d’information, en mode « démerdez-vous ? « Cela peut arriver, répond Thierry Delplancq. Mais, bien souvent, ils ne comprennent pas l’importance de certains documents ou ignorent comment organiser leurs archives. Or, elles sont souvent essentielles pour ne pas réinventer la roue dans les décisions, dans un projet urbanistique par exemple. » Ce passionné – il fait tous les jours la navette depuis Bruxelles – aide les élus à sélectionner leurs archives. « Histoire de ne pas recevoir des caisses à bananes remplies de bazar après les élections. Mais c’est comme quand on fait le tri chez soi, il faut choisir ce que l’on garde. On a tous plutôt envie de conserver les photos où on n’est pas trop moche. »

Au-delà de leur travail de sensibilisation des mandataires, les archivistes sont confrontés à un défi de taille : la numérisation des documents, en prenant en compte la diversité des supports, la cybersécurité et les règles de préservation de la vie privée. Côté francophone, voire à l’échelle fédérale, on n’est nulle part : « À l’heure où l’on se lance à corps perdu dans des processus de dématérialisation des services publics, aucun texte ne permet de couvrir ni d’encadrer l’ensemble du cycle de vie d’un document numérique, commente Florian Delabie. Sur le terrain, les bonnes volontés ne manquent pas, mais il n’existe aucune impulsion ou volonté politique de voir des solutions pragmatiques se mettre en place. »

Avec son Digitaal Archief Vlaanderen, la Flandre, elle, a bien compris les enjeux – notamment nationalistes et institutionnels – liés à la conservation de l’information. D’autant que la note du formateur gouvernemental Bart De Wever, dans la foulée des élections du 9 juin 2024, a proposé une régionalisation des institutions scientifiques. Parmi lesquelles les Archives de l’État, qui supervisent celles des communes et des provinces. Les verra-t-on bientôt scindées en deux, à l’image du partage de la bibliothèque de Louvain, il y a près de 55 ans ?

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